Business as usual : opération « Claw-Lock » et politique intérieure en Turquie

Juil 15, 2022A la une, Actualités

Le 18 avril 2022, la Turquie a lancé l’opération Claw-Lock, visant les positions du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) à Zap, Metina et Avashin, dans la région autonome kurde d’Irak dirigée par le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK). Cette opération s’appuie sur les opérations Claw-Lighting et Claw-Thunderbolt de l’année dernière, qui visaient les mêmes régions. Le chercheur Cengiz Günes revient sur cette stratégie dans un article publié par le Kurdish Peace Institute le 17 mai 2022.

De violents affrontements entre les guérilleros du PKK et les soldats turcs ont eu lieu à 10 ou 15 kilomètres de la frontière turque. Les médias pro-gouvernementaux turcs ont laissé entendre que les soldats turcs pourraient pénétrer jusqu’à 50 ou 60 kilomètres à l’intérieur du territoire du GRK dans le cadre de l’opération. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a déclaré que son objectif était de « nettoyer complètement la zone de Zap » et de sécuriser les frontières de la Turquie.

« L’opération Claw-Lock, menée par l’armée turque contre les montagnes du Kurdistan irakien arrive à point pour servir les intérêts intérieurs d’Erdogan. »

Cette politique a intensifié et étendu le conflit au niveau international, poussant les combats en Irak et en Syrie. Elle s’est également avérée être un investissement rentable pour la politique intérieure du gouvernement d’Erdogan, facilitant son alliance avec des nationalistes acharnés dans l’armée et le parlement et permettant la militarisation de la politique intérieure en Turquie. Ces développements ont permis à Erdogan d’atteindre une base électorale religieuse-nationaliste plus étendue, de regagner sa majorité parlementaire en novembre 2015 et de consolider son règne autoritaire.

En l’absence d’idées nouvelles et d’une véritable volonté de s’attaquer aux problèmes multiples et complexes du pays, une réponse militaire à la question kurde est la méthode déjà éprouvée qu’Erdogan utilise pour manipuler la politique intérieure à son avantage. Les opérations militaires transfrontalières comme Claw-Lock sont un élément clé de cette stratégie.

L’escalade du conflit avec le PKK a fourni les conditions parfaites pour que le gouvernement d’Erdogan intensifie sa répression du Parti démocratique des peuples (HDP) et détruise sa base institutionnelle au niveau local. Le HDP est visé parce qu’il a contesté avec efficacité l’autoritarisme d’Erdogan et est apparu comme le principal obstacle à la consolidation de son « One Man Rule ».

« L’opération Claw-Lock est un exemple de l’approche « business as usual » menée ces dernières années par la Turquie sur la question kurde. Après l’échec des pourparlers de paix entre le gouvernement et le PKK à l’été 2015, Erdogan a abandonné la diplomatie pour résoudre ce conflit vieux de plusieurs décennies au profit d’une solution militaire. »

Depuis 2016, le gouvernement d’Erdogan a emprisonné des milliers de militants et de représentants du HDP, notamment des députés et des maires. Il a également suspendu la démocratie locale dans les provinces à majorité kurde en remplaçant les maires élus du HDP par des « administrateurs » nommés par l’État (kayyum en turc) pour des motifs supposés de « lutte contre le terrorisme ». La Cour constitutionnelle de Turquie examine actuellement une affaire visant à fermer définitivement le HDP et à interdire à quelque 500 de ses membres de prendre part à la vie politique.

Le discours « antiterroriste » est devenu si dominant dans la politique turque qu’il reste peu de place pour l’opposition aux pratiques antidémocratiques du gouvernement. Par conséquent, la répression du HDP a été peu contestée au niveau national ou international. Les sondages d’opinion montrent que le HDP conserve son soutien électoral, mais la répression a réussi à repousser le parti et les idées politiques qu’il représente aux marges de la politique en Turquie. 

« Une position belliqueuse sur la question kurde a toujours été populaire auprès d’une grande partie de l’électorat turc. Elle fournit un récit clé en main qui positionne Erdogan comme sauveur de la Turquie et comme le seul dirigeant prêt à défier les forces internationales qui cherchent à affaiblir ou à diviser le pays. »

Outre son utilité dans la mise à l’écart du HDP, ce discours antiterroriste aide également Erdogan à détourner l’attention de ses problèmes intérieurs qui empirent et à rallier sa base. La crise économique de la Turquie en cours va probablement s’accélérer en raison des répercussions régionales de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La politique syrienne d’Erdogan, notamment l’accueil par la Turquie de millions de réfugiés syriens, suscite également un ressentiment croissant. Dans ce contexte, plusieurs partis d’opposition, dont le principal, le Parti républicain du peuple (CHP), ont uni leurs forces contre l’Alliance populaire dirigée par le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan. Lui et son gouvernement misent sur le discours antiterroriste et sur la militarisation de la politique intérieure qui en résulte, pour obtenir un soutien lors des prochaines élections présidentielles et législatives, actuellement prévues pour juin 2023.

Pour le public nationaliste turc, rien n’illustre mieux ce complot que le soutien permanent des États-Unis à l’Administration autonome de la Syrie du Nord et de l’Est (AANES). La présence des forces américaines dans les régions sous contrôle de l’AANES et l’aide militaire que les États-Unis offrent aux Forces démocratiques syriennes (FDS) sont utilisées par Erdogan et son gouvernement pour affirmer que la sécurité nationale et l’intégrité territoriale de la Turquie sont menacées non seulement par le PKK, mais aussi par des puissances internationales. La Turquie cible régulièrement l’AANES et les FDS par des attaques de drones, et Erdogan a menacé l’AANES d’une nouvelle invasion militaire ces dernières semaines.

Malgré l’alliance militaire de la Turquie avec les États-Unis depuis des décennies et le soutien américain à ses opérations anti-PKK, de nombreux nationalistes turcs sont convaincus qu’il existe un plan américain à long terme visant à créer un État kurde au Moyen-Orient. Ils interprètent la présence américaine en Irak et en Syrie comme faisant partie de ce plan et, à ce titre, comme une menace pour la survie de la Turquie. Erdogan sait qu’une action militaire contre le PKK et les Kurdes syriens peut facilement lui permettre d’exploiter un récit conspirationniste qui a un fort attrait auprès de millions d’électeurs.

La prédominance du discours antiterroriste restreint également l’espace politique de l’Alliance nationale et l’empêche de s’adresser directement aux électeurs kurdes, qui devraient jouer un rôle crucial lors des prochaines élections. L’opposition a désespérément besoin d’un vaste programme démocratique pour contester l’hégémonie religieuse-nationaliste d’Erdogan sur la politique turque. Le soutien des électeurs du HDP aux candidats maires de l’opposition lors des élections locales de 2019 a été crucial pour leur succès.

Le gouvernement a utilisé cette coopération pour diffuser dans la population un récit selon lequel l’Alliance nationale, en particulier le Parti républicain du peuple (CHP), favorise une politique de la négociation pour gérer la question kurde et a des liens directs avec le PKK. Associer le bloc d’opposition au terrorisme offre une couche supplémentaire de protection au gouvernement d’Erdogan en isolant ses électeurs des messages politiques de l’opposition, qui sont centrés sur le déclin économique de la Turquie et la détérioration des conditions de vie de la majorité des Turcs ces dernières années.

Il sert également à éloigner l’Alliance nationale des électeurs kurdes. Erdogan espère que l’Alliance nationale, qui cherche à rejeter ou à réfuter les accusations de terrorisme, s’abstiendra de faire appel directement aux électeurs kurdes en intégrant les demandes politiques kurdes dans un vaste programme de démocratisation. Cela laisserait les électeurs kurdes face à un choix entre deux camps hostiles. Le gouvernement préférerait que ces électeurs restent neutres plutôt que de voter pour l’opposition.

Une fois qu’Erdogan aura réussi à restreindre l’espace politique de l’opposition, il sera libre de faire appel à ses électeurs kurdes conservateurs et de prétendre que la lutte de son gouvernement est dirigée contre l’extrémisme du mouvement kurde, plutôt que contre les Kurdes en tant que groupe. Les liens étroits d’Erdogan avec les dirigeants du GRK constituent un outil précieux pour dissimuler les caractéristiques anti-kurdes de sa politique nationaliste, religieuse et de ses interventions militaires. Ceux-ci ont justifié les opérations militaires turques sur leur territoire, se sont rendus en Turquie lors d’élections importantes et sont même apparus sur les plateformes politiques du Parti de la justice et du développement (AKP). 

Ces occasions ont permis à l’AKP d’Erdogan de se présenter comme favorable aux intérêts kurdes. Ils ont même inclus des gestes symboliques, bien qu’essentiellement vides, comme le hissage du drapeau du GRK à l’aéroport d’Istanbul lors de la visite de son président, Massoud Barzani, en février 2017, quelques semaines seulement avant le référendum sur la présidence exécutive de la Turquie.

Erdogan a besoin d’une victoire contre le PKK pour redresser sa popularité en chute, et les actions militaires de la Turquie vont donc probablement s’intensifier dans les mois à venir. Comme l’ont prouvées les opérations précédentes, le terrain montagneux de la région rend difficile une progression rapide de l’armée turque. L’opposition semble pouvoir se mettre en ordre de bataille sur le plan intérieur et est déterminée à faire de l’économie, et non de la politique étrangère, le point central de sa stratégie électorale.

Si les attentes d’Erdogan ne se concrétisent pas avec l’opération actuelle ou s’il a besoin d’une action plus percutante pour revitaliser sa base de soutien religieuse-nationaliste, une nouvelle répression du HDP ou l’extension des opérations militaires à la Syrie pour cibler les Forces démocratiques syriennes pourraient être envisagées, malgré le danger que cela représente à long terme pour la démocratie et le pluralisme politique en Turquie.