Complice d’Ankara : comment l’Europe aide à silencier les médias kurdes

Juil 6, 2024A la une, Actualités

Les médias kurdes indépendants ont toujours été une composante essentielle dans la lutte du peuple kurde pour sa liberté. Leur travail de mise en lumière des politiques coloniales et discriminatoire des États-nations où vivent les Kurdes envers ceux-ci les ont désigné comme une cible pour les pouvoirs de ces États, y compris à l’étranger. Le raid du 23 avril 2024 mené par la police belge contre les locaux des chaînes de TV kurdes près de Bruxelles est une nouvelle démonstration de la politique répressive de la Turquie contre les Kurdes, menée en collaboration avec l’Europe. Dans cet article écrit pour The Kurdish center for studies et traduit par Serhildan, le Dr. Thoreau Redcrow revient sur les attaques d’avril dernier et la répression de la presse kurde.

Le 23 avril 2024, 200 policiers fédéraux belges armés se sont rassemblés à 1 heure du matin dans la ville de Denderleeuw, en Flandre orientale (Belgique). Toute personne observant cette démonstration de force massive et la posture militarisée de la petite troupe qui se préparait à un siège nocturne, aurait pu penser qu’ils étaient sur le point de prendre d’assaut une forteresse ennemie et de subir des pertes dans leur tentative de capturer un criminel notoire ou un chef de la mafia au cours du processus. De fait, la police belge avait même apporté un canon à eau, disponible en cas de besoin. Toutefois, leur véritable cible cette nuit-là était le bâtiment d’une station de télévision sans personne à l’intérieur, abritant les chaînes de médias kurdes Stêrk TV et Medya Haber.

La “cible” de ce raid n’était pas une base protégée abritant des armes, des stupéfiants ou des otages, mais une série de bureaux contenant des studios de tournage, des ordinateurs et du matériel de montage. Les seuls “armements” à l’intérieur des locaux étaient des caméras de télévision, “chargées” de témoignages représentant des millions de Kurdes en exil européen et la cruauté des États occupant le Kurdistan qui les ont privés de leurs droits humains et les ont poussés à chercher refuge dans un nouveau pays. Mais l’erreur commise par ces Kurdes ce soir-là a été de croire qu’ils étaient désormais en sécurité pour raconter leurs histoires de survie dans leur nouveau pays d’origine, loin de la police secrète, des escadrons de la mort et des chambres de torture qu’ils avaient fuis.

Cette nuit-là, durant quatre heures et jusqu’à 5h30 du matin, des centaines de policiers belges ont davantage ressemblé à la gendarmerie de l’État profond turc ou aux gangs néofascistes des Loups gris que de nombreux Kurdes avaient fuis en Turquie, qu’aux représentants de la loi d’un État européen doté de protections constitutionnelles. En effet, ces policiers belges ont coupé les lignes téléphoniques, enfoncé des portes, brisé des plafonds, endommagé de grands écrans LED, sectionné des câbles de caméra, détruit des équipements techniques, désactivé le signal de diffusion et saisi des ordinateurs contenant des sources journalistiques – qui sont censées être protégées par l’anonymat dans le cadre d’une presse libre.

Les autorités bruxelloises ont également ignoré la loi belge, qui interdit les perquisitions surprises entre 21 heures et 5 heures, en s’appuyant sur la dérogation relative à la lutte contre le “terrorisme”, ce qu’est apparemment pour elles un studio d’information kurde vide. Ainsi, au lieu de contacter les avocats de la société de médias et de présenter un mandat de perquisition légal pour inspecter les locaux – comme on pourrait s’y attendre dans une société démocratique – la police belge a simplement pillé et vandalisé ces chaînes de télévision du Kurdistan en exil, dans un style qui rappelait la façon dont les gangs djihadistes de l’armée turque ont terrorisé et dépouillé la ville d’Afrin occupée par la Turquie au cours des six dernières années.

Le timing est essentiel

Mais comme si cela ne suffisait pas, alors que la police belge saccageait les stations de médias kurdes, la police turque effectuait simultanément des descentes nocturnes au domicile de neuf journalistes kurdes dans toute la Turquie, à Istanbul, Ankara et Riha (Urfa). Autre indignité, quatre des journalistes arrêtés étaient des femmes, dont l’une au moins (Esra Solin Dal) a été soumise à une fouille à nu par la police turque, puis placée à l’isolement pendant onze jours. Mais cela n’est pas surprenant si l’on considère qu’en 2019, la Turquie a été identifiée comme ayant le plus grand nombre de femmes journalistes emprisonnées dans le monde, et que le journaliste emprisonné le plus longtemps est une femme, Hatice Duman, emprisonnée depuis 2003.

En outre, ceux qui connaissent la chronologie historique de l’oppression des droits des Kurdes par la Turquie savent que l’État turc ne choisit jamais les dates de ses actions par hasard ; ces raids étaient programmés la nuit suivant la Journée du journalisme kurde, au cours de laquelle les Kurdes célébraient le 126 ans du premier journal représentant le Kurdistan. De la même manière que les militaires turcs réalisent souvent des frappes de drones meurtrières ou des invasions lors de fêtes kurdes importantes afin d’assaillir psychologiquement la joie des Kurdes, ils voulaient dans ce cas envoyer un message de mauvais augure selon lequel les tentacules répressifs d’Ankara peuvent atteindre les villes européennes et étouffer la liberté d’expression à l’étranger, tout comme dans le pays.

« L’Europe est toujours prête lorsqu’il s’agit des droits de l’homme, de la liberté d’expression et de la démocratie. Mais lorsqu’il s’agit des Kurdes et de la liberté kurde, elle fait deux poids, deux mesures »

Erem Kansoy, animateur de la chaîne de télévision Medya Haber, lors d’une conférence de presse à l’extérieur du bâtiment perquisitionné.

Malheureusement, ce n’était même pas la première fois que les autorités belges tentaient d’écraser les médias kurdes pour le compte de la Turquie ; auparavant, la police belge avait effectué des descentes sur des chaînes de télévision kurdes en 1996 et en 2010. Ainsi, le processus semble curieusement fonctionner selon un cycle annuel de 14 ans, émergeant de manière périodique pour suivre les ordres d’Ankara. Dans la dernière affaire de 2010, les autorités belges ont saisi tous les ordinateurs et les disques durs, mais n’ont jamais trouvé de preuves criminelles, de sorte que, suite à leur harcèlement de la presse kurde, aucune accusation n’a été portée. Mais à l’époque, tout comme aujourd’hui, ce ne sont pas les condamnations qui comptent, mais plutôt l’intimidation des militants kurdes et l’obéissance aux souhaits de la Turquie sur la base d’intérêts financiers.

Dans cette dernière affaire, les autorités belges n’ont pas voulu assumer toute la responsabilité et ont affirmé que les raids avaient en fait été effectués sur ordre de la France et des mêmes autorités françaises qui ont récemment remis honteusement des demandeurs d’asile kurdes comme Serhat Gültekin au régime d’Erdoğan, afin qu’il puisse les faire défiler menottés devant des drapeaux turcs et humilier publiquement tous les Kurdes en se moquant d’eux avec de telles démonstrations nationalistes. Mais que ce soit les dirigeants de Bruxelles ou de Paris qui suivent docilement les diktats d’Ankara, cela ne fait guère de différence pour la communauté kurde d’Europe, qui est mise en danger par une telle servilité.

Le passé n’est qu’un prologue

Pourtant, par une sombre ironie, ces chaînes de télévision kurdes n’émettent qu’en Belgique, car de nombreuses autres nations européennes ont été encore pires en matière de répression des médias kurdes. Par exemple, le Danemark, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont tous interdit et criminalisé des chaînes de télévision kurdes sur ordre de la Turquie. Dans le cas de cette dernière, MED TV, une chaîne culturelle kurde influente de 1995 à 1999, a finalement été fermée à Londres par le président de la Commission indépendante de la télévision (ITC), Sir Robin Biggam, qui avait des intérêts financiers dans l’entreprise de défense britannique BAE Systems, qui vendait des armes à la Turquie.

Mais pour comprendre l’importance des médias kurdes comme MED TV à l’époque, ce qui permet de comprendre l’importance de stations comme Stêrk TV et Medya Haber aujourd’hui, il faut apprécier le rôle clé qu’ils ont joué dans la préservation d’une culture kurde que la Turquie a toujours voulu éradiquer.

Tout d’abord, il faut savoir qu’en Turquie, il était légalement interdit de parler kurde en public jusqu’au 25 janvier 1991. Mais même une fois l’interdiction linguistique officiellement levée, les journalistes kurdes ont dû attendre 2002 pour que les publications en kurde soient autorisées. C’est donc dans ce climat politique, à la fin des années 1990, que la programmation hebdomadaire de MED TV comprenait des bulletins d’information en kurde, des cours de langue en kurmancî standard, de vieux films turcs désormais doublés en kurde et, peut-être plus important encore, des discussions en direct en studio avec des interlocuteurs téléphoniques de diverses régions du monde. En conséquence, la Turquie a érigé en infraction pénale le fait pour les Kurdes d’orienter leurs satellites de télévision vers l’Europe, où ils pourraient recevoir la télévision MED dans leur langue maternelle.

Lors d’un débat à la Chambre des Lords sur les droits de l’homme en Turquie, Raymond Jolliffe (alias Lord Hylton) a parlé de l’impact de ces chaînes dans le Kurdistan du Nord occupé (sud-est de la Turquie), en témoignant: “Lorsque je me suis rendu à Diyarbakir [Amed] et à Mardin en décembre 1995 pour les élections générales turques, j’ai demandé en particulier si cette chaîne de télévision [Med-TV] était bien reçue et quelle était la réaction du public. On m’a répondu que les téléspectateurs étaient absolument ravis. Les vieux [Kurdes] ont pleuré de joie après une si longue période de famine culturelle. Pour tous, c’était une nouvelle fenêtre sur le monde et, qui plus est, dans leur propre langue.” Tragiquement, la préservation de cette kurdité et la création de cette joie ont coûté cher en vies de journalistes kurdes.

Une question de vie ou de mort

On ne peut pas comprendre la nécessité d’avoir des médias kurdes en Europe sans tenir compte de l’histoire meurtrière de l’oppression contre les Kurdes en Turquie pour avoir révélé la vérité sur les agissements du gouvernement. Par exemple, de 1992 à 1994, 76 journalistes et collaborateurs du journal kurde Özgür Gündem (Agenda libre) ont été assassinés en Turquie par les forces paramilitaires de l’État (JİTEM). En 1994, trois bureaux des journaux Özgür Gündem et Özgür Ülke(Pays libre) ont été bombardés. Interrogé en 1992 sur les assassinats de journalistes kurdes, le Premier ministre turc Suleyman Demirel a répondu par une boutade tristement célèbre : “Les personnes tuées n’étaient pas de vrais journalistes. Il s’agissait de militants déguisés en journalistes“. C’est essentiellement le même argument qu’Erdoğan utilise aujourd’hui lorsqu’il assassine des journalistes kurdes au Rojava avec ses drones Bayraktar.

Il faut savoir que la plupart de ces journalistes kurdes dont parlait Demirel ont été kidnappés dans des “toros blancs”(voitures Renault) et abattus ou carrément exécutés en pleine rue par des assassins de la police turque. Il convient de noter que lorsqu’Ankara n’assassinait pas les journalistes kurdes d’Özgur Gündem à cette époque, elle les accusait d’infractions pénales en lançant 336 procédures judiciaires contre le journal pour des accusations telles que “présenter des citoyens turcs comme des Kurdes” et utiliser les mots “Kurde” ou “Kurdistan” – ce qui vous donne une idée de ce que la Turquie considère communément comme du “terrorisme”.

Un trou noir pour la langue kurde

L’Europe est un “incubateur” crucial pour les médias en langue kurde, car ces derniers sont criminalisés et interdits en Turquie. Murat Bayram, journaliste et fondateur de Botan International (la première et la seule organisation à proposer une formation aux médias kurdes dans l’histoire de la Turquie), a décrit la menace qui pèse sur les médias kurdes au sein de l’État turc : “Les médias kurdes ont déjà connu l’extinction dans certains domaines en Turquie : Il n’y a pas de quotidien en kurde, pas de chaîne de radio nationale diffusant en kurde, pas d’agence de presse ayant le kurde comme langue principale ou pas de chaîne de télévision privée proposant des programmes d’information en kurde par satellite ou par câble. Il n’existe qu’une seule chaîne de télévision diffusant des informations en kurde [TRT Kurdî]. Et elle appartient à l’État.”

Si l’on ajoute aux chiffres de Bayram, qui ont été calculés en 2021, sur les 2 164 magazines quotidiens de Turquie, aucun n’est en kurde. Sur les 2 582 journaux quotidiens en Turquie, aucun n’est en kurde. Sur les 350 chaînes par satellite et les 172 chaînes de télévision par câble en Turquie, seules deux sont en kurde : TRT Kurdî, contrôlée par l’État, et Zarok TV, qui propose des contenus pour les enfants. Des chiffres aussi choquants dans une nation qui compte plus de 20 millions de Kurdes sont une raison de plus pour que l’Europe – qui accueille plusieurs millions de Kurdes exilés – soit un havre humanitaire pour préserver les médias en langue kurde, et non un complice d’un État culturellement génocidaire déterminé à l’éradiquer.

Pas de délit de la pensée autorisé

À toutes fins utiles, il n’y a actuellement pas de “presse” en Turquie. Par exemple, la Turquie est actuellement classée 158e sur 180 pays pour la liberté de la presse par Reporters sans frontières (RSF). En outre, en 2023, le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a classé la Turquie au neuvième rang mondial des pays qui emprisonnent le plus de journalistes.

Mais 2023 a en fait été une année relativement ” calme ” pour la répression d’Ankara, qui s’est trouvée à court de journaux d’opposition à cibler puisqu’il n’en reste que très peu. Par exemple, plus tôt en 2016, le régime d’Erdoğan a utilisé le prétexte d’une tentative de coup d’État militaire contre son régime autocratique pour fermer plus de 170 journaux et médias et emprisonner plus de 120 journalistes sans audience. Ces actions ont conduit l’organisation Reporters sans frontières à annoncer que la Turquie était essentiellement devenue “la plus grande prison du monde pour les journalistes professionnels.

Pourtant, malgré l’absence de cibles restantes, le 25 avril 2023, la Turquie a tout de même effectué une série de raids à l’aube au domicile de 128 personnes, dont des journalistes, des avocats, des défenseurs des droits de l’homme, des activistes politiques et des artistes, dans vingt provinces différentes. Des équipements techniques, des ordinateurs, des livres et des documents appartenant à des journalistes ont également été confisqués par la police turque au cours de ces perquisitions, comme cela s’est produit récemment en Belgique.

De telles perquisitions en Turquie ont lieu chaque année, la perquisition de 2023 susmentionnée faisant suite à des perquisitions similaires en juin 2022 ciblant vingt journalistes à Amed et en octobre 2022 ciblant onze journalistes kurdes dans sept villes différentes. Comme l’a décrit Human Rights Watch, ” la Turquie a une longue histoire de poursuites pénales, y compris pour des infractions de terrorisme, contre des journalistes indépendants uniquement en raison de leur travail journalistique. ” En fait, la base de données Mapping Media Freedom recense un nombre étonnant de 249 alertes distinctes impliquant la Turquie au cours de la dernière décennie.

Ces arrestations et condamnations se déroulent généralement de la manière suivante : les rédacteurs en chef, les journalistes, les éditeurs et les auteurs sont régulièrement jetés dans les prisons turques et accusés de “provoquer des hostilités au sein du peuple”, ce qui constitue un délit au titre de l’article 216 du code pénal turc. De même, ils sont souvent persécutés pour “dénigrement de l’identité turque” en vertu de l’article 301 de cette même loi orwellienne.

Tout cela pour dire que la répression de la presse kurde par le gouvernement turc, tant en Turquie qu’en Europe, est une stratégie à multiples facettes visant à faire taire la dissidence, à contrôler le récit et à supprimer l’identité kurde ou les demandes d’autonomie. Malgré la condamnation et la pression internationales, ces tactiques répressives persistent, posant des défis significatifs à la liberté d’expression et aux droits de l’homme en Turquie et au-delà, comme dans le cas susmentionné de la récente descente de police en Belgique.

La censure en Turquie

En ce qui concerne la presse kurde, le gouvernement turc a une longue histoire de restrictions et d’intimidations. La répression turque se manifeste également par la fermeture d’organes de presse kurdes. Ankara a fréquemment recours à des décrets d’urgence ou à des mesures administratives pour fermer des journaux, des chaînes de télévision et des sites web considérés comme favorables aux Kurdes. Dans presque tous les cas, ces fermetures sont effectuées sans procédure régulière, laissant les journalistes et les travailleurs des médias sans recours pour contester les décisions.

La liste suivante est un résumé de base du fonctionnement de la répression interne contre la presse kurde en Turquie :
‣ Flexibilité juridique : Le gouvernement turc utilise une combinaison de mesures extralégales pour supprimer les médias kurdes. Des lois telles que la loi antiterroriste, le code pénal turc et la loi sur la presse sont souvent utilisées pour poursuivre les journalistes et les médias perçus comme favorables aux causes kurdes. Ces lois sont formulées en termes généraux et permettent la criminalisation d’activités journalistiques légitimes sous le couvert fallacieux de la “lutte contre le terrorisme“.
‣ Un système judiciaire militarisé : Les journalistes kurdes sont fréquemment victimes d’arrestations et de détentions arbitraires. Ils sont souvent accusés de délits tels que la “diffusion de propagande terroriste” ou l’incitation à la violence, qui sont définis de manière vague et ouverts à l’interprétation. De nombreux journalistes passent de longues périodes en détention provisoire, avec un accès limité à une représentation juridique et sans procédure régulière.
‣ Une opposition réduite au silence : Le gouvernement turc a l’habitude de fermer les médias kurdes, qu’il s’agisse de la presse écrite ou audiovisuelle. Les autorités justifient ces fermetures en invoquant la sécurité nationale ou des liens avec des organisations terroristes (c’est-à-dire toute organisation kurde qui se défend). Cette tactique permet non seulement d’étouffer les voix dissidentes, mais aussi de créer un climat de peur parmi les journalistes et les organisations médiatiques.
‣ Climat de peur : les journalistes kurdes et leurs familles sont souvent victimes d’intimidation et de harcèlement de la part des autorités de l’État et des groupes pro-gouvernementaux. Il s’agit notamment de surveillance, de menaces de violence, voire d’agressions physiques. Ces tactiques visent à dissuader les journalistes de rendre compte des questions sensibles liées aux droits des Kurdes et aux politiques de l’État turc dans les régions à majorité kurde du sud-est de la Turquie (Kurdistan du Nord occupé).
‣ La parole muselée : La menace de répercussions juridiques et d’atteintes à l’intégrité physique conduit de nombreux journalistes kurdes à l’autocensure. Ils évitent d’aborder des sujets jugés sensibles par le gouvernement, tels que l’identité kurde, les droits culturels et le mouvement de libération du Kurdistan. Cette censure limite le discours public et perpétue un récit unilatéral promu par l’État turc.

La censure turque à l’étranger

La criminalisation de la presse kurde en Europe au nom de la Turquie soulève d’importantes questions sur la liberté de la presse, les droits de l’homme et les relations entre l’UE et l’État policier turc. Elle met en évidence les défis auxquels sont confrontés les journalistes et les médias kurdes dans leurs efforts pour rendre compte des questions importantes pour leurs communautés tout en naviguant entre les pressions politiques et les contraintes juridiques.

La liste suivante est un résumé de base du fonctionnement de la répression externe exercée par la Turquie contre la presse kurde en Europe :
‣ Portée extraterritoriale : La répression des médias kurdes par le gouvernement turc s’étend au-delà de ses frontières et vise les communautés de la diaspora kurde en Europe. Les agences de renseignement et les missions diplomatiques turques surveillent activement les journalistes et les militants kurdes vivant à l’étranger, en utilisant divers moyens pour intimider et réduire au silence leurs dissidents.
‣ Ultimatums des ambassades : La Turquie exerce des pressions diplomatiques sur les gouvernements européens pour qu’ils suppriment et harcèlent les médias kurdes relevant de leur juridiction. Cela inclut le lobbying pour la fermeture des chaînes de télévision, des stations de radio et des journaux kurdes qui critiquent le régime despotique d’Erdoğan. Les pays européens sont souvent confrontés à un dilemme entre le respect de la liberté d’expression et le maintien de bonnes relations commerciales avec la Turquie.
‣ Manipulation juridictionnelle : Les autorités turques exploitent les mécanismes juridiques des pays européens pour cibler les journalistes et les médias kurdes. Elles intentent des procès pour diffamation ou incitation, ce qui conduit à l’arrestation ou à l’extradition de journalistes kurdes. L’utilisation abusive des notices rouges d’Interpol par la Turquie pour demander l’arrestation de journalistes kurdes à l’étranger est également très répandue et dévalorise l’idée de ce qui constitue une “menace pour la sécurité nationale”.
‣ Un antiterrorisme fallacieux : Une tactique courante utilisée par la Turquie pour cibler les médias kurdes en Europe consiste à émettre des mandats d’arrêt internationaux ou des demandes d’extradition à l’encontre de journalistes, d’activistes ou de personnalités politiques kurdes qui sont perçus comme contestant l’oppression exercée par l’État turc. Ces personnes sont généralement accusées d’être des “terroristes” sur la base des lois antiterroristes turques, qui ont été critiquées pour leurs définitions vagues et extensives. Dans certains cas, les pays européens accèdent de manière inexcusable aux demandes d’extradition de la Turquie, ce qui remet en cause l’idée que la liberté d’expression existe en Europe.
‣ Surveillance et intimidation : Les journalistes kurdes vivant en Europe déclarent être constamment surveillés par des agents des services de renseignement turcs et des groupes affiliés. Ils font l’objet de menaces, de harcèlement et de violences physiques, qui rappellent les tactiques utilisées en Turquie. Ces actions portent atteinte à la liberté de la presse garantie par les démocraties européennes et favorisent un climat de peur. Les activistes kurdes de la diaspora européenne racontent souvent qu’ils reçoivent des appels téléphoniques menaçants de l’État turc, dans le but de les faire taire.
‣ La régurgitation de fausses informations : L’État turc apporte un soutien financier et logistique aux organes d’information et aux groupes de réflexion pro-gouvernementaux opérant en Europe. Ces médias quasi-étatiques diffusent une propagande visant à discréditer les journalistes kurdes, à déformer la réalité de la lutte armée de libération du Kurdistan et à promouvoir la réalité alternative du régime d’Erdoğan sur toutes les questions liées aux Kurdes.

Comme le montrent les deux analyses précédentes, la répression exercée par le gouvernement turc contre les voix kurdes en Turquie et dans la diaspora européenne constitue une grave violation des droits démocratiques et journalistiques. Cette tyrannie fait partie d’un “écosystème” d’occupation plus large qui vise à contrôler tous les Kurdes où qu’ils résident, allant même jusqu’à vouloir contrôler les noms qu’ils donnent à leurs enfants lorsqu’ils sont à l’étranger. La Turquie a même présenté des demandes d’extradition pour des Kurdes qui ne sont pas citoyens turcs et qui n’ont jamais mis les pieds dans le pays. C’est pourquoi la criminalisation de la presse kurde par les États collaborateurs en Europe est si dangereuse et inexcusable. L’Europe doit être un havre de paix pour la presse et les médias kurdes, et non un complice à la solde de la dictature d’Erdoğan.

Les réactions au raid

Pour en revenir à la récente descente de police en Belgique, il y a quelques semaines, un certain nombre d’organisations, de partis politiques et de journalistes ont, à juste titre, dénoncé ce qui s’est passé. Il est donc normal que leurs témoignages constituent mon dernier mot sur la question, puisqu’ils savent de première main ce que signifie la recherche d’une presse “libre” à la fois dans une patrie occupée et dans une diaspora kurde européenne où leurs nouveaux États imitent ironiquement le tyran qu’ils ont fui en obtenant l’asile.

Au niveau national, l’Association flamande des journalistes (VVJ) a fermement condamné le raid après avoir vu le site endommagé, la secrétaire générale de la VVJ, Charlotte Michils, déclarant: “Nous dénonçons la démonstration de force qui a accompagné les actions et les dégâts considérables causés. Nous espérons que toutes les garanties en matière de liberté de la presse ont été respectées au cours de la procédure“. De même, l’affilié belge de la Fédération européenne des journalistes (FEJ), le secrétaire général Ricardo Gutiérrez, a exhorté les autorités belges à respecter les principes qui sous-tendent la liberté de la presse : “La confidentialité des sources journalistiques s’applique également aux chaînes de télévision kurdes basées en Belgique.

En ce qui concerne les critiques journalistiques, la Suroyo Media Foundation, axée sur le syriaque, a publié une déclaration condamnant les forces de sécurité belges : “De telles descentes dans des locaux et des centres de médias en Turquie, en Belgique et en France sont antidémocratiques et vont à l’encontre de la liberté de pensée. Réduire au silence la presse et les chaînes de télévision est un coup porté aux valeurs européennes“. La journaliste Heval Arslan a souligné que les raids avaient eu lieu à la suite de la visite du ministre turc des affaires étrangères, Hakan Fidan, en Belgique, observant que : “Cette situation n’est pas indépendante des accords entre les pays de l’OTAN et la Turquie. Ce qui se passe n’est pas indépendant des politiques génocidaires contre les Kurdes… C’est complètement lié aux politiques de guerre de l’État turc. Elle est liée aux attaques d’invasion que l’État turc veut mener contre le Kurdistan du Sud [nord de l’Irak] et le nord-est de la Syrie (Rojava).”

Quant aux organisations politiques kurdes, les coprésidents du Conseil démocratique de la communauté kurde aux Pays-Bas (DEM-NED) ont fait part de leurs observations : “En Europe, qui nous répète sans cesse que la démocratie et les droits de l’homme sont légitimes, ce discours a été nié par l’Europe elle-même. Nous devons soutenir nos organisations de presse. Nos organisations de médias ne sont pas seulement la voix du peuple kurde, mais aussi la voix de tous les peuples opprimés“. Murat Ceylan, membre du conseil d’administration du Congrès des sociétés démocratiques kurdes européennes (KCDK-E), a rappelé que “lorsque la voix est réduite au silence, la voie des massacres est ouverte. Nous devons protéger les travailleurs de la presse libre et nos [chaînes] de télévision“.

Mais l’épilogue de ce sujet devrait peut-être être donné par les travailleurs des chaînes de télévision perquisitionnées eux-mêmes, qui ont publié une déclaration se terminant par une profession de foi : “Nous conclurons par ce simple message : “Nous sommes là”. Nous nous considérons comme responsables de l’information du peuple kurde et de la préservation de notre langue et de notre culture. Face à toutes sortes d’oppressions, y compris les attaques meurtrières contre nos collègues, nos stylos continueront d’écrire et nos caméras de filmer la vérité. Les journalistes du Kurdistan ont rendu compte des massacres, des immolations et des exécutions sommaires perpétrés par l’État turc, même au péril de leur vie. Ce sont les sacrifices consentis par la presse kurde libre qui ont révélé au monde les atrocités commises par Daech, nos collègues ayant perdu la vie dans la poursuite de la vérité au nom du monde. Le monde le sait, et nous continuerons par conséquent à rechercher la vérité, des normes éthiques élevées, et à rendre compte de ce qui se passe réellement au Kurdistan.”