Bombardements au Rojava

Du HDP au DEM Parti – Interview avec Gülistan Atasöy

Jan 17, 2024Expériences et analyses

Nous avons échangé fin 2023 avec Gülistan Atasöy, co-présidente sortante du Parti démocratique des peuples (HDP), à Amed. À l’occasion de la fin de son mandat, nous sommes revenus avec elle sur l’année écoulée, marquée par un revers électoral et une remise en question profonde du parti. Éclairage d’une militante passée du champ syndical au champ politique.

Une interview de Loez en exclusivité pour Serhildan. Traduit du turc par Serhildan.

Vous êtes sur le point d’achever votre mandat de co-présidente du HDP à Amed. Comment avez-vous vécu cette période ?

J’ai travaillé dans le champ syndical pendant de nombreuses années, dans la direction de la Confédération des syndicats du public [KESK], à la fois localement et à la direction nationale. J’ai donc été dans les métropoles de Turquie. Même si, du fait de mon identité, je n’ai jamais été éloignée de la politique du Kurdistan, je n’y avais jamais joué un rôle direct auparavant. Cette expérience a été nouvelle pour moi, et difficile. Elle m’a permis de réaliser à quel point il est compliqué de faire de la politique en Turquie, en particulier au Kurdistan. Dans un pays où les fondements démocratiques ont été abolis, c’est-à-dire où il n’y a même pas de liberté de pensée et d’expression, le simple fait de mener une politique d’opposition alternative vous confronte chaque jour à de nouvelles interdictions, à de nouvelles obstructions.

Face aux obstacles et aux interdictions arbitraires du pouvoir judiciaire et des autorités administratives, sous la menace constante du système judiciaire, il est vraiment très difficile de mener un projet politique, de rassembler la société autour celui-ci, de faire en sorte que ce projet lui corresponde, et de créer une organisation. Le régime a changé en Turquie et nous avons essayé de faire de la politique en tant que HDP à une époque où le régime a voulu soumettre les Kurdes. Si nous acceptions les limites du gouvernement, cela aurait signifié nous renier nous-mêmes.

Ça a aussi été une période où beaucoup de nos cadres ont été emprisonné·es ; ceux et celles qui étaient libres risquaient d’être arrêté·es et tué·es à tout moment, beaucoup de nos ami·es sont parti·es en exil. Nous avons eu beaucoup de difficultés en termes d’encadrement.

Au cours des huit dernières années de guerre, de polarisation, de discours militariste et d’hostilité généralisée envers les Kurdes, une pression spéciale, intense, s’est exercée sur Amed [Diyarbakir] et dans la région. L’État a conçu sa politique kurde à partir d’Amed. C’est aussi une période pendant laquelle il a exercé une contrainte forte sur toutes les institutions, même celles en dehors du champ politique. Ses politiques violentes et oppressives ont été légitimisées, considérées comme allant de soi et partiellement normalisées. [Pour nous] c’était donc difficile d’élaborer des plans et des politiques à moyen terme. En plus de cela, le procès en dissolution contre le parti a provoqué un état de découragement.

C’est-à-dire ?

On croyait que le parti serait fermé à tout moment, que les Kurdes seraient écartés de la politique, qu’ils seraient politiquement liquidés et que les institutions du pays, notamment le système judiciaire, garderaient le silence. Car nous savons qu’en matière de démocratie en Turquie, même les organisations d’opposition restent silencieuses lorsqu’il s’agit des Kurdes. C’est une situation qui est malheureusement considérée comme un état de fait par le peuple kurde. Il en a toujours été ainsi depuis une centaine d’années.

Ces dernières années, nous avons pu observer une inquiétude face au comportement arbitraire et oppressif de l’AKP, en dehors des Kurdes et des milieux socialistes avec lesquels ceux-ci font de la politique – mais même ces milieux, dernièrement, se sont montrés régulièrement en retrait -, il est désormais acquis qu’il n’y aura pas d’autres voix à s’élever. Nous avons vécu une période où les Kurdes ont été livrés à eux-mêmes, où la loi ne fonctionne pas, où la justice ne fonctionne jamais, où le système judiciaire prend constamment des décisions qui nous sont défavorables, et où aucun mécanisme de l’État ne rend quoi que ce soit de possible.

Qu’en est-il du processus de dissolution du HDP dans ce contexte ?

Le processus de dissolution du HDP et de la politique qu’il représente en Turquie est destiné à se poursuivre. C’est pourquoi le problème majeur pour nous a été de trouver d’autres voies, de créer des alternatives et de les faire accepter par la société. En fait, nous pouvons dire que nous avons expérimenté les lourdes conséquences de cette situation lors des élections. Nous avons dû créer une alternative [le Yeşil Sol Parti puis le HEDEP et aujourd’hui le DEM Parti] sous pression, au milieu d’un processus de dissolution. Ce faisant, nous avons fait preuve de lacunes et, en raison de diverses erreurs tactiques, il est aujourd’hui devenu nécessaire de nous restructurer un peu plus, avec notre propre processus d’autocritique. Nous en sommes actuellement à ce stade. Gardons à l’esprit que le HDP est maintenant dans une situation flottante. Mais il a ouvert la porte à une période complètement différente, dans de laquelle nous essayons  de relancer l’ensemble de ses gains politiques par le biais du HEDEP, qui se se rapproche à nouveau de la société. Nous voulons faire de cette période un succès avec une organisation plus forte pour l’avenir.

« […] lorsque nous observons la scène politique de la Turquie aujourd’hui, il est devenu clair que notre proposition est la seule alternative qui va au-delà de l’idéologie officielle, qu’elle soit du gouvernement ou de l’opposition. En d’autres termes, il est devenu clair qu’une compréhension correcte de la politique de la troisième voie est vitale pour le peuple kurde.»

Vous faites donc le constat, après ces élections et le processus d’auto-critique que vous mentionnez, que le HDP s’était éloigné de la société ?

Nous avons organisé des réunions d’évaluation avec nos propres cadres organisationnels. Ensuite, avec nos allié·s. Puis, diverses discussions avec des organisations démocratiques et différents secteurs de la société avec lesquels nous avons travaillé dans la lutte pour les droits, le droit, la démocratie et les libertés. Enfin, nous avons pu rencontrer face à face plus de 30 000 personnes lors de réunions publiques. La chose la plus importante qui en est ressortie est la suivante : lorsque nous observons la scène politique de la Turquie aujourd’hui, il est devenu clair que notre proposition est la seule alternative qui va au-delà de l’idéologie officielle, qu’elle soit du gouvernement ou de l’opposition. En d’autres termes, il est devenu clair qu’une compréhension correcte de la politique de la troisième voie est vitale pour le peuple kurde.

Nous avons essuyé les plus vives critiques sur la question de la Table des six [ou Alliance de la nation, coalition électorale de six partis menée par le principal parti d’opposition, le CHP] et de l’Alliance populaire [coalition électorale menée par l’AKP]. Nous aurions dû savoir que le choix du moindre des deux maux, du fait que les élections présidentielles se tenaient en même temps que les élections législatives, ne profiterait ni au peuple kurde ni à la démocratie turque. Car quoi qu’il en soit, il n’était pas possible qu’une politique que nous appelons la troisième voie prenne vie avec un soutien éclectique ou indirect de l’extérieur. Bien que nous le sachions déjà, de nombreuses critiques ont été émises sur le fait que certes il était peut-être juste de faire perdre Tayyip Erdoğan, mais que plusieurs de nos tactiques ont été développées de manière inadéquate, que cela a réveillé les traumatismes de la société et écorché la sensibilité de personnes ayant subi l’assimilation pendant 100 ans. Les politiques qui n’ont pas suivi [ce principe] de la troisième voie n’ont pas été couronnées de succès.

Une autre raison est qu’il y a eu une capitalisation politique qui a apporté une alternative différente, [le HDP], en dehors des partis de l’establishment existants, à un coût élevé. Cette capitalisation politique a été construite avec le peuple. Le prix a été payé à la fois par nos cadres et par le peuple. Mais par la suite, surtout après 2014-15, il y a eu de nombreuses critiques sur le fait que la démocratie au sein du parti avait été mise à mal. A l’inverse d’une politique produite collectivement avec le peuple, une approche plus centralisée s’est développée, et des décisions ont été prises sans les suggestions et les opinions de celui-ci.

Ces deux points font partie des critiques les plus fondamentales. En d’autres termes, il y a eu une critique importante selon laquelle une prise de décision centralisée plus restreinte – depuis les processus de nomination des candidats jusqu’aux décisions politiques qui ont été prises – nous avait privé de l’avis du peuple et donc d’un processus que l’on pourrait qualifier d’organisation avec le peuple, amenant normalement au renforcement de celle-ci.

Lors du processus électoral les acquis des Kurdes n’ont pas été largement discutés. Au contraire, on attendait constamment des Kurdes qu’ils fassent des concessions, même sur les acquis les plus justes. Ces concessions ont été faites dans une certaine mesure, et donc aucune revendication n’a émergé. En d’autres termes, à une époque où la politique kurde affirmait qu’elle se construisait pour être une alternative, l’absence de revendication de ses victoires s’est reflétée dans le public par un certain retrait, un maintien à l’écart, et par un certain ressentiment. Cela a aussi pu se traduire par des votes réactionnaires ou de l’abstention. En fin de compte, toutes ces critiques nous sont apparues aujourd’hui comme très justes.

Y a-t-il eu des critiques spécifiques à Amed ?

Amed occupe une place très importante non seulement au Kurdistan, mais aussi dans la politique turque d’hier et d’aujourd’hui. Il est important que la politique kurde essaie de se définir correctement à partir d’ici. En même temps, surtout en ce qui concerne la question kurde et la démocratie, les messages émanant d’ici sont d’un grand intérêt et d’une grande importance pour la société turque. Historiquement, socialement et politiquement, elle a une telle importance qu’une approche qui ne la reconnaît pas, qui ne la fait pas exister politiquement, se reflète dans la situation générale du pays. En d’autres termes, l’établissement ici d’une politique forte, juste, peut avoir un impact important sur l’ensemble du Kurdistan. Amed peut avoir un effet dominant à ce niveau, ou un effet négatif, à l’inverse, si vous ne pouvez soutenir une telle politique. En d’autres termes, il nous a été reproché à Amed d’adopter une approche politique qui ne correspondait pas à son caractère unique et à sa mission. Sinon les critiques générales ont été les mêmes presque partout.

Un député du CHP, Sezgin Tanrıkulu, a tout de même été élu à Amed lors des dernières élections. Comment l’analysez-vous ?

Soyons clairs : c’est une rupture pour le CHP d’avoir obtenu, après de nombreuses années [sans succès électoral], un député à Diyarbakır [Amed], qui est considérée comme la capitale du Kurdistan. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut qualifier de banal. Mais il est également très net que la période que nous avons vécue a été propice à la manipulation, et que celle-ci semble produire ses effets dans l’électorat en raison de notre incapacité à nous protéger comme il aurait fallu face aux pressions exercées sur notre parti. Ces dernières années en particulier, et du fait que nous n’avons été capables de trouver en nous-même une force qui restructure notre principe de lien social avec le peuple.

La position du régime kémaliste et du CHP, qui porte dans son ADN le déni des Kurdes depuis des années, est évidente. Mais n’oublions pas non plus que la première entrée des Kurdes au parlement s’est faite avec le SHP de l’époque, qui fait aujourd’hui partie du CHP. Par la suite, la politique kurde a payé un lourd tribut à la lutte qu’elle a menée dans sa propre sphère. ELle nous avait laissé·e·s seul·e·s. En d’autres termes, il y a eu une expérience négative d’une tentative précédente qui est encore vive dans nos mémoires. Mais ensuite, le processus de résolution et les négociations se sont développés [à partir de 2011]. Au cours de cette période, il y a également eu un processus qui a tenté de s’opposer à l’idéologie officielle de l’État et dans lequel par la suite, les Kurdes sont redevenus les acteurs principaux et où la coexistence a pu être envisagée. Mais si vous vous souvenez bien, le CHP s’y est opposé à l’époque. Nous avions essayé de le mener avec le gouvernement actuel. Par la suite, la question kurde elle-même a été de nouveau criminalisée, avec l’adoption par le gouvernement de politiques belliqueuses [après les élections de 2015]. Le processus [de négociations] n’a pas été suffisamment compris par la société, précisément parce que la question kurde est une question dont nous pouvons discuter avec l’ensemble de la société, mais alors sur la base de valeurs égalitaires, de liberté et démocratiques.

À l’époque, ce groupe d’opposition, le CHP, aurait peut-être pu se positionner autrement. Dans ce cas, peut-être aujourd’hui ne vivrions nous pas une période où l’on parle à nouveau de guerre, où la question kurde est à criminalisée. Bien que l’identité de ce parti soit connue du public, ce député CHP [Sezgin Tanrıkulu], qui a toujours défendu les droits de humains, a été élu pour ce qu’il représente en tant que personne. L’élection d’un député de ce parti est bien sûr une rupture pour nous. Nous avons une responsabilité dans notre déficience à partager avec le public nos analyses à propos des autres politiques. Mais il est très clair qu’avant les élections, une atmosphère avait été créée pour que l’AKP parte, que le CHP arrive et qu’un nouveau processus de résolution commence avec le CHP.

L’opinion publique a également été manipulée de manière à ce que des hommes politiques comme Sezgin Tanrıkulu apparaissent comme ayant à jouer un rôle important dans ce qui aurait été ce nouveau processus de résolution. Il a transformé cette situation en un élément positif en sa faveur, ce qui lui a permis d’obtenir un tel résultat. Si l’on se place dans la perspective d’aujourd’hui, notamment en ce qui concerne l’accord que Kemal Kılıçdaroğlu a conclu avec Ümit Özdağ [ultra-nationaliste, anti-Kurde] lors du second tour, il est très difficile de dire que cette tendance existe encore.

Mais le plus important, c’est notre incapacité à l’expliquer. En d’autres termes, oui, il y a un mouvement contre nous, mais alors que nous sommes tombés bien en dessous du nombre de députés que nous avions fixé comme objectif pour Diyarbakır, un tel écart a été créé en raison de la faiblesse de nos liens sociaux avec la société, c’est notre plus grande autocritique de la dernière période.

Le Yeşil Sol Parti a été créé au moment des élections, et son nom vient d’être changé en HEDEP [puis DEM Parti]. Que traduit ce changement ?

Le Parti démocratique des peuples [HDP] est un parti qui s’est développé à partir de partis qui avaient été fermés à cinq reprises auparavant. Jusqu’à aujourd’hui, les partis politiques kurdes ont été continuellement interdits. Nous sommes un peuple habitué à cela. Mais la procédure de dissolution du HDP a été étalée sur une période indéfinie par le gouvernement. Les deux options ont été constamment maintenues à l’ordre du jour, comme si le HDP pouvait être dissout à tout moment, mais que cela prendrait beaucoup de temps. Par conséquent, participer aux élections avec le HDP constituait un risque énorme. Il était nécessaire de développer une alternative. Celle-ci devait être basée sur les partis existants. C’est ainsi qu’est né le Yeşil Sol Parti.

En réalité, il a été fondé en 2012, en même temps que le HDP, c’était une de ses composantes. En termes d’encadrement, il avait un potentiel formé par le rassemblement de libertaires, de démocrates et d’écologistes dans les métropoles de Turquie, se définissant comme tels. Ce n’était pas un parti connu du peuple kurde, ce n’était pas un parti organisé au Kurdistan et dont le nom y était connu, même si c’était l’une de nos six composantes. Il est apparu comme une option obligatoire par nécessité et en raison de l’incertitude de la fermeture du HDP selon le calendrier électoral. Mais le YSP n’est pas un nom auquel le peuple kurde est habitué.

« En d’autres termes, oui, il y a un mouvement contre nous, mais alors que nous sommes tombés bien en dessous du nombre de députés que nous avions fixé comme objectif pour Diyarbakır, un tel écart a été créé en raison de la faiblesse de nos liens sociaux avec la société, c’est notre plus grande autocritique de la dernière période. »

En effet, même si le HDP n’était pas un parti représentant uniquement les Kurdes, sa colonne vertébrale était formée par le peuple kurde. Dans tous les partis où l’identité kurde a été mise en avant, du passé au présent, il y a toujours eu les mots “peuples”, “égalité”, “démocratie” : ils reflètent la lutte pour l’identité du peuple kurde et font partie de sa mémoire. Le YSP n’était donc pas en mesure d’y faire écho. C’est pourquoi nous avons constaté diverses confusions reflétées dans les urnes. Il y a eu un transfert de voix vers certains partis en raison de leur emblème ou de leur nom, ce qui nous a fait perdre des sièges parlementaires à certains endroits. Afin d’éviter que cette situation ne se reproduise, il était nécessaire de créer un nom familier au peuple, tel que le Parti de la démocratie et de l’égalité des peuples (Hedep), qui rappelle la période Hadep des années 90, lorsque le peuple kurde était massivement rassemblé. Une période où un parti politique fort, proche du peuple, touchait les masses, un nom qui à la fois évoque cette mémoire et la rapproche du présent, et qui est porteur de nouveaux acquis, et doit au moins éveiller la sympathie et les souvenirs du public, sous une forme qui le revitalise. La proposition de Hedep a été adoptée lors de notre congrès. Dans toutes les conférences organisées, des suggestions de noms avait été reçues. Hedep a été choisi par notre commission de consensus. Il suscite un vif intérêt aujourd’hui. Ce changement de nom a suscité au moins autant d’enthousiasme que le renouvellement des cadres du parti. Je pense que c’est très important [le nom du parti a été de nouveau changé pour DEM Parti à cause d’un refus de la cour de cassation d’adopter le nom Hedep, considéré justement comme trop proche de celui du Hadep, parti dissous en 2003]. […] Le HEDEP [maintenant DEM Parti] canalisera toute l’expérience politique du HDP et ses cadres locaux. Il mobilisera ses cadres pour organiser ensemble non seulement la transition entre les partis, mais aussi la période à venir, suite au processus d’autocritique que nous avons mené pendant des mois.

Quelles seront les conséquences de cette refondation quant aux alliances avec la gauche turque ?

Cela fait des années que nous menons la lutte nationale ici. Par conséquent, nous n’avons jamais porté une vision politique où n’existerait que la lutte des classes, où une seule fraction de la société serait représentée. Parce qu’il existe un paradigme politique qui reconnaît la sociologie du peuple kurde et qui est basé sur la démocratisation de l’ensemble du peuple en conséquence, il existe un paradigme politique holistique et il doit être inclusif. Dès le début, nous avons fait de notre mieux pour éviter toute situation susceptible de nuire à cette inclusion. Bien qu’il soit nécessaire de dire que le peuple kurde est politiquement proche de la lutte socialiste, le HDP se situait au-delà. Il constituait en quelque sorte un terrain commun, auquel pouvaient se joindre tous les segments sociaux, les organisations de défense de la liberté de croyance, les organisations de femmes, les organisations écologistes, les organisations syndicales et tous ceux qui s’exprimaient sous quelque identité que ce soit. Il faut donc dire que l’alliance avec le Parti turc des travailleurs (TIP) ou d’autres partis de gauche a suscité diverses critiques, en particulier dans la partie conservatrice de la société.

En effet, le peuple kurde possède un potentiel conservateur très important, notamment sur la question de la foi. Pour cette raison, nous pouvons dire que les efforts de manipulation de l’AKP avec un parti tel que Hüda-Par [“Parti de Dieu”, parti islamiste kurde], qui propose une approche religieuse différente et a été enclin à la violence dans le passé, auxquel s’est ajouté le manque d’inclusivité du Parti des travailleurs turc (TIP) ou d’autres partis socialistes de gauche, ont brouillé la question de l’alliance avec ces partis. On peut dire qu’ils nous ont privés d’un potentiel d’électeurs différents, que nous aurions pu atteindre. La justesse de cette caractérisation de « différents » peut bien sûr être débattue, de même que la pertinence d’un objectif de conquête de ces électeurs, mais lorsque nous évaluons les résultats de l’élection, nous ne pouvons que constater cet échec.

La demande du TIP d’augmenter le nombre de ses propres candidats [dans la répartition entre candidats YSP et TIP sur les listes électorales parlementaires], en particulier au cours du processus électoral, risquait de réduire le nombre de députés que le YSP obtiendrait. Malgré cela, le TIP n’a pas lâché. Cela a été très mal vu d’un peuple qui a été soumis à l’oppression et à la persécution par l’AKP pendant tant d’années. Qui a été victime de massacres très graves. Cela a suscité de la colère. Alors que des problèmes de vie ou de mort étaient discutés ici, une politique délétère a été choisie, fondée sur une approche de comptage et d’augmentation des sièges et un accord d’alliance avec le TİP au motif d’élargir l’alliance malgré tout. Cela a fait l’objet de critiques sérieuses. Car ce n’est pas notre conception des alliances. C’est vraiment un handicap sévère d’être observé depuis un endroit qui ne perçoit pas votre sensibilité, qui ne voit pas ces difficultés et cette persécution que vous vivez. Pour nous, cela s’est exprimé à la fois dans les réunions publiques et en termes de résultats électoraux. Nous pouvons dire que cela nous a pesé.

Durant votre mandat, avez-vous remarqué une évolution dans les tactiques du régime ?

Dans ce processus de changement de régime que l’AKP tente d’imposer à la Turquie, le Kurdistan est traité d’une manière particulière. Tayyip Erdoğan, comme vous le savez, a déclaré qu’il élèverait une génération religieuse et vindicative. Il a mobilisé tous les mécanismes et institutions de l’État dans ce sens dans toute la Turquie et avec des méthodes spéciales au Kurdistan. Pour nous [ses pratiques] d’éducation religieuse des enfants dès la maternelle, de transformation de la religion en un outil et son utilisation abusive sont une chose très différente de la liberté de croyance. Par vindicatif, il entend l’hostilité envers les Kurdes. C’est ce qui lui a permis, malheureusement, lors des dernières élections, de se maintenir au pouvoir.

En effet, en Turquie, le nationalisme et la politique centenaire de négation [des minorités] présente dans l’idéologie officielle sont encore très ancrés. Une certaine partie des laïcs turcs, une grande partie de ceux qui se définissent comme laïcs face à la religiosité de l’AKP, ont pourtant voté pour l’Alliance populaire [menée par l’AKP], réactionnaire de leur point de vue, afin d’empêcher que les Kurdes ne jouent un rôle clé au parlement. C’est très important. En d’autres termes, ils se sont rangés du côté des réactionnaires pour que les Kurdes ne gagnent rien, même si les religieux continuent à gouverner ce pays en en changeant le régime.

« […] la religion et le nationalisme ont été les principaux éléments de maintien de l’AKP au pouvoir en Turquie jusqu’à aujourd’hui.»

Une autre raison est qu’il existe un nombre important de personnes en Turquie qui préféreraient avoir Daech comme voisin plutôt que des Kurdes, qui soutient l’AKP et ses politiques belliqueuses pour cette raison, et qui se définit comme laïque et démocratique. Il y a eu un processus [de négociations, en 2013-2015] qui aurait pu changer les choses, mais comme vous le savez, il a échoué. C’est pourquoi la religion et le nationalisme ont été les principaux éléments de maintien de l’AKP au pouvoir en Turquie jusqu’à aujourd’hui.

Nous vivons une période où ces éléments se sont implantés dans toutes les institutions de l’État ; où les rues, les maisons et toutes les institutions, en particulier les institutions éducatives, sont organisées dans ce sens. Le gouvernement agit au Kurdistan de son propre chef et il est indispensable de rappeler le régime de tutelle sous lequel nous vivons, en particulier avec la nomination des administrateurs pour deux mandats [la plupart des maires démocratiquement élus des villes kurdes ont été remplacé·es par des kayyum, administrateurs nommés par l’État]. En d’autres termes, ce régime de tutelle au Kurdistan se superpose au changement de régime général en Turquie. Cela se traduit ici par l’usurpation des institutions que nous avions établies avec le peuple, des institutions progressistes construites dans le cadre de principes démocratiques, qui incluent les femmes dans la vie sociale, qui soutiennent le développement véritablement libre des enfants, et le remplacement de celles-ci par des fondations nationalistes et religieuses. Cette opération vise à transformer le tissu et les relations sociales.

Vous parliez plus haut du caractère conservateur d’une partie de la société kurde. Comment le gouvernement de l’AKP a-t-il essayé de manipuler celle-ci ?

Le Hüda-Par [parti islamiste kurde] a été un outil de cette manipulation. Tout en parlant de kurdicité, ils ont pu ignorer les Kurdes politiquement, les ignorer en tant qu’identité, ignorer leur droit à la vie. Ce parti est entré dans l’arène politique grâce au gouvernement, il a été introduit sur le terrain comme une part de l’institutionnalisation du changement de tissu social orchestré par le gouvernement dans les huit dernières années.

Nous savons très bien que si le Hüda-Par s’était présenté aux élections de son propre chef, il n’aurait pas pu obtenir de députés. Mais il en a obtenu en s’inscrivant sur les listes de l’AKP, et aujourd’hui Hüda-Par est présenté comme une option politique au Kurdistan. En réalité, il n’a aucune qualification autre que celle d’être un outil du gouvernement. La déclaration de Süleyman Soylu [député de l’AKP et ex ministre de l’intérieur] dans laquelle il dit « vous comprendrez dans 10 ans pourquoi le Hüda-Par est apparu sur la scène politique » nous montre cela. La garantie d’une religiosité continue de la société, l’utilisation de cette religiosité dans les politiques du gouvernement au Kurdistan, qui conduisent à l’assimilation et aux massacres et le renforcement de cette base doivent être comprises en lien avec l’alliance entre le Hüda-Par et le gouvernement sur la scène politique.

Ils essayent de donner l’impression que le Hüda-Par se développe et grandit politiquement au Kurdistan par le biais de la religion. Mais il n’en est rien. Son développement est soutenu par l’État, alimenté et financé par toutes les institutions de l’État, son capital est créé à partir de là. A partir de là, ils essayent de faire comme si le HDP perdait sa légitimité envers le peuple kurde. Bien sûr, chaque espace que vous laissez vide est ouvert à différentes utilisations. Mais il n’y a pas de changement spontané de terrain politique ici. Au contraire, l’État met en œuvre des méthodes de guerre spéciale avec tous ses mécanismes et institutions. C’est l’un des plus grands sujets de lutte pour nous. Il s’agit de dénoncer ces politiques de guerre spéciales dans la région, au Kurdistan, de les expliquer correctement à la population. Puis, sur cette base, d’essayer de redévelopper une politique dans laquelle les femmes et les jeunes peuvent jouer un rôle actif, dans le cadre de principes démocratiques avec leurs propres valeurs, progressistes, respectueux les uns des autres sur la base de la liberté de croyance, et favorables à la coexistence. Sinon, une période beaucoup plus sombre et difficile pourrait nous attendre. Nous sommes conscients de ce risque.

Justement, avez-vous un plan pour organiser la jeunesse, particulièrement visée par les politiques de répression ?

À Diyarbakır, par exemple, nous sommes dans une situation où la consommation de stupéfiants commence à l’âge de 12 ans. C’est le cas dans toute la Turquie certes, mais ici c’est de plus en plus courant. Par exemple, lorsque des familles dont les enfants se droguent ou sont contraints de se prostituer vont à la police déposer plainte, elles sont traitées comme si cela était normal et reçoivent des réponses telles que « il vaut mieux ça que d’être un terroriste ». Ce n’est qu’un exemple quotidien.

D’autre part, on a essayé de nous prendre en tenaille. Nos ami·es qui sont impliqué·s dans le travail avec la jeunesse subissent de très graves pressions, soit en étant forcé·es à devenir informateurs, soit en étant arrêté·es et envoyé·es en prison. Parce que c’est bien connu : ce mouvement est un mouvement de jeunesse. Il s’est lancé en affirmant que si nous commencions avec la jeunesse, nous réussirions, et il a été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme. Sachant que couper la veine la plus riche conduirait au rétrécissement du mouvement, une répression particulière a été menée [par les autorités] à l’égard de la jeunesse. Toutes les méthodes de guerre spéciales ont été expérimentées sur les jeunes. Ils sont espionnés, forcés à consommer des substances, on les pousse vers la criminalité… En ce sens, notre Assemblée des jeunes a placé la lutte contre ces méthodes de guerre spéciale au premier plan de son nouveau mandat.

« Nous avons lancé une campagne d’éducation dans toutes nos provinces et tous nos districts, qui appelle les jeunes à participer davantage à la politique démocratique, au contraire de l’approche [des autorités] qui apolitise les jeunes.»

Bien entendu, il n’est pas acceptable que nous laissions cette tâche aux seuls jeunes, à nos seuls jeunes cadres. Aujourd’hui, nous considérons le problème de la jeunesse comme le problème de tout le pays, le problème de tout le peuple et le problème de toute notre politique. En ce qui concerne la représentation des jeunes dans les cadres de notre parti, nous avons un objectif fondamental : qu’ils et elles soient correctement politisé·es et davantage impliqué·es dans la politique au cours de la prochaine période. C’est pourquoi nous avons décidé de créer des écoles du parti, dont les missions ont déjà été définies lors de notre dernier congrès. Nous avons lancé une campagne d’éducation dans toutes nos provinces et tous nos districts, qui appelle les jeunes à participer davantage à la politique démocratique, au contraire de l’approche [des autorités] qui apolitise les jeunes. De notre point de vue, si nous parvenons à réaliser ces objectifs, nous pensons que les jeunes cadres de notre parti seront mieux formés à l’avenir et qu’un parti qui se développe avec des cadres jeunes aura beaucoup plus de succès.

L’Assemblée des jeunes occupe, avec notre Assemblée des femmes, la place la plus critique et la plus stratégique pour nous. La faiblesse de l’une ou de l’autre se répercute sur toute l’organisation.

Nous reconnaissons que nous avons pris du retard au cours de la période récente, en particulier en ce qui concerne les méthodes de guerre spéciales, ainsi que les problèmes économiques fondamentaux qui existent chez les jeunes et les femmes. Nous avons eu et continuons à avoir des discussions sérieuses sur la manière de développer des politiques qui nous permettront d’aller de l’avant malgré cette régression. Au cours de la prochaine période, nous visons à nous regrouper, à retrouver notre force d’antan et à nous organiser davantage par le biais des jeunes et des femmes, en particulier en augmentant au sein le nombre de cadres venu de la jeunesse et le nombre de femmes cadres.

Sur le plan économique, et pour lutter contre les politiques clientélistes de l’AKP, que peut faire le [DEM Parti] ?

À part dénoncer cette situation, il n’y a pas grand-chose que nous puissions faire pour l’instant… Ce sujet est souvent à l’ordre du jour, surtout depuis quelques jours : à l’approche des élections locales, les administrateurs ont mis en vente toutes les bâtiments des institutions et tous les terrains existants. En d’autres termes, ils vendent tout ce qui appartient à la population. La même chose a été faite dans le passé. Le fait qu’ils procèdent de la même manière aujourd’hui donne l’impression que les périodes passées se répétent, nous devons les dénoncer.

« C’est comme si les vols et la corruption de l’AKP dans tous les domaines depuis des années s’étaient normalisés dans une certaine mesure, comme si ces choses pouvaient se produire, comme si elles étaient normales, légales.»

Il est nécessaire d’accroître l’exposition de ces pratiques et de mieux expliquer le clientélisme et comment ils détournent les ressources publiques attribuées aux institutions. On n’en parle pas assez. C’est comme si les vols et la corruption de l’AKP dans tous les domaines depuis des années s’étaient normalisés dans une certaine mesure, comme si ces choses pouvaient se produire, comme si elles étaient normales, légales. Cela parce que nous sommes confrontés à un gouvernement que le pouvoir judiciaire ne peut pas tenir pour responsable. C’est pourquoi nous abordons les élections locales en affirmant très sérieusement que ces vols, cette corruption et les ressources publiques qui ont été pillées au profit des « copains » doivent être repris à l’AKP. Cette dénonciation est un pilier important. Nous informerons les gens à ce sujet, en utilisant tous les rapports et toutes les données dont nous disposons. Nous essaierons d’organiser cette période électorale avec eux afin qu’ils puissent revendiquer ce qui leur est dû.

Un dernier mot ?

Nous vivons une période où il existe un risque très sérieux de guerre au Moyen-Orient, qui entraînerait les Kurdes. Le système capitaliste tente de surmonter ses crises en créant à nouveau le chaos au Moyen-Orient, en rendant ce chaos permanent, et chaque jour un nouveau front de guerre s’ouvre. C’est pourquoi, face à tout cela, nous affirmons qu’une Turquie, un Kurdistan et un Moyen-Orient où les peuples vivent ensemble sur un pied d’égalité est possible. Nous vivons une période où il est vital de développer politiquement une lutte qui fasse grandir le front de la paix et rétablisse la coexistence des peuples sur une base égalitaire. En tant que [DEM Parti], avec les composantes du [DEM Parti], mais surtout de notre propre point de vue, en tant que mouvement politique kurde, nous avons pris un nouveau départ dans ce sens, en ouvrant une nouvelle porte et en nous redéfinissant en fonction de ce processus. Pour que se poursuive cette lancée, nous nous efforcerons de nous appuyer sur le soutien et la solidarité de tous les segments de la société, à la fois au niveau international et sur la base du renforcement de l’unité nationale du peuple kurde. Nous appelons tous les secteurs dont les contributions et la solidarité sont vitales pour nous à marcher sur ce chemin avec nous, à travailler ensemble et à faire preuve de solidarité.

Après l’entretien, alors que le micro est coupé, la discussion se relance. Gülistan m’autorise à rapporter cette auto-critique. Elle explique que le [DEM Parti] devra se pencher sur la question de la lutte de classe, de laquelle le HDP s’était éloignée. Il faut se rapprocher des ouvriers, explique-t-elle. « Pourquoi quand le parti visite un atelier textile, il ne discute qu’avec le patron ? Il faut de nouveau recruter parmi les travailleurs. Pourquoi le mouvement des femmes organise un événement dans la chambre de commerce, avec des syndicats censés défendre les patrons ? » Pour elle, il est capital de renouer ce lien avec le peuple. Le Hüda-Par l’a bien compris. Il a joué dessus en recrutant parmi les prolétaires. Gülistan m’explique ainsi que la grève des boulangers qui a lieu cette année à Amed était organisée en sous-main par le partie islamique, tout comme une grève des ouvriers sur les chantiers. « Ça aurait du être le HDP qui organise ces grèves » constate-t-elle.