Confronter les privilèges : solidarité et autocritique
La solidarité n’est pas une action caritative unilatérale entreprise par les activistes privilégié.e.s, mais une démarche multi-dimensionnelle qui contribue à l’émancipation de toutes les personnes impliquées. L’universitaire et activiste du mouvement des femmes kurdes Dilar Dirik revient sur cette question dans un article publié dans ROAR Magazine en mai 2016, et toujours d’actualité.
Un homme allemand ne serait pas impressionné par les racines démocratiques du projet se déroulant au Rojava car il aurait vu des choses similaires en Amérique Latine il y a de cela quelques décennies. Une femme française reprocherait aux femmes kurdes un manque de préparation à sa visite car elles ne sont pas aussi organisées que les femmes afghanes qu’elle aurait observées dans les années 70. N’importe quel individu lambda peut passer pour un connaisseur de la révolution du Rojava après y être resté une semaine, et ce, sans accès à aucune forme de médias ou de littérature dans une langue du Moyen-Orient, mais son avis sera vu comme plus légitime et plus authentique que celui de celles et ceux qui y luttent.
Quel est le point commun entre les expériences de ces différentes personnes ?
Elles font toutes preuve d’un intérêt et d’une attention authentiques, et leurs efforts méritent une reconnaissance à leur hauteur. Mais il y a autre chose : l’élément sous-jacent au système qui permet à des personnes de valider leur “checklist” du tourisme révolutionnaire (tout particulièrement en Palestine et au Chiapas dans la dernière décennie, et maintenant au Rojava). Cet élément est quelque chose que les révolutionnaires doivent s’efforcer de problématiser : les privilèges. Mettons-nous au point dès le départ : en tant que personne écrivant surtout pour un public international, qui cherche à faciliter la communication et qui encourage l’envoi de délégations au Kurdistan, je fais partie des gens qui valorisent foncièrement de tels échanges et de telles actions. Mais les personnes qui revendiquent leur solidarité et qui sont dans une situation privilégiée leur permettant de voyager et d’être écoutées ont l’obligation morale de se servir de leurs privilèges pour améliorer les choses. L’intention de cet article est de contribuer au débat sur les problèmes qui surgissent quand des relations de hiérarchie sont établies au nom de la solidarité.
Confronter les privilèges
Tout d’abord, il existe une batterie de privilèges et de ressources matérielles dont un individu peut bénéficier : les passeports d’un État lui permettant de voyager presque n’importe où, le fait de parler des langues internationales et d’avoir le vocabulaire théorique lui permettant de formuler et de construire son discours, avoir la maîtrise des outils intellectuels dû à une éducation basique, ainsi que le fait de disposer du temps, de la sécurité et des fonds nécessaires pour accéder à la plupart de ces choses. L’absence de guerre, de mort, de destruction, d’exil, de famine et de traumatismes permet à cet individu de mener confortablement et en toute sécurité ses recherches, de prendre des décisions, de planifier à long terme et de vivre selon ses propres principes sans subir trop d’interférences.
Le fait-même qu’une personne puisse s’asseoir en terrasse pour prendre un café, se renseigner sur un sujet à travers des sources provenant de l’historiographie, de la théorie, de l’épistémologie et d’une langue occidentalo-centrées, est un privilège qu’une vaste majorité de travailleurs.euses et de personnes de couleur n’ont pas. Et même s’ils ou elles l’avaient, il.le.s manquent bien souvent de l’environnement politique stable leur permettant de discuter de leurs trouvailles.
Le fait-même que je sois en train d’écrire cet article est l’indication du privilège dont dispose une personne provenant d’un groupe opprimé et ostracisé, mais qui, relativement à son propre peuple, a accès à certaines ressources et certains avantages. Avec un privilège, vient la responsabilité de s’y confronter. La simple existence des privilèges n’est pas tant le problème en soi, il s’agit plutôt de la création de relations hiérarchiques ainsi que la condescendance et l’adaptation de comportement (involontaires) qui s’exercent lors de la mise en œuvre de la solidarité, qui empêchent la compréhension et la progression mutuelles.
Certaines personnes ont exprimé leur étonnement quant à l’ignorance des populations locales à propos des luttes similaires à la leur sur le reste du globe, et certaines ont tenté d’amoindrir le discours d’une victime, car sa réalité quotidienne était trop dure pour les oreilles fragiles de l’occidental. D’autres ont refusé toute forme de prise de conscience quand elles étaient critiquées pour avoir déformé le discours sur la lutte d’un peuple en employant des formes narratives qui aliénaient le peuple en question, en suggérant que le peuple opprimé devrait déjà être content de recevoir de l’attention.
Le problème repose dans la simplicité d’auto-légitimation dont dispose une personne privilégiée, avec laquelle elle peut écrire des livres entiers sur une région sans jamais y être allée. On peut illustrer cela par la blancheur masculine de toutes les conférences sur les luttes menées par les personnes de couleur. Il s’agit également de la fameuse expression de sympathie de la personne blanche pour une cause qui pousse ses partisan.e.s à rejoindre le train en marche. Ce phénomène se retrouve aussi dans la vitesse avec laquelle les causes concernant des questions de vie ou de mort sont abandonnées comme une patate chaude dès qu’on se rend compte qu’elles sont plus compliquées qu’il ne paraissait.
Comme il est confortable pour un.e révolutionnaire de pouvoir balayer ses responsabilités et son identité sans plus de considérations ! Alors que de nombreux.ses personnes de gauche de pays privilégiés tiennent à faire savoir qu’ils/elles ne représentent aucun État, aucune armée, aucun gouvernement et aucune culture, ils/elles peuvent par ailleurs facilement analyser la situation de millions de personnes comme étant un seul bloc gigantesque. En effaçant leur propre contexte, ils/elles se permettent souvent un comportement aléatoire et individualiste, et se sentent généreux.ses et charitables quand ils/elles discutent entre elles/eux de qui “mérite” leur soutien, tandis que l’Autre est rendu.e flou.e à travers une identité abstraite.
Dans un monde composé d’État-nations capitalistes et patriarcaux, se voir comme un.e citoyen.ne du monde et combattre les idées de nation et d’État est un acte de défi, de désobéissance. Cependant, se voir comme un.e révolutionnaire internationaliste n’efface pas les inégalités de conditions et de privilèges.
La manière dont est aujourd’hui conçue la solidarité pour le regard occidental à un autre effet dévastateur sur les mouvements : la compétition entre les peuples en lutte pour obtenir l’attention et les ressources. Plutôt que de tisser des liens de solidarité entre eux, les peuples en lutte sont forcés de se battre tout d’abord pour l’attention des personnes occidentales de gauche, ce qui met les communautés en confrontation les unes avec les autres et s’avère destructif vis-à-vis de l’internationalisme. Comme le fait remarquer Umar Lateef Misgar, un activiste du Kashmir : il s’agit là d’une forme évoluée du credo colonial « diviser pour mieux régner ».
C’est tout particulièrement, l’homme blanc éduqué qui a le luxe et le privilège de pouvoir rendre visite à n’importe quel lieu de révolution, de se l’approprier comme il l’entend, puis d’en donner sa critique, sans y être impliqué et en ne ressentant jamais la nécessité de balayer devant sa porte, d’être auto-critique. Il peut s’attacher internationalement, se détacher localement et vice-versa, souvent avec un sens de propriété dépourvu de responsabilité.
Son identité transcende l’ethnicité, la nationalité, le genre, la classe, la sexualité, le physique et l’idéologie, car il est l’incarnation du statu quo, de l’individu par défaut. Il ne connaît presque pas ni ne vit vraiment le sens de ce qu’est la déviance. Il ne sait pas que la plupart des luttes commencent par une demande de reconnaissance d’une place dans l’histoire, car c’est lui qui l’écrit. Par conséquent, il ne peut souvent pas comprendre les motivations révolutionnaires allant au-delà de la théorie.
C’est la raison pour laquelle le purisme idéologique lui permet si facilement de laisser tomber la solidarité avec des luttes, et il s’agit peut-être bien là de la plus grande expression de ses privilèges : il peut se permettre d’être pur idéologiquement et dogmatiquement, il peut prêcher la cohérence théorique, car sa préoccupation pour une lutte n’est pas une question de survie, mais un simple intérêt parmi d’autres. Il n’est pas obligé de se salir les mains. Il peut détourner les yeux d’un peuple qui se bat pour sa survie, car ce n’est pas lui qui doit confronter ses idéaux à toutes sortes de réalités géopolitiques et socio-économiques, aux conflits ethniques et religieux, à la violence, à la guerre, aux traditions, aux traumatismes et à la pauvreté.
C’est également pour cette raison que les gens peuvent laisser tomber une cause aussi rapidement qu’ils l’ont adoptée, car résoudre les erreurs, les lacunes et les obstacles qui font forcément face aux révolutions leur demanderait un effort qu’ils ne sont pas prêts à faire. Les discussions théoriques ou les conférences accompagnées de petits fours et d’un verre conviennent souvent mieux pour sortir des diatribes radicales que l’enfer qu’est la Mésopotamie.
Quand les gens ne reçoivent pas de gratification immédiate – que leur mentalité capitaliste induite requiert – ils peuvent rapidement lâcher les moments historiques des révolutions. L’option de quitter, d’abandonner une cause, une fois le charme romantique initial passé et quand la cruelle réalité montre sa figure, n’est tout simplement pas disponible pour le peuple qui lutte pour sa survie. Après tout, la véritable camaraderie prend tout son sens non pas au soleil, mais dans la plus froide des nuits.
Les luttes légitimes mises à l’épreuve
Il y a un certain temps, les militants d’extrême-gauche écrivaient des articles sur le Rojava qui n’avaient rien à voir avec les réalités du terrain de par leur transcription, à travers des suppositions et des sujets qui ne faisaient pas partie des préoccupations du peuple concerné. C’est rapidement devenu un débat exclusivement entre gauchistes occidentaux, où un homme blanc s’adressait à un autre, sans jamais s’être rendus dans la région concernée et sans avoir lu d’opinions autres que celles d’hommes blancs, trouvées sur Internet. Le Rojava servait alors de nouveau sujet à la mode sur lequel projeter toutes les idéologies et spéculations.
Bien sûr, les points de vue et les analyses critiques internationales sont cruciales pour le processus révolutionnaire, mais le dogmatisme, le chauvinisme et l’arrogance servent un dessein opposé. Malgré le fait que ces personnes étaient très loin d’organiser des révolutions chez elles, elles se sentaient toutefois en position de juger avec une position d’autorité de ce qu’il faut faire pour mener la révolution et ainsi donner des conseils de guidance à un peuple qui forme des communautés autonomes de femmes tout en combattant Daech.
D’une certaine manière, une déformation et une distorsion telles sont nécessaires pour justifier les images orientalistes et les interventions colonialistes. Comme l’explique Sitharthan Sriharan, un activiste Tamil : « les gauchistes privilégiés, dans les actions qu’ils accomplissent, aident souvent à produire et à reproduire les forces contre lesquelles ils proclament justement se battre ».
Il est intéressant de voir comment les luttes qui ont été justifiées au long des décennies par les milliers de personnes y prenant part sont mises à l’épreuve du jugement des gauchistes occidentaux avant d’être approuvées comme méritant de l’attention. De telles estimations mettent à mal les mouvements de libération, dans le sens où il leur sera refusé l’attention et la représentation adéquates. Elles peuvent même provoquer des dégâts politiques, sociaux, économiques et émotionnels conséquents, conduire à de la désinformation et faire percevoir comme illégitimes des luttes entières à travers la domination du discours de groupes détachés.
Ces attitudes proviennent fondamentalement des idéologies euro-centrées qui ont établi leur impérialisme culturel par le biais du colonialisme, des dogmes modernistes et du capitalisme. La violence symbolique qui fait présenter l’histoire occidentale comme moderne et universelle se manifeste aujourd’hui sous la forme d’un orientalisme dans les sciences sociales, et elle affecte la manière dont de vastes sections de la gauche occidentale entendent la solidarité.
Prend conscience de tes privilèges
L’hypothèse disant que la solidarité est uni-directionnelle, avec d’un côté celui ou celle qui “donne” et de l’autre celui ou celle qui “prend”, est erronée de base. De nos jours, la solidarité, et surtout à l’époque de l’information et de la technologie numérique, est exprimée d’une manière qui dessine une relation dichotomique entre un sujet actif et pensant qui “fournit” la solidarité avec une cause, et un groupe qui ne réagit qu’en tant qu’objet passif, sans avoir le droit de donner un retour critique sur le type de solidarité qui est requis.
Les donneurs ou donatrices de solidarité peuvent surgir de n’importe où, effacer leur contexte et se proclamer en position de dominer le discours. Ils ou elles disposent de la vision d’aigle de l’observateur.trice, ce qui leur procure un point de vue analytique distant et une prétendue autorité due à leur soi-disant “impartialité”. Cela crée immédiatement une hiérarchie et une attente envers le groupe recevant la solidarité, censé montrer de la gratitude et du respect au donneur ou à la donatrice de solidarité. Cela laisse le groupe “recevant” la solidarité à la merci des personnes leur accordant de l’aide. Et marque souvent la fin de la solidarité et le début de la charité.
Cependant, les groupes opprimés n’ont aucune obligation ou ne sont emplis d’aucune responsabilité de donner quelque chose en retour.
Les personnes se disant solidaires d’une cause doivent être prêtes à s’acquitter de la lourde charge du travail correspondant. Elles devraient se rappeler de leurs privilèges, les affronter constamment et les défaire afin de se servir de leurs propres personnes comme d’outils permettant d’amplifier les voix et les principes des mouvements desquels elles se disent solidaires, plutôt que de devenir la voix ou l’incarnation de la lutte elle-même. Elles ne devraient pas attendre de gratitude et de médailles d’honneur pour avoir simplement effectué des actions éthiquement correctes, et certainement pas de la part de personnes marginalisées qui sont simplement contentes que quelqu’un.e parle de leur lutte existentielle.
De la charité à la solidarité, de l’enseignement à l’apprentissage
Le mouvement kurde pour la liberté se sert « de la critique et de l’auto-critique » comme de mécanismes productifs et éthiques permettant à une personne, aux autres et au groupe de s’améliorer. Critiquer les autres implique d’être capable de se critiquer soi-même. La critique n’a pas pour objectif de blesser les autres, elle est basée fondamentalement sur l’empathie, l’honnêteté et l’envie de résoudre les problèmes.
Les actions solidaires n’immunisent pas une personne de la critique. Au contraire, elle y est nécessaire. Elles se fondent même dessus, afin de pouvoir être éthiquement correctes. Mais, à ce jour, les actions solidaires de la gauche euro-centrée sont largement dépourvues de ce type de critique, ce qui met en évidence les obstacles majeurs de la gauche occidentale pour s’organiser ou même mener des discussions sur des bases saines, ce qu’elle est incapable de faire actuellement. Fondamentalement, un.e vrai.e révolutionnaire est une personne qui commence le processus de révolution de façon interne et qui commence par elle-même.
La solidarité n’est pas une action de charité mais un processus horizontal, multi-dimensionnel, éducatif et multi-directionnel qui contribue à l’émancipation de toutes les personnes impliquées.
Être solidaire signifie se mettre au même niveau les un.e.s avec les autres, de résister côte à côte.
Cela signifie partager des compétences, des expériences, des connaissances et des idées sans perpétuer les relations fondées sur le pouvoir. La différence entre la charité et la solidarité est que dans un cas une personne est « inspirée » par une autre et veut lui enseigner quelque chose, tandis que dans l’autre, les individus s’appellent « camarades » entre eux et veulent apprendre.
Pour s’attaquer à ces problèmes, il n’est pas suffisant que chaque personne fasse sa propre critique. En réalité, nous avons besoin d’un nouveau paradigme de solidarité, dans lequel nous remettrions systématiquement en cause l’appropriation et l’abus de pouvoir et dans lequel nous mettrions en place des mécanismes d’éducation mutuelle et d’échange de points de vue dont nous nous assurerions de la validité.
La solidarité, à la base, cela signifie respecter et compatir avec les luttes les un.e.s des autres et se voir tou.te.s comme luttant du même côté quand on entame une démarche d’auto-libération mutuelle, sans ignorer les différents points de départ et contextes, les différentes histoires et identités. La plus grande récompense pour une solidarité véritable est le fait que toutes les personnes impliquées apprennent ensemble à organiser et à s’organiser. Par conséquent, dans l’absolu, comme le soulignent les personnes du Chiapas ou du Kurdistan par exemple, la solidarité cela signifie « allez faire la révolution chez vous ! ».
Les politiques d’identité sans aspect internationaliste seront toujours limitées, car elles ne peuvent pas apporter une plus grande émancipation dans un système global d’oppression et de violence, de la même manière que l’internationalisme sans respect des luttes ancrées localement restera superficiel et sans succès, car il ne reconnaît pas les profondes complexités des différentes causes des cris d’appels à la paix.
Renforcer mes bases renforcera les tiennes également, et c’est là la seule méthode d’interaction avec laquelle nous pourrons combattre l’ordre sexiste, raciste, impérialiste, capitaliste et meurtrier du monde.