Dans le Dersim, les jeunes s’en vont
L’émigration des jeunes de Dersim s’accroît chaque année. La province se place au deuxième rang de la plus faible population de jeunes. Pour les habitants, les autorités locales devraient créer des opportunités afin de lutter contre ce phénomène, conséquence des politiques gouvernementales. Un article de Eylem AKDAĞ, publié début décembre sur Yeni Özgur Politika.
À Dersim, l’émigration de la population dure depuis des années. Le phénomène devient de plus en plus visible à mesure que davantage de jeunes partent à l’étranger. Selon des chiffres non officiels, environ 7 000 d’entre eux ont émigré vers les pays européens. En conséquence, de nombreuses écoles dans les villages risquent d’être fermées pour cause de “population insuffisante”. Les enseignants de la ville affirment que même les élèves des écoles primaires et secondaires n’arrivent pas à imaginer un avenir dans le pays et rêvent d’émigrer à l’étranger. Le chômage, l’inquiétude pour l’avenir, poussent à l’émigration. Les raisons politiques aussi.
Dans les années 1980 et 1990, Dersim, qui a connu une émigration continue principalement pour des raisons politiques et économiques, est devenue une des villes les moins peuplées. Pour les habitants de Dersim, dont le taux de population jeune est le deuxième plus bas de Turquie selon les données de l’Institut statistique turc (TÜİK), le problème de l’émigration ne peut-être résolu que grâce à la création d’emplois locaux, et à un environnement démocratique.
Chômage, désespoir
Pour Erdoğan Çakar, les jeunes quittent la ville en raison du désespoir créé par le gouvernement. Il souligne que les problèmes les plus importants des jeunes étaient d’ordre économique et concernaient l’avenir. “Nos jeunes qui étudient à l’école rêvent de l’Europe parce qu’ils ne peuvent pas trouver de travail dans ce pays“, explique-t-il, ajoutant que sa fille, diplômée en sciences politiques et en relations internationales, n’ayant pu trouver de travail nulle part en Turquie, a voulu aller en Europe.
“Tous ceux à qui nous parlons dans le voisinage vont en Europe“, affirme M. Çakar, résumant la situation actuelle : “La première raison est la nature antidémocratique du régime politique basé sur le règne d’un seul homme et le fait qu’il ne donne pas d’espoir à la société. Le désespoir est grand. La deuxième, c’est le chômage, nos jeunes sortent de l’université et veulent travailler, mais ils ne trouvent pas d’emploi. Comme le système a tissé ses propres réseaux, il n’emploie pas d’étudiants hors de ces derniers. Le troisième problème est la perception créée dans cette ville, en particulier par les administrations locales, du chômage et du désespoir dans la ville. Pour cette raison, les jeunes se sont tournés vers l’Europe, il y a une migration importante.“
Attaques contre la langue et la croyance
Pour Çakar, “Il y a un système imposé sur les croyances et l’identité de notre société. Il ne s’agit pas d’une politique nouvelle, elle centenaire. Depuis l’établissement de la République, les croyances, la culture et les valeurs de notre société ont été attaquées, en particulier au cours des 20 dernières années. Nos jeunes se sont détachés de leur foi, de leurs croyances et de leurs coutumes. Cela crée un profond désespoir“.
« Nous devons nous rassembler, construire les piliers d’une opposition démocratique et nous renforcer. »
Il souligne que cette crise identitaire est également à l’origine des départs : “Si vous ne pouvez pas vous vivre avec votre identité, il y a rupture. Cette crise découle des pratiques antidémocratiques. La non-acceptation de la communauté alévie et de ses croyances, la non-acceptation de nos cemevis, le fait qu’elles aient encore le statut d’associations, l’oubli et l’assimilation de la langue maternelle dans notre communauté poussent également nos jeunes à se détacher de leur propre société et de leur propre pays“.
Les autorités locales doivent proposer une alternative
Soulignant que “la solution réside dans la lutte contre cette situation“, Çakar pense que l’opposition existante ne parvenait pas à avoir un impact suffisant sur l’atmosphère politique du pays. “Les élections ont été perdues en raison de la fragmentation de l’opposition. Le maintien du régime d’un homme unique a provoqué une recrudescence d’émigrations. Face à cela, les forces démocratiques, en particulier les autorités locales, doivent s’organiser et prendre position. Nous devons nous rassembler, construire les piliers d’une opposition démocratique et nous renforcer. À Dersim en particulier, il y aura bientôt des élections. Le maire élu dans cette ville doit être capable de créer de l’espoir. Il devrait mettre en place de petites alternatives et développer des politiques locales. Nos jeunes devraient pouvoir revenir ici et récupérer leurs terres dans les villages voisins, et ces terres remises en production. En ouvrant des ateliers à l’échelle locale, nos jeunes pourrait revenir à Dersim. Des activités artistiques en particulier peuvent être développées. Une orientation professionnalisante peut être trouvée pour nos jeunes chômeurs. Des écoles professionnelles peuvent être créées. Ce sont les administrations locales qui devraient s’en charger. Nous n’avons rien vu de tel jusqu’à aujourd’hui, et la plupart des migrations ont eu lieu au cours de cette période. Les administrations locales sont très importantes à cet égard.”
L’Europe n’est pas la solution
Nuray Tayhava estime que la migration à l’étranger n’est pas une porte de salut : “Les jeunes partent à cause du chômage et parce qu’ils ne se projettent pas dans l’avenir, mais ce n’est pas non plus une solution. J’ai été en Europe, je l’ai vu, ce n’est pas le salut. J’ai vécu à Istanbul pendant 30 ans puis je suis revenue à Dersim. Je suis revenue pour la nature et les beautés d’ici. Mon fils a terminé l’université et il est parti. J’ai essayé de l’en empêcher, mais je n’ai pas réussi. Il est également parti à cause du chômage. Notre ville natale est très belle, on doit essayer de faire quelque chose, de produire. Si nous parvenons de faire quelque chose à notre âge, ils devraient le pouvoir aussi. On peut produire dans nos villages. Si je n’avais pas de travail, je travaillerais aussi dans mon village. Tout le monde a de la terre, elle peut être cultivée. N’abandonnons pas nos terres, elles sont fertiles. La production est entre les mains des gens“.
Je me sens très mal
Abdullah Gök, 65 ans n’a pas quitté la terre où il vit depuis toujours. Les vieux jours de Dersim lui manquent. Il explique que le chômage est l’origine de l’exode des jeunes et résume son sentiment sur la situation actuelle par les mots suivants : “Je suis très amer, la ville était mieux avant“.
Emine Bilbay appelle les jeunes à revenir : “Ils partent parce qu’ils ne voient pas d’avenir ici. Nous sommes tristes. Il n’y a pas de nouveaux cerveaux, que peuvent faire les vieux ? Ils partent parce qu’il n’y a pas de sécurité pour l’avenir et pour des raisons économiques. Mon fils est diplômé de trois universités, mais il n’a pas de travail. Il n’y a pas d’emploi ici, pas d’avenir. Pour que les jeunes reviennent, il faut que le coût de la vie baisse, qu’il y ait des emplois et de quoi subvenir à ses besoins. Si ces choses arrivent, les jeunes ne partiront pas, notre pays est très beau“.
Il ne reste plus que les personnes âgées
Eylem Bozkurt : “C’est très triste. Tous ces enfants travailleurs en qui nous avions confiance sont partis. Le médecin aussi s’en va. Ma fille est ingénieure, elle travaille mais elle veut partir. Je pense que si la gestion de ce pays changeait, si les dirigeants changeaient, la migration s’arrêterait. Je suis commerçante, je cherche du personnel ; j’ai téléphoné à trois ou quatre personnes, mais elles m’ont toutes dit qu’elles envisageaient de partir dans deux ou trois mois.
Presque tous les jeunes sont partis, il ne reste que les vieux dans les cafés. Il n’y a pas de jeunes dans les rues. Elles sont vides. En ce moment, je vois le manque de ceux qui sont partis. Cela affecte tout. Quand ils partent, cela touche aussi notre commerce. La ville est vide. Quand je regarde Dersim, nous sommes déjà dans un petit endroit. Nous n’avons pas une très grande zone commerciale.
Ma culture et ma langue ont déjà disparu, et quand les gens partiront, je disparaîtrai complètement. C’est donc un sujet très sensible. Je me sens triste.”
Nos villages sont vides
Cafer Çiçek : “Presque tous nos amis se trouvent actuellement en Europe, à l’étranger. Ce qui est déterminant, ce sont les raisons pour lesquelles les gens partent. On ne peut rien dire à ceux qui veulent partir. Par exemple, ils sont condamnés pour des raisons politiques, ils doivent partir. Mais il y a aussi un groupe de personnes qui partent volontairement. On se demande ce qu’il advient d’eux. Après tout, notre population est petite, c’est un petit pays. La population jeune, en particulier, est très réduite. Par exemple, je vais au village, il est vide. Ils ont construit de si belles maisons pour 3 à 5 millions de personnes, mais elles sont vides. Nous avons une culture, une langue, une identité et une terre qui disparaissent. D’ici 20 à 30 ans, les terres que nous possédons aujourd’hui auront peut-être disparu.