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De la modernité capitaliste à la modernité démocratique.

Oct 31, 2022Confédéralisme démocratique, Expériences et analyses

Il est courant d’entendre des groupes et des collectifs internationalistes parler de « Confédéralisme démocratique » comme étant le paradigme idéologique du Mouvement de Libération Kurde. Bien que ce concept ait été utile pour comprendre l’évolution idéologique du mouvement, il reste quelque peu incomplet, et il serait peut-être plus approprié de parler de Modernité Démocratique. Pourquoi ? C’est ce à quoi tente de répondre cet article de Rok Brossa paru sur le site de la Commune internationaliste et que nous traduisons ici. 

Pour comprendre le concept de Modernité démocratique, il ne suffit pas de comprendre les mots qui le composent puisque, comme l’explique Öcalan dans son « Manifeste pour une civilisation démocratique » (Tomes I et II disponibles en français aux Éditions du Croquant), ces mots ont été utilisés faute de mieux. Le concept est proposé comme une juxtaposition à la Modernité capitaliste, qui à son tour est utilisée pour définir la mentalité hégémonique de la civilisation actuelle, qui dure depuis plusieurs siècles.

« l’État-nation s’est consolidé comme la structure politique hégémonique depuis la Révolution française. »

Par Modernité capitaliste, nous entendons la consolidation du Marché comme système dominant dans les sociétés, où tout est mesuré par sa valeur économique. L’accent est donc mis sur la société matérielle, laissant de côté les valeurs éthiques et morales qui sont nécessaires à l’existence d’une société. L’application actuelle du système du Marché, qui s’est étendu à tous les domaines de la vie et de la société, est basée sur deux éléments qui ont réussi à devenir hégémoniques : le positivisme et l’État-nation.

Le positivisme, qui s’est consolidé comme source de connaissance avec l’empirisme et la méthode scientifique cartésienne, promeut un dualisme objet-sujet. Or, l’idée d’une observation « objective », simulant un sujet rationnel complètement extérieur à l’objet d’étude, a des résultats catastrophiques lorsqu’elle est appliquée à la sociologie. La mentalité selon laquelle nous ne pouvons extraire une connaissance objective que de ce que nous pouvons voir, expérimenter et démontrer, est centrée sur les valeurs matérielles, en tournant le dos aux valeurs spirituelles et éthiques qui accompagnent l’humanité depuis la nuit des temps. Ce sont précisément ces valeurs immatérielles qui sont à l’origine des sociétés, en consolidant un système éthique et moral commun – un régime de vérité – qui était essentiel pour que la société s’étende au-delà de la tribu ou du clan.

En outre, l’État-nation s’est consolidé comme la structure politique hégémonique depuis la Révolution française. La lutte pour la liberté menée par les classes populaires et opprimées, contre le despotisme des États monarchiques et théocratiques de l’Europe médiévale, a été habilement dirigée par la soif de pouvoir de la bourgeoisie naissante. Le besoin d’une identité commune qui unirait le mouvement anti-monarchique, une fois l’identité morale de la religion abandonnée, a été comblé par l’identité nationale du citoyen, qui est devenue la pierre angulaire sur laquelle la nouvelle civilisation a été construite. Au lieu de servir Dieu, ils serviraient désormais l’État. La prémisse « une langue, un drapeau, une nation » est devenue le ciment qui homogénéiserait les nouveaux États-nations, les amenant à nier et à réprimer toute autre identité qui ne s’y conformerait pas.

Mais que se cache-t-il derrière la notion d’État ? Tout comme les prêtres et les monarques contrôlaient la société grâce à la force idéologique contenue dans la « parole de l’évangile », l’élite bourgeoise a accumulé un grand pouvoir matériel grâce au commerce et à l’argent, et a mis en œuvre l’idéologie de la « main invisible du marché ». Le commerce, considéré comme essentiellement malhonnête à travers l’histoire en raison de son manque d’éthique, est devenu le cœur du nouveau système social. La mentalité matérialiste du capitalisme a réussi à supplanter la mentalité morale de la religion, qui, après des siècles de coexistence et de collaboration avec le pouvoir, avait fini par être complètement corrompue.

Ce processus a ouvert la voie à l’apogée de la Modernité capitaliste dans laquelle les États-nations, justifiant leurs actions par le positivisme, sont devenus l’outil d’exploitation et d’oppression le plus efficace. Le matérialisme extrême de ce type de société a fusionné avec l’héritage patriarcal, chauvin et anthropocentrique de la morale judéo-chrétienne, qui avait été prédominante dans les monarchies absolues. C’est ainsi que s’est construit le « profit maximum » comme concept devant guider et réguler toute la vie, et avec lui la richesse qu’il a créée, basée sur l’exploitation des femmes, de la nature et des classes opprimées.

Ce processus a ouvert la voie à l’apogée de la Modernité capitaliste dans laquelle les États-nations, justifiant leurs actions par le positivisme, sont devenus l’outil d’exploitation et d’oppression le plus efficace. Le matérialisme extrême de ce type de société a fusionné avec l’héritage patriarcal, chauvin et anthropocentrique de la morale judéo-chrétienne, qui avait été prédominante dans les monarchies absolues. C’est ainsi que s’est construit le « profit maximum » comme concept devant guider et réguler toute la vie, et avec lui la richesse qu’il a créée, basée sur l’exploitation des femmes, de la nature et des classes opprimées.

« L’organisation politique se positionne donc non pas comme une avant-garde extérieure à la société, mais comme un sujet de transformation de l’intérieur, cherchant à montrer la praxis de ce que signifie être une société démocratique. »

La Modernité démocratique consiste donc à dépasser cette ère hyper-matérialiste, en posant précisément ses bases sur les valeurs éthiques et les pratiques démocratiques qui sont pourtant sous-jacentes dans notre société. Pour atteindre cette étape, le Mouvement de libération kurde ne se contente pas de donner une définition théorique de ce que la société devrait « objectivement » faire ; la nouvelle idéologie qui émerge de ce paradigme évite la mentalité positiviste et le totalitarisme de l’État-nation. L’organisation politique se positionne donc non pas comme une avant-garde extérieure à la société, mais comme un sujet de transformation de l’intérieur, cherchant à montrer la praxis de ce que signifie être une société démocratique.

La critique et l’autocritique ont été des aspects clés pour transformer et affiner l’idéologie, en tirant les leçons de la trajectoire révolutionnaire du mouvement qui, il y a 40 ans, s’est inspirée du marxisme et du Mouvement de Libération Nationale. C’est cette autocritique, basée sur l’étude et la compréhension élargie de l’histoire et des sociétés humaines démontrée dans la pensée d’Abdullah Öcalan et synthétisée dans ses livres « Manifeste pour une Civilisation Démocratique », qui a permis la réorientation stratégique du mouvement.

Lorsqu’on étudie l’Histoire, il est important de ne pas se laisser entraîner dans le discours du pouvoir, qui présente une évolution des sociétés et de l’humanité comme conduisant inévitablement à l’État comme seul modèle possible de civilisation. Cependant, la société civilisée, qui est née avec la révolution néolithique il y a environ 12 000 ans, était fondée sur des principes de coopération et d’entraide – ce que nous appelons la société naturelle – et elle est à la recherche constante de la manière de se libérer de l’exploitation et de l’oppression des systèmes étatiques nés il y a 5 000 ans. La société démocratique, directement liée à la société naturelle, a survécu malgré les attaques de l’État, en résistant à la pression totalitaire et à la hiérarchie, et en essayant de retrouver la nature communale et égalitaire de la société.

Cette résistance s’est souvent terminée par des soulèvements et des insurrections populaires, qui ont ensuite été écrasés par les structures militaires supérieures de l’État. Parfois, un certain degré de succès a été atteint, surtout lorsqu’ils étaient basés sur une analyse et une organisation sociale fortes qui permettent à la résistance de défier efficacement le pouvoir centralisé de l’État. Deux scénarios se sont présentés ensuite : des négociations qui ont alors amélioré les conditions sociales, ou un génocide dans lequel l’État a anéanti la résistance. Ce dernier a alors réaffirmé son pouvoir sur les institutions du savoir où s’écrit l’histoire (universités et académies) pour s’assurer que son discours soit transformé en idéologie et imposé à la société afin d’éviter toute réémergence de ces soulèvements. Qui, alimentés par le désir de liberté, se produisent néanmoins de temps à autre.

En analysant les diverses révolutions culturelles qui ont eu lieu au cours de l’histoire, de la révolution néolithique à la renaissance, en passant par l’émergence des grandes religions et des systèmes de civilisation, nous pouvons constater que les changements de mentalité qui précèdent le prochain état de civilisation ne sont pas ceux imposés par la force, mais ceux dans lesquels la population est capable de se saisir de sa propre volonté. C’est là que se situent les principales critiques du socialisme kurde à l’égard du socialisme soviétique : un système basé sur l’oppression par les structures de l’État-nation, conçu « objectivement », qui était alors appelé socialisme réel. Cependant, une révolution ne peut prospérer lorsqu’elle est imposée par un État totalitaire. Le socialisme ne peut être atteint que par la libre volonté de la société.

« Par autodéfense, nous entendons les stratégies et les mécanismes que les êtres vivants utilisent pour survivre et résister à l’élimination. »

Une analyse approfondie de la guerre, de la paix et de la légitimité de la violence, ainsi qu’une compréhension plus large de l’histoire de l’humanité et des processus biologiques de la vie elle-même, sont synthétisées dans le concept d’autodéfense, autre dimension clé du paradigme de la Modernité démocratique. Par autodéfense, nous entendons les stratégies et les mécanismes que les êtres vivants utilisent pour survivre et résister à l’élimination. En concevant les sociétés comme des entités vivantes à un niveau collectif, comme nous pouvons le voir dans les ruches d’abeilles ou les bancs de poissons, il est clair que les sociétés humaines ont besoin de systèmes d’autodéfense collectifs, essentiels à la survie face aux attaques du Léviathan vers lequel les États-nations capitalistes ont évolué.

La société et la nature sont attaquées à différents niveaux par l’État-nation, qui draine son énergie et ses ressources par l’expansion coloniale et la recherche du profit maximum. Pour nous émanciper et nous défendre de ce fardeau qui corrompt la société et détruit la nature, nous devons récupérer la société, qui survit aujourd’hui fragmentée et dépossédée de sa capacité fondamentale à se défendre. La modernité capitaliste a conduit la société à l’abîme de l’individualisme, où ses citoyens dépendent entièrement de l’État pour prendre en charge ses problèmes au lieu de s’entraider. C’est pourquoi la première étape pour entamer le chemin vers la Modernité démocratique est l’Autonomie démocratique. Il s’agit d’un autre concept clé avec les trois autres que nous expliquons dans les lignes qui suivent : le Confédéralisme démocratique, la République démocratique et la Nation démocratique.

L’Autonomie démocratique consiste en un processus d’organisation sociale par lequel l’émancipation de l’État-nation est atteinte. Elle se concentre sur une perspective locale, souvent avec une approche municipaliste, cherchant à organiser la société de bas en haut et à un niveau de base reposant sur l’autogestion et l’aide mutuelle. Au fur et à mesure que ces nœuds locaux se construisent, ils cherchent à générer une synergie entre eux, en s’entrelaçant avec d’autres processus similaires d’auto-organisation dans l’ensemble de la structure confédérale. Ce processus d’organisation entre les groupements sociaux locaux, qui sont autonomes et indépendants de l’État, est ce que nous comprenons comme le Confédéralisme démocratique.

Au fur et à mesure que ce réseau se configure, il est probable que les États tentent de l’attaquer en utilisant différentes tactiques de guerre, en essayant de perpétuer leur domination et leur exploitation de la société et des individus qui la composent. Pour éviter que cela ne se produise, il est nécessaire de mener à bien une tâche diplomatique avec les États, qui doit être considérée comme une stratégie d’autodéfense, cherchant à limiter son pouvoir à travers des accords et des contrats sociaux. Plus la société est organisée et forte, plus elle aura de marge de manœuvre pour vaincre l’État, en faisant toujours attention à ce que l’État ne la manipule pas. Les États qui respectent l’autonomie démocratique et l’organisation basée sur le confédéralisme démocratique, sont ce que nous comprenons comme les républiques démocratiques.

Ces Républiques démocratiques ne doivent pas être comprises comme l’objectif final, mais comme un moyen de limiter le pouvoir des États. Les idées développées par le socialisme libertaire sont justes lorsqu’elles désignent l’État comme l’ennemi, mais elles manquent de profondeur pour présenter des alternatives. L’État dispose de mécanismes d’autodéfense nombreux et élaborés, qui doivent être désactivés étape par étape par l’organisation sociale. Une confrontation directe contre l’État amène le conflit là où l’État le souhaite, sur son terrain naturel, la guerre militaire, un scénario dans lequel l’État dispose de ressources et d’une expérience gigantesques. Par conséquent, le dialogue est la voie qui doit toujours être considérée comme la première option, à la recherche d’une solution démocratique. Mais si l’État refuse d’accepter les conditions présentées par la société, répondant par la violence, la seule véritable alternative est la guerre révolutionnaire populaire.

L’objectif pour lequel nous devons nous battre dans tous ces processus, que ce soit lors de la construction de l’autonomie démocratique, de l’organisation du confédéralisme démocratique ou de la transformation de l’État en république démocratique, est de construire la Nation démocratique. Le concept de Nation démocratique ne doit pas être compris selon le paradigme de l’État-nation avec une langue, un drapeau et une patrie, mais comme une unité sociale plus grande qui partage une histoire et une culture communes. Lorsque nous parlons de nation, nous le faisons, faute d’un meilleur mot, mais nous nous référons à l’idée d’une société plus large, partagée par des personnes qui vivent sur un territoire commun. La nation démocratique n’est pas liée à des frontières sur une carte, mais au sentiment de proximité au sein d’une société qui partage des valeurs et une mentalité communes.

La Nation démocratique doit se concentrer en premier lieu sur la réalisation d’une société égalitaire et écologique, en recherchant l’émancipation des femmes et la défense de la nature comme priorités. La mentalité d’une nation démocratique implique une série de dimensions et de sphères qui doivent être gérées de manière démocratique sur la base de l’éthique et de la conscience sociale. Il s’agit de toutes les sphères telles que l’individu au sein de la communauté, la vie sociale, la vie politique, les relations au sein du couple, la gestion de l’économie, la structure juridique, la culture, l’autodéfense et la diplomatie. Ces dimensions interagissent les unes avec les autres et ne peuvent être comprises comme des compartiments fragmentés et isolés, mais comme des éléments interdépendants que nous devons renforcer pour permettre le bon fonctionnement de la société. Les nations démocratiques deviennent donc une nouvelle unité, tricotée par le Confédéralisme démocratique, construisant un réseau mondial qui donnera naissance à une Civilisation démocratique. Ce processus sera le point culminant de la Modernité démocratique.