Révolution à Şino

Sep 28, 2022A la une, Actualités, Nouvelles du Kurdistan

Quel est le rôle de la question kurde dans le soulèvement iranien qui a débuté par l’assassinat de la kurde Jîna (Mahsa) Amini ?

Un article de Dastan Jasim et Pedram Zarei paru sur analyse & kritik le 25 septembre et traduit depuis l’allemand par Serhildan.

Uniquement éclairés par la lumière jaune des lampadaires, les manifestant·e·s de la ville de Şino, dans le nord-ouest de l’Iran, se mettent en route dans les rues le soir du 23 septembre. Peu après, une nouvelle que l’on aurait crue impossible il y a peu de temps se répand sur différents comptes de média sociaux kurdes : la ville kurde d’Iran s’est soustrait au contrôle de l’État. Le slogan “Jin, Jiyan, Azadî” (Femmes, Vie, Liberté) résonne dans Şino libérée ; des bâtiments des forces de sécurité sont en feu, la population commence à mettre en place des contrôles et des barricades aux carrefours vers d’autres grandes villes voisines comme Urmia (en kurde : Wurmê). La question de savoir si la ville restera sous le contrôle des manifestant·e·s dans les prochains jours dépendra de la situation dans d’autres villes, et des possibilités qui en résulteront pour le régime de concentrer ses forces à Şino. Mais ce contrôle de la ville, même temporaire, met fin au mythe de l’invincibilité du régime iranien.

Les origines de la volonté d’autonomie…

Ceux qui connaissent la résistance au Kurdistan occupé par l’État iranien sont peut-être surpris du moment, mais guère par la hardiesse de ces mesures d’autonomie. Tout de même, la première république kurde a été proclamée en 1947 à Mahabad, à seulement 95 kilomètres de Şino, et même si elle n’a pas duré un an, elle a permis à la population d’envisager l’avènement d’un Kurdistan autonome et de cesser d’y voir une simple utopie.
 
Au cours des décennies suivantes, la résistance s’est organisée sous la forme de partis politiques kurdes. Le Parti démocratique du Kurdistan iranien (KDP-I) a été fondé avant même son homologue irakien, plus connu, en 1945. En 1969, le parti communiste Komala a rejoint le KDP-I, plutôt social-démocrate, avec un parti résolument marxiste. La population kurde s’est alors politisée à gauche et est entrée à plusieurs reprises, avec la gauche iranienne, en résistance contre le roi Reza Pahlavi qui devenait lui-même de plus en plus autocratique alors qu’il était armé jusqu’aux dents par l’Occident.

Le contrôle de la ville de Şino, même temporaire, met fin au mythe de l’invincibilité du régime iranien.

Avec la révolution de 1979, la situation s’est aggravée. La monarchie déjà autocratique s‘est transformée en un État clérical-fasciste, sous le contrôle de l’ayatollah Khomeini revenu de Paris. L‘une des premières actions de Khomeini fut d’interdire tous les partis kurdes et déclarer que la lutte kurde était un complot anti-islamique. Une grande partie de la population kurde opposa une résistance acharnée lors de la sanglante guerre Iran-Irak (1980 à 1988), alors que celle-ci était menée, sur le sol kurde, par deux Etats occupant le Kurdistan. De chaque côté, les kurdes tentaient de repousser leurs occupants.

…et de la lutte antipatriarcale à Rojhilat

Une particularité de cette époque fut l’armement des femmes. Il eut lieu d’abord dans les rangs du parti Komala, d’orientation marxiste : des milliers de combattantes de la guérilla forment les premières unités féminines, combattant pour un avenir féministe et antipatriarcal. En parallèle sont créés les premiers conseils populaires, dans le cadre de l’autogestion démocratique, tentant de résoudre les problèmes sociaux en tenant compte de l’égalité des droits de tous les sexes et de tous les groupes ethniques.
La guerre se termine en 1988 avec des conséquences catastrophiques : Les Gardiens de la révolution iraniens avaient pu avancer loin dans le territoire kurde, tandis que Saddam Hussein mettait fin à sa guerre anti-kurde en lançant des attaques au gaz toxique sur Sardasht, au Kurdistan iranien, en 1987 et sur Halabja, au Kurdistan irakien, en 1988.
De nombreuses personnes membres de l’opposition kurde iranienne sont alors contraintes à l’exil et ont du s’organiser depuis la diaspora, ce qui affaibli les mouvements. L’ancien chef du PDK-I, Abdul Rahman Ghassemlou, est abattu par son “partenaire de négociation” à Vienne, à la table des négociations avec l’Iran. Trois ans plus tard seulement, son successeur Sadegh Sharafkandi et son entourage subissent le même sort à Berlin, cette fois-ci sous les coups de feu d’assassins iraniens et libanais. L’Autriche et l’Allemagne torpillent l’enquête sur ces deux attentats. Contrairement à l’affirmation souvent répandue y compris par la gauche selon laquelle la République islamique d’Iran serait une sorte de bastion anti-occidental, l’Allemagne était à l’époque le principal partenaire commercial de l’Iran et un de ses amis parmi tant d’autres. Aujourd’hui encore, l’Allemagne est le principal partenaire commercial de l’Iran au sein de l’UE.

Le courage de la famille Amini

Depuis des décennies, l’Iran combat le Rojhilat (Kurdistan oriental) par la répression des services secrets, la violence et la colonisation. Dans le cas de Jîna Amini, le président iranien Ebrahim Raisi a également tenté de faire du chantage à la famille : s’ils se tenaient tranquilles, alors l‘Etat les soutiendrait. Dans ce contexte, la famille Amini a été incroyablement courageuse de résister et de ne pas croire à ces phrases toutes faites. En se basant sur l’histoire de la résistance kurde, la famille a ouvertement parlé du meurtre de Jîna et ainsi enflammé le cœur des habitants de leur ville natale de Seqîz (Saqqez en iranien), des kurdes de tout le Rojhilat et finalement de tout l’Iran.
 
Il n’y a pas de doute : on manifeste désormais dans tout le pays, mais c’est grâce au caractère multidimensionnel de l’oppression des Kurdes que ces protestations ont pu se transformer en un incendie généralisé. L’oppression ethnique, l’oppression sexuelle, l’oppression religieuse, l’exploitation économique extrême, et, dans le cas du Kurdistan ou du Baloutchistan, également l’exploitation économico-coloniale : toutes ces sources de colère se sont réunies, et nous pouvons voir que l’origine de Jîna est à prendre en compte pour comprendre les causes du soulèvement. Les différents mécanismes d’oppression pesant sur la personne de Jîna ont fait de sa mort – comme l’indique sa pierre tombale – un symbole. Reconnaître les discriminations multiples, comprendre l’intersection entre le sexe, la classe et la nation n’est pas nécessaire seulement dans le cas de l’Iran.

Les différents mécanismes d’oppression pesant sur la personne de Jîna ont fait de sa mort – comme l’indique sa pierre tombale – un symbole

Les futurs mouvements de protestation de ce monde doivent élaborer à partir de cette conscience à plusieurs niveaux s’ils veulent réussir. Même si, au début, la gauche voulait ignorer les événements au Rojhilat et en Iran (car ils ne correspondaient pas, à de nombreux niveaux, à leur image culturaliste et essentialiste, selon laquelle chaque pays islamique doit être considéré comme une partie du Sud global, comme une victime, mais jamais comme un coupable) l’histoire est en train de s’écrire. La constitution de l’autonomie kurde en Irak en 1991 et en Syrie en 2012 est née de moments où, après des décennies d’oppression et d’organisation clandestine, une fenêtre d’opportunité s’est ouverte. Les gens l’ont reconnue et ont réagi en un clin d’œil. Les jours et les semaines à venir nous diront si cela peut également se produire dans la partie du Kurdistan occupée par l’Iran. Mais d’ores et déjà, l’expulsion des forces de sécurité de Şino montre au monde entier leur désir ardent de voir advenir cette autonomie.

Dastan Jasim

est politologue et doctorante au German Institute for Global and Areas Studies. Elle vit actuellement à Sulaimaniya, dans la région du Kurdistan irakien, où elle mène des recherches sur le terrain pour son projet de thèse sur la culture politique des Kurdes.

Pedram Zarei
est traducteur multilingue, journaliste et activiste politique du Rojhilat (Kurdistan oriental). Il vit en Allemagne depuis quatre ans en tant que réfugié politique. Ses domaines d‘intérêt comprennent la question kurde, la psychologie critique et la sociologie de la culture.