Contre les persécutions, le chant des femmes dengbêj

Avr 29, 2023Expériences et analyses, Femmes

En mars 2021, nous avons rencontré Feleknas à la maison des dengbêj de Amed (Diyarbakir). Ouverte quand les partis kurdes gagnèrent la mairie, ce lieu a pour vocation de préserver la culture orale des dengbêj, les bardes kurdes qui chantent a capella la mémoire de leur peuple. Dans cet environnement très masculin, où les chants véhiculent parfois une version féodale et patriarcale des histoires kurdes, Feleknas est la seule dengbêj femme, et une des rares parmi eux à ne pas avoir peur d’affirmer haut et fort ses convictions. Ce qu’elle raconte du rapport des femmes aux dengbêjî évoque les chants de femmes pashtoune collecté par le poète Saïd Bahoddine Majrouh avant son assassinat par les talibans.

Entretien avec une femme pour qui le chant est une lutte pour l’émancipation.

Qu’est-ce que le dengbêjî ?

Comment vous l’expliquer… Deng signifie « voix », bêj signifie « dire ». C’est-à-dire, si tu as une voix, alors tu chantes. Le dengbêjî est né naturellement. Les femmes, les mères kurdes, élèvent leurs enfants avec des dengbêjî et des lorîk.

Que représentent les dengbêjî pour les femmes ?

Pour les femmes, le dengbêjî était ce qu’il y avait de plus sacré, de plus important. Lorsque la tristesse prend place dans le cœur de la femme, il est en feu. Et c’est depuis ce feu qu’elle récite les dengbêjî. Face à un évènement tragique, c’est le cœur qui parle. C’est avec le dengbêj que tu jettes de l’eau sur ce feu. Le dengbêjî est important pour les femmes. Les femmes dengbêj sont peu nombreuses, c’est pourquoi, c’est une chose qui a beaucoup de valeur et d’importance.

Comment avez-vous commencé à chanter ?

Lorsque j’étais enfant, nous avions une radio. A 18h, durant 30 minutes, la station Erevan diffusait des dengbêjî en kurde dArîfê Cizirî, Meyrem Xan, Karapetê Xaço… et on les écoutait. Dans ces moments-là, je me disais toujours « si seulement moi aussi, je pouvais faire des dengbêjî ». Mais à cette époque là, les familles ne l’autorisaient pas. Il était strictement interdit qu’une femme, qu’une fille ou qu’une jeune mariée kurde soit dengbêj. Si leur voix était entendue par la société, par les tribus, elles étaient tuées. Lorsque se produisaient des évènements tristes tels que le décès d’un enfant, le meurtre d’un frère ou d’un mari, les femmes pleuraient, criaient, se tapaient la tête et chantaient des complaintes. Malgré leur douleur, elles étaient battues parce que des hommes entendaient leur voix et cela était considéré comme honteux. C’est de cette façon que les femmes étaient traitées et insultées… alors que nous sommes tou.tes humain.es. Lorsqu’un évènement tragique arrive, que nous sommes tristes, c’est notre cœur qui parle.

D’où viennent les dengbêjî ?

C’est la douleur qui s’est installée dans notre cœur qui fait naître le dengbêjî. Le dengbêjî, c’est l’effort et le travail de la mère, de la femme, mais on leur a interdit d’en faire. C’est de la bouche des femmes que sortent ces contes, mais ce sont les hommes qui s’en revendiquent propriétaires. Le dengbêjî, c’est notre culture à nous, les Kurdes. C’est notre existence. Notre langue. Notre identité. Si tu n’as pas de langue et que tu te rends dans un endroit, de quelle façon vas-tu t’exprimer ? Tu ne peux pas, c’est comme si tu étais muet. C’est pour cela que la langue est importante. J’aime les langues. Que ce soit le kurde, turque, circassien, zaza, l’anglais… Si seulement on pouvait s’exprimer dans toutes les langues. Mais la nôtre est le kurde. Dieu nous a créé en tant que Kurdes, et notre langue, c’est le kurde. Nous n’interdisons pas, n’interférons pas avec les autres langues. Nous voulons seulement nous exprimer dans notre langue où que l’on aille. Nos mères nous ont éduquées, nous ont parlé en kurde. Les dengbêjî sont récités en kurde.

Les chants des femmes sont-ils différents de ceux des hommes ?

Les femmes chantent les dengbêjî d’une plus belle façon que les hommes.

Prenons l’exemple d’une femme qui est tombée amoureuse d’un homme, mais dont les figures familiales masculines se sont opposées à leur union. Ils vont la « donner » à un cousin contre une certaine somme d’argent. Elle est amoureuse de quelqu’un, mais elle est mariée de force à quelqu’un d’autre. Alors cette fille fait un dengbêjî sur elle et son amour.

Les dengbêjî abordent plusieurs sujets : l’amour, l’aimée, la persécution, la tristesse… Une femme, une mère, peut chanter un dengbêjî sur ce qu’elle subit. Elle va allaiter son enfant, elle va faire un dengbêjî. Elle va aller au pâturage, elle va faire un dengbêjî sur ses sentiments. Elle va aller dans une forêt, et va faire un dengbêjî. Elle va aller à la fontaine pour chercher de l’eau, elle va faire un dengbêjî. En fait, tout ce qu’elle n’a pas pu dire chez elle pour ne pas que sa voix soit entendue par les hommes, par la famille, elle va l’extérioriser par des dengbêjî. Elle va dévoiler ses sentiments et ses émotions dehors, en cachette.

Y a-t-il beaucoup de dengbêj femmes ?

Il y en a beaucoup, mais pour certaines leurs familles ne les autorisent pas à chanter, et d’autres ont honte. Elles se disent, « je ne l’ai pas fait jusqu’à maintenant, je ne pourrai pas le faire dorénavant ». Mais elles sont nombreuses. Par exemple, dans la région du Serhat [ndlr : région kurdes les plus à l’est au sein des frontières turques, autour des villes de Van, Agri, Igdir, Kars], quasiment toutes les femmes, et même les hommes, sont des dengbêj. Parce que cette région possède une nature pure. Tou.tes possèdent de belles voix.

Par exemple la femme dit :

« Ô garçon, tu es parti dans un pays étranger. Que puis-je faire ? Que puis-je faire ? J’aimerais être un oiseau, voler, savoir où tu es afin d’atterrir là-bas… ».

En fait, elle a aimé quelqu’un, mais sa famille l’a mariée à un autre. Elle extériorise donc ses sentiments et ses émotions de cette façon. Contre les persécutions, les violences, la femme fait des dengbêjî. Le dengbêjî, c’est une invention des femmes, des mères. Quoiqu’ils disent, ce sont-elles qui l’ont inventé. Mais vu qu’on leur interdisait de chanter, les hommes s’en sont déclarés propriétaires. Je devais avoir 13/14 ans, lorsque je me faisais taper pour avoir récité des dengbêjî. « Tu es une fille ! C’est une honte, les hommes entendent ta voix ! », disaient-ils.

A Diyarbakir, comme dengbêj femme, il n’y a que moi. Du côté de Mêrdîn et Botan [ndlr : Cizîr, Şirnak,…] il y en a beaucoup. Chaque dengbêj a un style de mélodie différent. Du côté de Botan, ils font des dengbêjî sur un ton différent, idem pour le Serhat. Chacun chante dans son style.

Cela a changé ?

On en a fait, du chemin. Maintenant, les rôles ont changé. Nous les femmes avons brisé nos chaînes. Les femmes ont beaucoup souffert. Aujourd’hui, les hommes se sont écartés pour leur laisser le chemin libre. Pourquoi ?

Dans les années 1990, lorsque les villages étaient brûlés, la diaspora kurde a migré vers les grandes villes. Plus de travail, rien. Que s’est-il passé ? Ce sont les femmes qui ont lutté. Elles sont allées nettoyer des maisons, elles ont travaillé dans des jardins et encore dans plein d’autres domaines. Ce sont elles qui apportaient le pain à la maison pour les enfants. Elles qui les élevaient. Lorsque son enfant était arrêté ou tué, celle qui courait en premier, c’était la femme, la mère. Par exemple là, que Dieu nous en préserve, si l’enfant de quelqu’un se fait tuer, c’est la mère qui va courir et s’interposer en premier. Mais le père ne pourra pas faire ça. C’est la mère qui porte le poids le plus lourd sur ses épaules. Car la mère ressent la douleur dans son cœur. Elle peut s’interposer, se mettre devant ses enfants pour les protéger, et demander à être tuée à leur place. Les hommes ont vu que les femmes faisaient des sacrifices, qu’elles étaient en première ligne pour tout et c’est là qu’ils les ont laissées tranquilles.

Est-ce que vous enseignez le dengbêjî aux jeunes femmes ?

Après nous, il n’y aura quasiment plus de dengbêj. Pourquoi ? À cause de tous ces smartphones, Internet et les réseaux sociaux. Le dengbêj avait beaucoup de valeur avant. Les gens se rassemblaient dans la même maison tous les soirs, écoutaient et chantaient des dengbêjî jusque tard. Tout le monde écoutait. Aujourd’hui personne n’écoute. Dengbêj, c’est quelque chose de très difficile. Tu enregistres tout dans ta tête, sans musique et sans parole écrite puis tu le chantes. Tout le monde ne peut pas le faire. Les jeunes de maintenant se sont habitués à écouter des musiques pop ou autres. Ils sont habitués à la facilité. Le dengbêjî, c’est compliqué.

Le chant que vous préférez ?

Dengbêjî ? Ils sont tous bien. En 2014 par exemple, nous sommes allés à la frontière entre Suruç et Kobanê. Nous nous sommes fait attaquer par des tanks. Ils nous ont tellement persécutés que je me suis assise au sommet d’une colline, j’ai regardé ce qu’il se passait et j’ai fait un dengbêjî. Des journalistes comme toi sont venus, et m’ont demandé ce que je faisais. Je leur ai répondu : « Que voulez-vous que je fasse ? Vous voyez ce qui se passe ». Ils m’ont alors demandé si j’allais faire un dengbêjî. J’ai dit oui et j’ai chanté un dengbêjî sur Kobanê en m’inspirant de ce qui se déroulait sous mes yeux. C’est ça le dengbêjî. Tu vois des choses, tu les vis et tu en fais un dengbêjî. La femme est toujours présente dans les dengbêjî, les films, les séries, les musiques. Si elle n’y est pas, ça n’a aucun sens. Dans les dengbêjî, on entend toujours les noms de la maman, la sœur, la fille, du village, de la rivière, de la fontaine, de la montagne. Ce sont les choses qui constituent le dengbêjî.

Paroles de la chanson

 

Mère, ô mère

Mère, ô mère

 

Mère, que la plaine de la Syrie brûle

C’est une plaine plate

 

Père, que la plaine de Kobanê brûle

C’est une plaine plate

 

Dieu sait,

Il n’y a ni arbre,

Ni porte,

Ni protection

 

Que la maison du président

Tayyip Erdogan brûle

 

Lors des attaques contre les Kurdes

Tombent des bombes et des tanks

 

A Kobanê,

Ils coupent la tête des enfants,

Et les déposent sur les dépouilles

 

Ils ont capturés les femmes et belles filles kurdes

Les vendent dans les rues

Contre de l’argent et des dollars

 

Je fais appel

aux soixante-quinze députés kurdes

 

Je dis,

Que votre maison soit détruite

Ils ont mis votre fierté sous les pieds de l’ennemi

 

Il y en a assez ! Laissez de côté les bien du monde

Les jeunes filles et garçon kurdes ont encerclé leur position

Ils protègent l’honneur et la fierté de tous les kurdes

 

Au nom de Dieu, ils ont juré sur le sang des martyrs,

Du Kurdistan

 

Ils vont faire de la plaine de la Syrie,

Un tombeau et un cimetière

Pour Daesh, les traîtres et l’ennemi

 

Oh maman, entend notre cri

Oh mes frères entendez notre cri

Oh le monde, entend notre cri

 

En haut c’est le cri de détresse du peuple

En bas c’est notre cri pour le leader APO, Abdullah Öcalan

 

Mère, ô mère

Mère, ô mère

Nous crions à l’aide mais personne ne vient à notre secours

Mère, la ville colorée de Kobanê brûle

Que le feu de nos fours les brûlent

Viens… ces cruels, ces … sont arrivés au pouvoir en attaquant avec des bombes et des tanks

Les garçons et les filles ont pris les tranchées

Ô mère, ô mère

Au nom de Dieu, ils ont juré sur le sang des martyrs,

Du Kurdistan

Ils vont faire de la plaine de la Syrie,

Un tombeau et un cimetière

Pour Daesh, les traîtres et l’ennemi

Mère, ô mère

Mère, ô mère

Ay ma mère vit un désastre à cause de l’Etat

Mon frère vit un désastre à cause de l’Etat

En 2014, ils veulent nos têtes

[ndlr : le mot ferman est difficile à traduire, il traduit l’idée d’une situation difficile, d’un désastre causée par l’action d’un groupe (de l’Etat) sur un peuple]

Mère, ô mère

Mère, ô mère

Nous crions à l’aide

Mais personne ne vient à notre secours

Mère, ô mère

Dayê lê dayê

Dayê lê dayê

 

Dayê bila deşta Sûriyê bişewite

Deştekî dûz e

 

Bavo bila deşta Kobanê bişewite

Destekî dûz e

 

Xwedê zane,

Ne dar e,

Ne derî ye,

Ne sitar e

 

Bila agir bikeve mala serokkomar

Tayyip Erdoxan

 

Êrîşê ser kurdan

Dikeve top û tanqan

 

Li Kobanê,

Serê zarokan jê dikin,

Datînin ser laşan

 

Keç û bûkê kurdan ji xwe re rehîn girtine

Li kolanan difroşin

Bi peran û dolaran

 

Ez bang dikim

Heftê û pên miletvekili kurdan

 

 

Ez dibêm,

Mala we xirab be

Namûsa we bin lingên dijmina dane

 

Êdî bes e! Dev berdin ji hêstî û peran

Keç û xortên kurdan di mevzî çember dane

Diparêzin şeref û namûsa hemû kurdan

Welleh son xwarine bi xwîna şehîdan

Bi navê Kurdistanê

 

Ewê deşta Sûryê

Ji Daîş û xayin û neyaran re

Bikin mezel û goristan

 

Ay lê dayê li me hewar e

Gelê bira li me hewar e

Gelê dinya li me hewar e

 

Li jorê hewara mirinê alemê xalikê jor e

Li jêrê hewara me serok Apo Abdullah Ocalan e

 

Ay dayê li me ferman e

Ay bira li me ferman e

Li me ra agirê fermana giran e

 

Dayê bila Kobana rengîn bişewite li hemberê

Bila agirê ji tenûrê bişewite li hemberê

Were va zaliman va nemrudan bi top û tankan êrîş kirin hatin serê

 Keç û xortên kurdan tê de girtine mevzî û çemberê

 

 

Wî de dayê, lê dayê

Welleh son xwarine bi xwîna şehîdan

Bi nave Kurdistanê

 

Ewê deşta Sûryê

Ji Daîş û xayin û neyaran re

Bikin mezel û goristan

 

Dayê lê dayê

Dayê lê dayê

 

Ay dayê li me ferman e

Bira li me ferman e

Sala 2014 li serê me rakirin fermana giran

 

Hewara me li jor Rebê alemê xalikê zemanê

Hewara me li jêrê serok Apo Abdullaj Ocalan e

Dayê lê dayê

Dayê lê dayê

 

En dikin qêrîn û hewar

Kes gazîya me nayê

 Dayê lê dayê