Dicle Ela : des ateliers textiles aux montagnes libres
En 2017, Dicle Ela était tuée par les forces spéciales turques près de la ville de Kulp, dans la province de Amed. Retour sur son engagement militant au sein du PKK.
La ville de Shengal était en ruine. Des colonnes de fumée noire s’élevait dans les airs. Les balles sifflaient au-dessus des têtes et régulièrement résonnait des explosions de roquette. Sur les montagnes en surplomb, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) avait établi des bases. C’est là que j’ai croisé Dicle Ela.
En août 2014, quelques semaines après s’être emparé de la ville de Mossoul, Daech avait lancé une attaque sur la ville de Shengal et la montagne éponyme, refuge des Ézidis. Pour les jihadistes, celles et ceux qui y vivaient étaient des hérétiques. Face à leur avancée inexorable, les Peshmergas affiliés au Parti Démocratique du Kurdistan (le PDK de Barzani) ont abandonné les populations qu’ils étaient censés protéger, en leur retirant leurs armes, les laissant à la merci des assaillants. Lors de leur progression, les combattants de Daech ont massacré systématiquement les hommes et fait prisonnier pour les réduire en esclavage les femmes et les enfants. Une partie de la population a pu s’enfuir dans la montagne. Les forces du PKK ont envoyé en urgence une unité de quelques hommes pour freiner la progression des jihadistes, tandis que côté syrien, les YPJ/YPG ouvraient un corridor pour permettre l’évacuation des Ézidis.
En décembre 2014, le PKK, appuyé mollement par des Peshmergas envoyés par le PDK, a lancé une offensive pour reprendre la montagne, puis la ville de Shengal, des mains de Daech. Quand je m’y rends fin décembre, la partie haute de la ville a été libérée. Mais les drapeaux noirs frappés de la Shahada flottent encore en contrebas. Les jihadistes s’abritent des bombardements dans un réseau de tunnel et lancent des attaques pour essayer de reprendre les quartiers perdus. Avec le photographe Ali Arkady, nous photographions les combattants. Après une course dans une rue en pente, nous nous sommes engouffrés dans l’entrée d’une ancienne maison. Après un petit corridor, nous avons débouché sur une cour au sol bétonné. Un groupe de combattant·es était stationné là et vaquait à ses occupations. À l’étage, un sniper avait pris position. En bas, on attendait assis autour d’un feu sur lequel le thé bouillait dans une grand théière noire de suie.
Dicle Ela a serré dans ses bras les combattantes qui nous accompagnaient. Le verbe haut, elle échangeait avec elle plaisanteries et rires. Sa veste en cuir noir et ses cheveux coupés au carré lui donnait un air décalé de rockeuse. Avec sa gouaille, elle ne passait pas inaperçu. Je me souviens qu’elle m’a regardé en rigolant, l’air de se demander ce que je fichais là. Je l’ai ensuite recroisée à plusieurs reprises. Une fois, marteau et burin en main, elle ouvrait une ouverture dans un mur pour permettre le passage des combattants.es à l’abri des snipers de Daech.
Presque dix ans plus tard, au hasard des réseaux sociaux, je revois passer le visage de Dicle Ela. Ce n’est pas la première que je tombe ainsi sur une photographie de quelqu’un que j’ai croisé en reportage. Et souvent, cela signifie que la personne a été tuée. Après quelques recherches, j’apprends grâce au site de l’agence Firat News que Dicle Ela est morte le 27 octobre 2017 dans la région de Kulp, près d’Amed, suite à une attaque de l’armée turque. Grâce aux articles de la presse kurde, dont on ne saluera jamais assez le travail, je reconstitue son parcours. Ceci est un hommage à Dicle Ela. Şehîd namîrin, les martyrs ne meurent pas.
« Sa famille voulait l’appeler Welat – la patrie, en kurde. Mot d’une langue interdite, écrit avec une lettre proscrite. »
Dicle Ela est née Velide Avraş en 1990 à Bitlis, dans les régions kurdes occupées par la Turquie. C’est la plus jeune des enfants. Sa famille voulait l’appeler Welat – la patrie, en kurde. Mot d’une langue interdite, écrit avec une lettre proscrite. Le fonctionnaire de l’état civil a refusé de l’inscrire sous ce nom, au motif que le « W » ne figurait pas dans l’alphabet turc. Ses parents ont alors transformé Welat en Velide. Nous utiliserons ici Welat.
À cette époque, l’État mène une « sale guerre » contre le mouvement kurde pour la liberté. Les villages sont rasés, incendiés et leurs habitants chassés vers la périphérie des villes. En 1995, la famille de Welat est forcée de déménager à Istanbul et s’établit, comme beaucoup de Kurdes à cette époque, dans le quartier de Bağcılar.
Welat ne va pas à l’école. Pour les Kurdes, l’école turque est synonyme d’assimilation. À l’âge de 12 ans, elle suit des cours du soir pour apprendre à lire et à écrire. Au bout de deux ans, sa professeure insiste auprès de sa famille pour l’envoyer à l’école. Elle trouve son élève intelligente et pense qu’elle pourra y réussir. Welat est inscrite en 7e classe. Mais l’intégration dans le système scolaire se passe mal. La jeune fille reste environ deux ans à l’école et finit par abandonnée, dégoûtée. Il semble qu’à l’école, elle est mal acceptée des autres élèves et subit des discriminations en raison de ses origines kurdes. Elle commence à travailler dans un atelier textile, comme beaucoup de femmes dans ces quartiers excentrés et populaires d’Istanbul. Le travail y est rude, l’exploitation la norme.
Müzeyyen, sa mère dit d’elle que c’était sa petite dernière, son enfant le plus précieux. « Elle était très enjouée, nous avions l’habitude de blaguer à la maison. Elle était notre joie. » La mère et la fille sont complices. « Un jour, elle est venue me voir et m’a dit : « On va faire de la lutte avec toi. Si tu me bats, je te promets d’arrêter de fumer ». J’ai donc lutté avec elle et je l’ai battu. Quand je l’ai mis à terre, elle a ri et m’a dit : “J’ai promis que je ne fumerai plus”. Après cela, je ne l’ai plus jamais vu fumer ».
En 2012, elle a quitté la maison un beau matin pour aller travailler. Mais au lieu de suivre le chemin de l’atelier, elle a pris celui des montagnes et a rejoint le PKK. Elle est alors devenue Dicle Ela. « Un jour, nous l’avons vue à la télévision alors qu’elle se battait contre Daech à Shengal. elle se montrait si forte que nous étions à nouveau fiers d’elle. » dit sa mère.
« Un jour, nous l’avons vue à la télévision alors qu’elle se battait contre Daech à Shengal. elle se montrait si forte que nous étions à nouveau fiers d’elle. »
Après avoir lutté à Shengal en 2014, Welat a combattu à différents endroits. En 2017, elle est envoyée au Bakur, dans les régions kurdes colonisées par la Turquie, pour y affronter la deuxième armée de l’OTAN. Le 27 octobre, l’armée lance une attaque sur la position occupée par Welat et ses camarades dans la zone de Dorşin du district de Pasur (Kulp) à Amed. À ses côtés, Berfin Taşlı (Sarina Amed) et Mustafa Güneş (Hebun Amed). Elles se battent jusqu’à la dernière cartouche. On ne connaît pas exactement leur fin. Un premier article affirme que quand les familles récupèrent les corps, ceux-ci présentent des mutilations horribles, qu’elles attribuent à la torture. Mais les articles suivants affirment que les trois combattants, acculés, ont préféré faire exploser leurs grenades pour ne pas tomber vivants aux mains de l’ennemi. En cela, ils suivent l’exemple d’une figure emblématique du PKK, Berîtan, qui s’est jetée d’une falaise plutôt que d’être capturée.
Les forces armées du PKK, les HPG, déclarent dans un communiqué : « Le 26 octobre, au cours de l’opération menée par les forces spéciales de l’ennemi dans la région ainsi que par des avions de reconnaissance, des hélicoptères de type Cobra ont bombardé la zone de Mezra Sor du village d’Eskar vers 14h00 le 27 octobre. Après le bombardement, l’ennemi a fait atterrir des hélicoptères de type Sikorsky dans la zone. Ensuite, de violents affrontements ont eu lieu entre les forces ennemies et une unité de trois personnes de nos forces dans la zone. L’ennemi a subi de lourdes pertes au cours des affrontements qui ont duré quatre heures. »
Les corps sont transportés à Amed. Les familles viennent les identifier, mais elles doivent attendre plusieurs mois pour les récupérer.
Nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui viennent leur rendre hommage à leurs obsèques. Les officiels du mouvement kurde civil bien sûr, et des associations, notamment les Mères de la Paix. Mais aussi les familles d’autres martyrs et une foule d’inconnu·es venu·es saluer une dernière fois leur engagement. Lors des funérailles, la mère de Welat déclare : « Il n’y a pas de langue pour décrire cette douleur qui me brûle le cœur, mais au-delà de ma douleur, je suis très fière de ma fille, de ma Dicle, pour son attitude inflexible. Je suis heureuse d’avoir une fille comme Dicle. Je suis très fière [d’elle]. Ma fille n’est pas la première martyre de notre famille, mais j’espère qu’elle sera la dernière. J’espère que cette effusion de sang cessera et que le cœur des autres mères ne brûlera plus. J’aurai toujours la tête haute grâce au martyre de ma fille. Mes condoléances à notre peuple. Ton martyre est honoré ».
Nom de code : Dicle Ela
Nom de famille : Velide Arvas
Lieu de naissance : Bitlis
Nom de la mère et du père : Müzeyyen – İhsan
Date et lieu du martyre : 27 octobre 2017 / Amed
Nom de code : Hebun Amed
Nom de famille Mustafa Güneş
Lieu de naissance : Amed
Nom de la mère – du père : –
Date et lieu du martyre : 27 octobre 2017 / Amed
Nom de code : Sarina Amed
Nom de famille : Berfin Tasli
Lieu de naissance : Amed
Nom de la mère – du père : Müseddet – Ekrem
Date et lieu du martyre : 27 octobre 2017 / Amed