« Construire la vie telle que nous voulons la vivre ensemble » – Le village des femmes de Jinwar

Fév 25, 2023Expériences et analyses, Femmes

Impulsé par le mouvement des femmes, la jineologie, l’organisation des familles des martyrs Jinwar est un village qui s’enracine au Rojava depuis 2016.

Pensée comme une commune il permet aux habitantes et a leurs enfants de réorganiser leur vie à leur manière et souvent aussi de se construire et reconstruire. 

Un artilcle de Maria TORNAOD publier sur ritimo dans le dossier  “Au-delà de l’etat-nation : le confédéralisme démocratique, une alternative politique pour les kurdes au Moyen-Orient”

Jinwar, le village des femmes, est peut-être l’un des projets les plus médiatisés de la révolution des femmes du Rojava. Pour les journalistes étranger·es et les délégations diplomatiques, mais aussi pour toutes les personnes qui s’impliquent dans la transformation sociale dans la région, Jinwar est un arrêt obligé. Pour beaucoup, et surtout ceux qui n’y ont jamais mis les pieds, il est aussi un objet de curiosité, qui ne manque de produire moultes affirmations et marques de rejet. Au-delà du classique « et pourquoi pas un village des hommes ? », l’on entend souvent, comme une petite ritournelle : « c’est immoral », « ça m’étonnerait bien que les femmes puissent se débrouiller toutes seules », « on ne peut pas vivre sans homme », « c’est une nouvelle forme d’exclusion », etc.

Mais Jinwar ne cherche pas à exclure, plutôt à autonomiser. Ainsi, seules les femmes et leurs enfants peuvent vivre au village, mais les hommes sont acceptés en tant que visiteurs diurnes. Chacune peut venir arpenter les quelques hectares, déambuler entre les 30 maisons construites en terre battue traditionnelle, la grande cuisine commune au centre du village, l’école – composée de 8 maisons arrondies –, l’académie, le centre de santé, la boulangerie, le potager et le verger, les terres arables, l’élevage de moutons et le magasin.

On y aperçoit Asi, la chienne gardienne qui veille sur les environs, les poules qui s’ébattent sous son œil attentif, le rayon de soleil des soirs d’été qui fait rougeoyer les passantes et y écouter le cliquettement des mobiles dans le vent, le doux vrombissement du moteur électrique et les rires des enfants qui dévalent le toboggan en hurlant.

 

Imaginer

« Sur les traces des résistances des femmes […] nous voulons relier la civilisation historique des femmes de la région et la révolution du Rojava et faire résonner leurs connaissances de la vie et de la liberté. Ce village est construit pour développer la covivance libre (hevjiyana azad), une société éthique et politique, l’écologie et l’écologie communale, la connaissance historique des femmes, le savoir médical, l’éducation et la pédagogique, sur la base de la beauté et de la moralité de la société, de l’éthique et l’esthétique, de la capacité d’auto-organisation et de la politique, de l’auto-défense comme l’un des droits fondamental, de la vie des femmes et des enfants.

Ce projet est compris comme un projet contre toutes les violences, occupations, violations des droits humains et des droits des femmes, contre les mentalités sexistes, fondamentalistes religieuses, nationalistes et positivistes. Tous les groupes et femmes organisées qui le souhaitent peuvent mettre en place un tel projet dans leurs régions. »

L’idée d’un village des femmes au Kurdistan a été proposée par Abdullah Öcalan, le leader du mouvement de libération du Kurdistan, dans un projet plus large d’alternative au système capitaliste, étatique et patriarcal. Il se veut une réponse à tous les problèmes qu’affrontent les femmes dans la société : sexisme, polygamie, mariages forcés, assignation au foyer, colonisation, guerre. En analysant ces problèmes, les femmes qui participent à la révolution ont vu en la création de cet espace autonome une étape nécessaire pour s’organiser et imaginer une autre vie.

En 2015, la Waqfa Jin (WJAS, Fondation des femmes libres en Syrie), l’Académie de Jineolojî, le Kongra Star, l’Association des familles de martyrs et le comité de médecine naturelle se sont réunies pour jeter les bases du projet. S’en est suivie une phase de discussions avec toutes les composantes de la société : femmes organisées et isolées, hommes, responsables politiques et religieux… Nombreuses sont celles qui ont partagé leurs idées et propositions pour le village. Ce moment a aussi permis de gagner en partie l’acceptation sociale du projet, pour éviter une levée massive de boucliers au moment où il verrait le jour.

C’est le nom de Jinwar (jin signifiant femme, war signifiant lieu ou terre) qui a été choisi. Son symbole est l’hermel (peganum harmala), une plante médicinale, remède contre plus de 200 maladies, utilisée depuis des milliers d’années en Mésopotamie. Elle représente la fertilité, l’énergie positive, la protection et le féminin. Ses graines sont aussi utilisées comme calendrier ou encore, dans les familles kurdes mais aussi arabes, syriaques-assyriennes, syriaques, chaldéennes ou turques comme protection contre le « mauvais œil».

Construire

La première étape de la construction du village a été un rassemblement, le 25 novembre 2016, journée de lutte contre les violences faites aux femmes. Le comité de construction de Jinwar, composé de femmes issues des différentes structures féminines locales, des villages voisins mais aussi de celles qui souhaitaient venir habiter par la suite au village, a annoncé publiquement le début des travaux et planté les premiers arbres du verger.

L’hiver a été consacré à la préparation des matériaux nécessaires à la construction, en attendant les jours cléments du printemps pour s’attaquer aux fondations et à la fabrication des briques en terre, le « kalpitch » avec lesquelles sont montées toutes les maisons. Trois types de maison, de tailles différentes, ont été construits, en fonction du nombre de personnes à y habiter. Des femmes mais aussi des hommes sont venu·es de toute la région pour participer à des journées de volontariat, pendant lesquelles la petite cuisine, première debout, fumait pour nourrir parfois jusqu’à 70 personnes. YPJ, étudiantes, mères, voisines, toutes ont mis la main à la pâte, ou plutôt à la boue, et c’est ainsi que dès le début, le village s’est doté d’un sentiment collectif qui dépasse de très loin ses limites géographiques.

Des artisans professionnels ont aussi été engagés pour travailler à la ferronnerie, la pose des portes et fenêtres, souvent permise par les donations et la récupération de bois ou d’autres matériaux de construction.

Le comité se répartissait alors les rôles : architecture et technique, documentation, archives, finances, jardin, cuisine, pendant une période de construction qui a duré plus d’un an et demi. Le 25 novembre 2018, deux ans après la première déclaration, les femmes se sont de nouveau réunies pour officialiser l’ouverture du village. Les habitantes ont alors pu emménager petit à petit dans leurs maisons toutes neuves, qui conservent naturellement la fraîcheur en été et la chaleur des poêles à mazout pendant la saison froide.

Arriver

Pour faire connaître le village, les femmes du comité ont parcouru les régions du Rojava et du nord-est de la Syrie de long en large. Dans les Maisons des femmes (Mala Jin), les Kongreya Star locaux (structures parapluie des organisations de femmes), les Associations des familles de martyres, les communes, elles ont partout fait passer le mot : il existe un village, à côté de Dirbesiyê, où les femmes et les enfants vivent en autonomie.

Les profils des femmes qui ont alors souhaité s’installer au village étaient très divers : veuves, femmes divorcées, répudiées, femmes célibataires qui ont choisi de ne pas se marier… Le plus souvent, il s’agit alors de faire accepter la décision de cette femme à sa famille. En effet, il est traditionnellement impensable tout d’abord qu’une femme puisse vivre ou élever ses enfants seule, mais il est aussi de coutume que les veuves restent vivre dans la famille de leur défunt mari.

L’une des habitantes, Bedra, arabe, a fui un mariage forcé avec le frère de son mari mort à la guerre. Fatma, kurde, s’est extirpée de sa belle-famille, qui voulait l’empêcher de travailler, elle qui était co-présidente de son district à Kobanê. Elle vit au village avec ses cinq filles. Melka, arabe, est venue de Shedaddi, délaissant sa ville, détruite par les années de guerre provoquées par daech. Elle y est depuis retournée. Zaynab, une kurde du Bakur, est installée au village avec son fils, alors qu’elle s’était enfuie il y a des années, enceinte, d’un mariage forcé avec un homme de vingt ans son aîné. Canda, kurde originaire d’Afrin, est arrivée après avoir échappé à la guerre et divorcé de son mari violent. Ses deux enfants vivent avec la famille de leur père dans les territoires occupés, elle n’a pas pu les récupérer.

Habiter

Le village est organisé selon le principe en vigueur partout au Rojava, celui de la commune. Les femmes se réunissent une fois par mois pour organiser leur vie commune et le travail, résoudre les problèmes qui surgissent, accepter les nouvelles habitantes, sur la base du contrat social du village. Tous les quinze jours une réunion restreinte a lieu pour débattre des questions les plus urgentes. Elles désignent tous les deux mois une porte-parole du village et s’organisent grâce à six commissions thématiques, afin de répartir les responsabilités : agriculture, santé, éducation, sécurité, économie et relations extérieures.

Elles transmettent leurs décisions et perspectives dans les assemblées du district et du canton, qui ont aussi lieu une fois par mois, mais aussi à celles du Kongra star, où celles peuvent échanger avec les autres femmes, connaître leur situation et travailler ensemble à des solutions et alternatives à plus grande échelle.

Communaliser

Un autre pilier de Jinwar est l’économie municipale, qui passe avant tout par l’agriculture et l’élevage. Blé, avoine, orge, lentilles oranges, légumes, fruits et olives sont cultivés au village, par les femmes elles-mêmes et des travailleuses saisonnières. La plupart des fruits et légumes sont consommés par les habitantes et donnés aux voisines et visiteuses. Les excédents sont vendus au marché de la ville. Le pain produit par la boulangerie, où deux femmes travaillent chaque matin, est, lui, partagé dans le village et vendu au magasin. L’on y afflue de tous les villages alentours, si bien que les femmes sont parfois contraintes de préparer trois fois la pâte. Chaque femme reçoit une part des recettes mensuelles qui sont aussi investies dans l’achat en gros et en commun de produits de base tels que le riz, l’huile, le sucre ou l’essence nécessaire au générateur d’électricité.

Éduquer

Dans l’un des angles du village, se dessinent la silhouette de huit maisons, peintes de toutes les couleurs. C’est l’école, avec ses salles de classe rondes – pour favoriser l’égalité et le partage – qui accueille les enfants du village et des environs, du CP au CM2. Comme partout au Rojava, les enfants étudient dans leur langue matérielle, en kurmancî ou en arabe dans ce cas, des matières comme les mathématiques, la biologie, la langue, les sciences sociales, la musique, les arts manuels. Les plus grands doivent aller suivre le collège et le lycée à Dirbesiyê.

Pour toutes les femmes, existe aussi l’Académie, lieu d’enseignement, de réunions, de formation. Les femmes des villages alentours sont aussi invitées, et des programmes de formation spécifiques à destination des hommes sont aussi en cours de préparation.

Au programme, des séminaires pratiques, en fonction des besoins et des intérêts des femmes, tels que la lecture et l’écriture, les travaux d’aiguille, l’informatique. Jinwar ayant été impulsé par l’Académie de Jineolojî, la science des femmes, celle-ci est toujours une part importante des formations plus théoriques.

La vie collective, la participation des enfants et des femmes à toutes sortes d’activités autour du village sont aussi les premiers moments d’une éducation qui se veut collective et basée sur l’expérimentation. Pour les habitantes, l’éducation des enfants dans un environnement féminin est aussi l’un des premiers éléments du développement d’une conscience anti-sexiste dès le plus jeune âge.

Soigner

Dès le début de la construction de Jinwar, des préparatifs ont été faits pour l’ouverture d’un centre de santé pour femmes et enfants, spécialisé en gynécologie et médecine naturelle. Il a été inauguré officiellement le 4 mars 2020 et baptisé « Sifa Jin ». Cela signifie « guérir/santé de la femme ». La préparation du centre a consisté à aménager les locaux, réunir le matériel médical et les plantes médicinales nécessaires, mais surtout à former des femmes des environs qui ont décidé de venir y travailler. Elles sont maintenant une petite dizaine à y officier tous les jours.

Les femmes de Jinwar mais surtout des villages environnants viennent consulter, pour tous les problèmes habituels de santé physique mais aussi pour des douleurs liées aux conditions de vie, à leur travail domestique et au stress procuré par leurs responsabilités au sein du foyer. De nombreux problèmes gynécologiques sont liés à des abus et violences au sein du couple.

Les soignantes organisent des formations de prévention ou de soin dans les villages environnants et il n’est pas rare que des femmes pratiquant la médecine naturelle chez elles partagent leurs connaissances, le village et son voisinage s’enrichissant mutuellement. Le but est de pratiquer une médecine des femmes pour les femmes, qui prenne au sérieux leurs peines et les conditions sociales qui les provoquent, cherchant, au final, à guérir toute la société toute entière.

Se défendre

A Jinwar comme plus largement au sein de la révolution des femmes du Rojava, l’auto-défense est un thème récurrent. « Pas le choix », diront les femmes, qui doivent faire face à de multiples attaques, plus ou moins visibles. Plusieurs des habitantes sont elles-mêmes réfugiées de guerre, ayant fuit les combats entre Daech et les FDS à Deir-ez-Zor ou l’invasion turque d’Afrin. Il s’agit alors de se re-construire tout d’abord. D’autant plus que les menaces planent en permanence sur la région et que les femmes ont dû évacuer le village lors de la dernière invasion turque de Serê Kaniyê et Girê Spî. Les lignes de front, relativement statiques depuis novembre 2019, sont situées à quelques dizaines de kilomètres du village seulement, tout comme la frontière.

Les attaques sont aussi celles, plus insidieuses, qui s’invitent dans le quotidien des femmes : pressions pour qu’elles retournent habiter dans leur famille ou celle de leur mari, menaces de la part des maris violents dont elles ont divorcé, pressions de la société, qui discrédite celles qui ont choisi de vivre au village.

Le travail d’auto-défense, au-delà des rondes de garde du village qu’effectuent les femmes, commence donc par l’éducation et la construction progressive d’une force et d’une volonté collective propre, libre, diraient celles qui s’y attellent. Au-delà, il s’agit de transformer les mentalités, par des relations soutenues avec le voisinage, les familles, la société toute entière.

Et comme la meilleure défense reste l’attaque, deux des bâtisseuses du village appellent en conclusion d’une interview : « Construisez des Jinwar et des lieux pour les femmes partout où vous le pouvez. Que ce soit des académies, des maisons autonomes dans un village ou une ville, que vous investissiez un quartier, tout est à faire et tout est possible. »