Jeux d’enfants sous un déluge de plomb

Nov 26, 2022A la une, Actualités

Alors que la Turquie bombarbe les zones sous contrôle de l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie depuis la nuit du 19 novembre, Diego del Norte, volontaire internationaliste nous a fait parvenir ce témoignage, vécu au plus près des habitant.es. Il revient sur le jour qui a suivi la double frappe turque sur le village de Teqil Beqil près de Derîk.

Il est 7h45 en ce lundi matin. Désormais à cette heure il fait frisquet mais, si le soleil est de sortie ce qui est souvent, trop souvent, le cas, en milieu de journée, cela se réchauffe encore pas mal. Je fais ce trajet de quinze minutes à pied depuis quelques semaines, longeant la périphérie de cette petite ville où la précarité saute parfois aux yeux, tout en côtoyant des bâtisses un brin plus cossues. Le béton y est malheureusement roi incontesté, les squelettes de futurs immeubles parsemant le paysage sans égards pour les considérations esthétiques. En ce jour lumineux, les montagnes du côté turc siègent majestueusement à l’horizon telle une inaccessible invitation. Je zigzague entre quelques vieux tracteurs, fratries de poules et colonnes d’oies, dans un décor bariolé qui ferait l’affaire pour un film de Kusturica. Les frontières entre villes et campagne sont floues en ces zones de bordure urbaine.

Je me rends à ce qui constitue, depuis peu, mon lieu de ’travail’: un grand bâtiment crème, en état peu reluisant, ancienne école secondaire du régime syrien, abritant aujourd’hui l’administration scolaire bilingue (arabe/kurde) des 87 écoles de la petite cité et des nombreux villages environnants. En cette matinée, il règne, en chemin, un calme digne d’un vendredi (qui fait, ici, office de journée dominicale) qui me fait réaliser que je trouverai probablement porte close. C’est que ce lundi n’est pas un lundi comme les autres. Deuil et recueillement sont de mises. Deux soirs auparavant les bombes turques ont semé la mort dans une région, historiquement, plutôt épargnée par la guerre par rapport à d’autres.

Dans la nuit du 20 au 21 novembre, aux alentours de minuit, une frappe aérienne a visé le village de Teqil Beqil tuant deux personnes et détruisant une centrale électrique. Rapidement, un groupe de personnes s’est rendu sur place pour porter secours aux victimes et émettre, de là, un communiqué pour dénoncer les faits. Un journaliste d’un média local les accompagnait. C’est alors que trois salves supplémentaires de macabres projectiles se sont abattues sur l’assemblée, tuant neuf personnes. Cette tactique de ’frappe à deux coups’ est une stratégie aussi habituelle qu’abjecte dans le fief de l’aviation au drapeau rouge orné d’une lune et une étoile blanche. L’objectif est indéniable : tuer en créant un choc psychologique. Impossible de ne pas voir la sordide hypocrisie du ministre de la Défense turc osant parler de ’frappes chirurgicales menées contre des cibles militaires précises’. Bien sûr, si le raisonnement est de considérer tout civil, solidaire des forces d’autodéfense populaires, comme un terroriste, cela ouvre la voie à une pseudo-légitimation de bien des crimes de guerre.

Hier matin, l’ambiance était chargée de gravité et d’appréhension parmi mes collègues. Ce 20 novembre étant la journée internationale des enfants, une grande parade était prévue en ville, suivie d’une fête rassemblant plusieurs écoles. J’avais assisté à une répétition générale dans l’une d’entre elles. Les enfants n’étant pas peu fiers de me montrer les chants et les danses préparés pour l’occasion. Il n’y aura pas de fête cette année, l’armée du pays voisin a décidé de lui substituer la sidération et l’affliction. Le traditionnel café/thé collectif de début de journée se prolonge, chacun échangeant des nouvelles sur les tragiques événements. Les informations arrivent en cours de matinée dévoilant le nombre et l’identité des camarades assassinés pendant la nuit. Des collègues apprennent que des proches font partie des morts. J’assiste impuissant à leur détresse. Je ne sais trop où me mettre, quoi faire, quoi dire. Je me contente d’être là, témoin discret, étranger malgré tout. Je pense à l’ampleur des dégâts et du chagrin causés par les intérêts d’une minorité prête aux plus sordides manigances pour se maintenir au pouvoir.

Si Erdogan et sa bande d’assassins jouent la carte de l’escalade guerrière, ce n’est en rien pour la soi-disant défense de son peuple menacé mais bel et bien en raison de son bilan désastreux et des élections à venir. Cela ne cessera jamais de m’atterrer de voir que l’ancestrale stratégie de la création d’un ennemi extérieur pour détourner la responsabilité des élites, quant au triste sort que subit le peuple, fait encore recette. Elle reste, malgré les leçons de l’histoire, toujours insuffisamment apprises, d’une efficacité redoutable. Et peu importe si le maquillage est grossier, les médias de masse joueront leur rôle de caisse de résonance, s’abstenant de ’prendre position’ ce qui suffit à donner du crédit au mensonge.

Cela faisait quelque temps que je n’avais plus entendu résonné et entonné, le coeur gros, les ’sehid namirin’ (les martyrs ne meurent jamais). Les funérailles collectives des onze victimes ont rassemblé une foule gigantesque, traversée, de long en large, d’émotion et de colère entremêlées. C’est que les personnes tuées étaient particulièrement appréciées et reconnues pour leur implication de longue date, au sein de la société civile. Leur présence rapide sur le lieu de l’attaque, en pleine nuit, était le reflet de leur dévouement de tous les instants, pour soutenir la construction collective de cette alternative démocratique révolutionnaire. Deux d’entre elles étaient, par exemple, très actives au sein de la ’Maison des martyrs’ qui apporte soutien et aide aux familles endeuillées. Je les avais rencontrées. Il s’agit ainsi des premiers morts que j’ai connu de leur vivant, ce qui rend ce déchaînement meurtrier, en accélération depuis plusieurs mois, d’autant plus concret et tangible.

Le lendemain de l’enterrement, mardi matin, je me rends avec les collègues à un nouvel hommage, rassemblant plus d’un millier de personnes. Les prises de parole hurlent rage et détermination à poursuivre la résistance, envers et contre tous. Elles clament, haut et fort, que la peur est absente de leurs corps. Plusieurs interventions mettent en exergue le dévouement de la guérilla du nord de l’Irak et la lutte des femmes iraniennes. Un groupe d’adolescentes passe devant l’assemblée, elle portent des drapeaux et entonnent des ’Jin, Jiyan, Azadi’, repris en coeur par la foule. C’est que cette expérience du Rojava, souhaitant dépasser le modèle d’État-nation, les combats héroïques de la guérilla dans les montagnes irakiennes et les mobilisations sauvagement réprimées dans les rues iraniennes, ne forment qu’UN. Un même combat, un même souhait de vivre une vie digne, un même cri de liberté pour les femmes. Une même critique et un même refus d’une modernité capitaliste qui détruit inexorablement la diversité du vivant.

Sur le chemin du retour, je décide de changer un peu mon itinéraire. Je découvre, au détour d’une rue, des alignements de pierres délimitant des espaces de jeu d’enfants, de vieilles boîtes de conserve, faisant office de mobilier et de vaisselle pour ces maisons miniatures, sans murs et sans toit mais non dénuées d’une sorte de poésie. Sur le mur attenant, des dessins à la craie témoignent de moments collectifs à l’imaginaire déployé. Une créativité qui ne manque pas d’attendrir l’instit’ “croyant mais non-pratiquant” que je suis. Alors que j’immortalise la scène, deux femmes me saluent. Quand je leur réponds que je viens de Belgique, l’une d’entre elles s’en réjouit: “Mon fils est parti vivre en Belgique il y a quelques mois !”. Il est allé rejoindre des membres de sa famille élargie qui y vivent depuis belle lurette. À mon tour de poser des questions pour réaliser qu’il vit ni plus ni moins qu’en Cité ardente, sur les hauteurs du quartier de Pierreuse, pour lequel j’ai une affection toute particulière. Il y a des fois où le monde est, décidément, bien petit. Nous réjouissant mutuellement de cette coïncidence, elle m’invite à prendre un thé chez elle. J’y fais la connaissance de deux jeunes artistes muralistes en devenir. Elles ont dix et douze ans, elles se prénomment Rojava et Rojhilat. Tout un symbole !

Nous évoquons la guerre et la migration, nos espoirs et nos craintes. Je repars avec cette conviction renforcée sur le fait que, quoiqu’on en dise, le monde se porte plus mal que ce que valent la majorité des êtres-humains qui l’habitent. L’humanité est, en somme, dans une large mesure, moins pourrie que l’état actuel de la planète. Je repars en me demandant ce qu’il adviendra de ces deux jeunes femmes en devenir, où et comment elles grandiront, quelles épreuves et quelles joies elles connaitront. Il leur faudra sûrement, à leur tour, porter leurs cris et leurs armes pour rendre possible, par-delà des frontières étatiques datant de la colonisation, le respect inconditionnel des femmes, de la vie et de la liberté !