A Amed, l’écocide continue dans les jardins de Hevsel.

Jan 7, 2023A la une, Actualités, Ecologie

Les politiques coloniales de l’État turc dans les régions kurdes se traduisent notamment un écocide systémique. La nature est prise pour cible, source à la fois de profit et enjeu politique. Les jardins de Hevsel à Amed, pourtant classé au patrimoine de l’UNESCO, sont un exemple emblématique de ces destructions. Et de nouveau, fin décembre 2022, ils sont attaqués par les pelleteuses. 

En cette fin d’année 2022, un soleil d’hiver inonde d’une lumière jaune les jardins de Hevsel, en contrebas des remparts en basalte noir de Sur, la vieille ville d’Amed (Diyarbakır dans la langue de l’occupant turc). Perché à leur sommet, le regard embrasse les champs qui s’étalent en pente douce jusqu’au fleuve Dicle (Tigre) qui serpente en contrebas. Les champs boueux alternent avec d’autres en culture, rectangles d’un vert lumineux et croquant, et avec le gris des carrés plantés de fins peupliers qu’on coupe jeunes pour la construction. Quelques fumées bleues de branchages encore verts qu’on brûle s’élèvent, verticales. Mais une couleur incongrue attire soudain l’oeil. Un jaune agressif, celui des engins de chantier. Un champ en bordure de fleuve est en train d’être nivelé par deux pelleteuses, tandis que plus loin, une autre fouille les entrailles du fleuve pour en extraire des pelletées de sable et de gravier qu’elle dispose au milieu de son flot, formant peu à peu un barrage qui l’étrangle et l’oblige, peu à peu, à infléchir son cours.

Autrefois les jardins de Hevsel nourrissaient la ville. Si ils ne remplissent plus cette tâche, ils figurent depuis 2015 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, tout comme les remparts de la ville et le lit du fleuve. Leur histoire est vieille de plus de 8 millénaires, et on y compte jusqu’à plus de cent espèces végétales, de nombreuses sortes de poissons, et près de 187 espèce d’oiseaux d’après des recherches menées par l’université de Dicle. C’est aussi la zone de peuplement des tortues de l’Euphrate, une espèce endémique, qu’on trouve jusqu’en Irak.

« pas un seul clou ne peut être planté ici sans l’autorisation de l’UNESCO et de l’ICOMOS, mais ils peuvent quand même autoriser la municipalité à prélever du sable avec des pelleteuses »

Pourtant, l’administrateur d’État qui siège désormais à la mairie de Sur depuis le limogeage de ses maires légitimement élu.es au nom du HDP vient d’autoriser des engins de chantier à y pénétrer et à déchirer la terre et l’eau de leurs pelles d’acier. Les destructions transforment des terres cultivables en zones constructibles, et, plus grave encore, menacent d’altérer le cours du fleuve.

La branche d’Amed de la Chambre des architectes (TMMOB) a aussitôt réagi à cette attaque, et s’est rendue sur place pour constater l’ampleur des dégâts. Ferit Kahraman, son coprésident, a déclaré qu’ils allaient entamer une procédure judiciaire contre les autorités ayant donné leur aval aux destructions. Le Barreau de Diyarbakır a également déposé une plainte pénale contre les personnes impliquées dans l’enlèvement de sable et de gravier par les équipes de la municipalité de Sur.

« En ce moment, une zone naturelle urbaine protégée et un paysage naturel sont transformés en une zone à louer. Des équipements lourds et des camions détruisent ces sites naturels et le lit des rivières. Ces destructions vont porter atteinte à la faune et à la flore. » enrage Ferit Kahraman. « Avec stupeur, nous demandons combien de temps ces destructions vont durer et ce que ces travaux inconscients vont apporter. Nous exigeons que les responsables soient punis et que les destructions soient stoppées.« 

Doğan Hatun, coprésident de la Chambre des ingénieurs des mines, raconte que lorsqu’ils sont venus inspecter le site de destruction, des fonctionnaires du département de la protection de l’environnement de la municipalité métropolitaine de Diyarbakır étaient également présents sur place. Ils ont expliqué que la municipalité de Sur leur avait demandé l’autorisation de prélever du sable et du gravier dans le lit de la rivière, mais qu’ils n’y avaient pas prêté beaucoup d’attention. L’ingénieur souligne ironiquement avoir alors constaté à quel point les responsables de la municipalité étaient sensibles à la nature, à la culture et au patrimoine de la ville, et ajoute : « Cet endroit est inscrit au patrimoine culturel historique de l’UNESCO et si pas un seul clou ne peut être planté ici sans l’autorisation de l’UNESCO et de l’ICOMOS, mais ils peuvent quand même autoriser la municipalité à prélever du sable avec des pelleteuses et des camions au hasard. Ils ont décidé d’eux-mêmes d’accorder cette autorisation« .

La véritable autorité appartient au peuple, rappelle M. Hatun : « Le véritable propriétaire de la ville est le peuple, pas les municipalités. Puisqu’elles n’ont pas pour objectif de protéger cette ville, elles peuvent modifier au hasard le lit de la rivière avec des équipements lourds. Si aucun voix ne s’élève, ils transformeront cet endroit en une zone de location pour leur profit.« 

Ces destructions s’inscrivent dans un plan plus large des administrateurs d’État et de l’AKP visant à transformer la zone naturelle des jardins de Hevsel en rente économique. En 2016, elle a été déclarée « zone de projet spécial » en 2016, ouvrant la porte aux promoteurs. Des travaux de construction ont eu lieu ces dernières années : cafés, routes et une terrasse d’observation. « Le site du pont « ön gözlü » en a été la première étape. Autour du pont, monument historique en aval des jardins de Hevsel, l’État a fait des berges du fleuve une zone commerciale. Il bénéficie d’une rente sur tous les cafés et restaurants. La mosquée, la route et tous ce que vous pouvez voir derrière, c’est son oeuvre. La situation des jardins de Hevsel est le résumé à l’échelle microscopique des politiques sur l’eau au Moyen-Orient. Pour donner un exemple, le fleuve Tigre n’a pas de statut selon la législation turque, ce n’est pas un fleuve, pas une rivière, pas un lac, officiellement il n’a pas de nom. N’ayant aucune reconnaissance, vous ne pouvez rien faire pour le préserver. Cette stratégie a permis à l’État d’en faire une source de rentabilité. » explique un activiste du mouvement écologiste de Mésopotamie, qui lutte contre l’écocide en cours dans les régions kurdes.

Garo Paylan, député du HDP de Amed, a inscrit le 27 décembre 2022 à l’ordre du jour du Parlement les travaux d’excavation effectués par la municipalité de Sur dans les jardins du Hevsel et le lit du Tigre, et a interpellé le ministre de la Culture, Mehmet Nuri Ersoy. Soulignant que l’excavation, qui serait effectuée pour prélever du sable et du gravier dans le lit de la rivière, occasionne la destruction de l’endroit, il a posé à Ersoy les questions suivantes :

« 1. Les excavacations dans les jardins du Hevsel de Diyarbakır sont-elles connues de votre ministère ?

2. Votre ministère a-t-il mis en place des actions visant à protéger les jardins de Hevsel et la vallée du Tigre, et si ce n’est pas le cas, allez-vous travailler dans ce sens ?

3. Y a-t-il une enquête sur la destruction des jardins de Hevsel, et si non, y aura-t-il une enquête ?« 

Les destructions en cours dans les jardins de Hevsel font partie d’une stratégie plus générale de guerre de l’eau menée par la Turquie et sont une déclinaison de l’écocide mené au Bakur par l’état turc. Tout le long de son cours, le fleuve est tour à tour étouffé par la pollution des carrières de gravier ou de sable et par les barrages qui étranglent son flot et noient des lieux historiques, comme le village de Hasankeyf près de la ville de Batman. A travers le contrôle de l’eau des rivières et de leurs berges, l’État poursuit à la fois des visées économiques, transformant la nature en source de profits. Mais aussi politiques, pour contrôler le terrain et les mémoires dans une région où l’histoire est un champ de bataille.