Jin, Jiyan, Azadi (Femme, Vie, Liberté) : généalogie d’un slogan
À l’occasion du 8 mars 2023 , Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, Somayeh Rostampour explore les origines et les implications du slogan qui est devenu le mot d’ordre du soulèvement en Iran en 2022. L’article suivant a été publié en persan le 27 octobre 2022, pendant la phases initiale du mouvement, puis sur CrimethInc en français.
Il a été traduit du persan à l’anglais par Golnar Narimani et comparé à la traduction d’un camarade anonyme. Le texte a été édité et finalisé par Morteza Samanpour. L’autrice les remercie tou·te·s, ainsi que le comité éditorial de CrimethInc., d’avoir mis ce long texte à la disposition des lecteurs anglais.
Le soulèvement révolutionnaire associé au slogan “ Jin, Jiyan, Azadî ” (“Femme, Vie, Liberté”) a commencé en Iran le 16 septembre 2022, lorsque la police des mœurs de la République islamique a assassiné une jeune femme kurde de 22 ans, Jina (Mahsa) Amini. Depuis lors, le pays tout entier est en feu. Cette révolution féministe n’est pas simplement une réponse au hijab obligatoire ; elle vise à mettre fin à 44 ans d’apartheid des sexes, de patriarcat, de dictature militaire, de néolibéralisme, de nationalisme et de théocratie islamiste. À l’instar du printemps arabe, le mouvement Jin, Jiyan, Azadî réclame “la chute du régime” dans l’optique d’un changement social systémique.
Au cours des trois premiers mois du mouvement, plus de 18 000 militant·es et manifestant·es ont été arrêté·es, des milliers ont été blessé·es et plus de 500 personnes ont été tuées par balle ou sous la torture, dont 70 enfants. Plus de 100 personnes risquent toujours d’être exécutées. Les prisonnier·es ont été soumis·es à diverses formes de brutalité, notamment à des verdicts sans fondement lors de simulacres de procès menés sans avocats indépendants et à des tortures physiques et psychologiques visant à contraindre les captif·ves à signer de faux aveux. Les femmes et les prisonnier·es queers en particulier sont menacés de viol et de harcèlement sexuel. Dans la phase de répression la plus récente, le régime se venge de l’insurrection des femmes en empoisonnant systématiquement les étudiantes et les enfants avec des gaz chimiques dans plus de 200 écoles à travers le pays, ce qui a entraîné la mort d’au moins deux enfants et l’hospitalisation de centaines d’autres.
Malgré cela, ou à cause de cela, le mouvement se poursuit. Les classes opprimées continuent de se battre dans la rue, dans les prisons et les écoles, au travail, sur les plateformes de reseaux sociaux, lors de la commémoration des martyrs au cours des cérémonies funéraires et en solidarité avec les mères et les familles qui ont perdu leurs enfants. La République islamique a atteint un point irréversible ; les roues de l’histoire ne peuvent être inversées par la répression. Lorsque les jeunes femmes scandent dans les universités “C’est une révolution de femmes, n’appelez plus cela une manifestation”, elles signifient que “cette fois, c’est différent”, qu’elles sont déterminées à renverser le régime. Actuellement, le rythme des manifestations de rue est réduit ; les militants ont profité de cet intervalle pour s’organiser, se ressaisir et réfléchir.
Introduction
Après l’assassinat de Jina Amini par la soi-disant “police des mœurs” le 16 septembre 2022, “Jin, Jiyan, Azadî” est rapidement devenu le slogan central d’une vague de protestations qui s’est propagée dans tout l’Iran. Ce slogan a été scandé pour la première fois le jour de l’enterrement de Jina par les habitants en colère de Saqqez, sa ville natale au Kurdistan : des milliers de personnes courageuses ont exprimé leur solidarité avec sa famille et ont fait échouer le projet du régime d’enterrer Jina en secret.
Dans le cadre de sa culture politique, le peuple kurde célèbre collectivement le martyre lors des funérailles des militants qui ont sacrifié leur vie, transformant la mort en arme de résistance. Le jour de l’enterrement de Jina, quelqu’un a crié “Jin, Jiyan, Azadî”, que tout le monde a immédiatement répété, selon une femme qui a assisté à l’événement. Le slogan était clair, familier et intuitivement compréhensible. Il a ensuite été utilisé à Sanandaj, une autre ville kurde, puis par des étudiants à Téhéran, pour finalement se répandre dans tout le pays, dans toutes les villes, tous les villages et toutes les rues.
Comment ce slogan est-il arrivé à Saqqez ? Pourquoi est-il devenu le slogan central de différentes parties du Kurdistan et du reste de l’Iran ? Comment est-il devenu le nom par lequel le mouvement révolutionnaire iranien s’identifie ? Quelles significations sociales et politiques la généalogie du slogan peut-elle révéler ?
Les origines historiques de « Jin, Jiyan, Azadî » (Femme, Vie, Liberté)
Le slogan “Jin, Jiyan, Azadî” n’est pas devenu le mot d’ordre du soulèvement en Iran par hasard. Il n’est pas tombé du ciel ; il a émergé d’une longue histoire de luttes sociales. Ce slogan est l’héritage du mouvement des femmes kurdes dans la partie du Kurdistan située en Turquie, une région connue des Kurdes sous le nom de Bakur.
En septembre 2022, Atefeh Nabavii, une codétenue de Shirin Alamholi (membre du PJAK, la branche kurde iranienne du PKK), a écrit sur son Twitter :
“C’est de Shirin Alamholi que j’ai entendu pour la première fois le slogan “Jin, Jiyan, Azadi” dans la prison d’Evin ; il était écrit sur le mur, à côté de son lit.
Shirin Alamholi a été exécutée en mai 2009 pour avoir été membre du PJAK, considéré comme un parti “terroriste” par le régime. Elle n’avait que 28 ans ; son corps n’a jamais été rendu à sa famille.
Le PJAK au Rojhelat (partie du Kurdistan en Iran) et le mouvement des femmes kurdes au Bakur sont tous deux influencés par la philosophie politique d’Abdullah Öcalan, fondateur et leader charismatique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Öcalan a fondé le parti en 1978 avec un petit groupe de camarades ; après le coup d’État militaire répressif de 1980, le parti a inscrit la lutte armée à son programme en 1984 et est devenu depuis lors la principale force d’opposition en Turquie. Öcalan est en isolement depuis 1999, enfermé dans la prison d’İmralı sur une île près d’Istanbul. Dans sa phase marxiste et nationaliste, Öcalan a tenté d’associer les idées de Mao Tsé-Toung et de Frantz Fanon à la demande de libération kurde afin de former un mouvement socialiste uni. Dès le début, il a encouragé les femmes à participer au mouvement national du Kurdistan avec pour principal slogan que “la libération du Kurdistan n’est pas possible sans la libération des femmes”.1
Avec ce slogan, le PKK s’est distingué des autres organisations de gauche de l’époque en Turquie et au Moyen-Orient en général. Le PKK a mis en exergue la question des femmes dans le cadre du nationalisme kurde moderne, qui était principalement lié à la préservation de la patrie, de son propre sol, de la culture et de la langue kurdes.
Cependant, après l’effondrement de l’Union soviétique, le PKK a connu une révolution intellectuelle à partir de 1995. Il a commencé à s’éloigner du marxisme orthodoxe et de la revendication d’un État kurde indépendant, abandonnant l’idée du “Grand Kurdistan”, et s’est orienté vers des idées politiques centrées sur la “démocratie” plutôt que sur la “classe” au sens marxiste classique du terme. Dans cette nouvelle phase du mouvement kurde mené par le PKK, la subjectivité politique ne s’identifie pas seulement aux travailleurs en tant qu’“avant-garde”, mais aussi aux femmes et aux militants écologistes. Cette tendance a atteint son apogée après l’arrestation d’Öcalan et les textes qu’il a publiés depuis la prison turque en guise de défense judiciaire. Dans ces livres, écrits dans des conditions désespérées et envoyés à ses partisans par fax ainsi qu’à ses avocats, Öcalan penche en faveur d’une forme d’autonomie communale appelée “confédéralisme démocratique”, constituée de trois piliers principaux : “les communes, les femmes et l’écologie”.2
Dans cette nouvelle phase, la question des femmes est devenue centrale pour le PKK et le mouvement des femmes du parti a acquis une indépendance croissante, tant sur le plan pratique que théorique.3
Dans la première phase du PKK, lorsque les idées nationalistes et marxistes-léninistes prévalaient, Öcalan se référait aux mythologies anciennes de la Mésopotamie (la région historique de l’Asie occidentale qui comprend les habitants géographiques du peuple kurde et d’autres), la présentant comme le “glorieux passé ancien” des Kurdes et proposant que les sociétés mésopotamiennes étaient matriarcales à l’époque.4
Öcalan a utilisé des mythes locaux et féminins contre les histoires de l’impérialisme, du colonialisme et du patriarcat. En soulignant l’antagonisme mythique entre Enkidu (le dieu masculin), qui incarne l’État, et Ishtar (la déesse de la guerre, de l’amour romantique et de la liberté féminine), qui s’incarne dans les guérillas féminines, Öcalan a tenté d’encourager les femmes kurdes à se joindre à la lutte armée. Dans ce cadre théorique, les femmes sont considérées comme les premières à créer la vie et à cultiver les connaissances et les outils nécessaires à la vie, qui ont ensuite été volés aux déesses par les hommes.
Öcalan associe les pouvoirs créatifs des femmes à leur capacité unique de maternité et d’accouchement, c’est-à-dire à leurs caractéristiques corporelles et physiologiques distinctives. C’est là qu’une partie de son cadre lie la supériorité des femmes à leurs caractéristiques physiques distinctives d’une manière essentialiste, et dans son interprétation du genre, une approche mythologique et immatérielle remplace une approche matérialiste. L’objectif, cependant, était clairement politique. Comme Öcalan l’a lui-même déclaré, son but était de redonner aux femmes la confiance en soi qu’elles avaient perdue et de montrer que le patriarcat n’était pas un principe éternel et naturel de l’histoire, mais le résultat de pratiques historiques.5 Le patriarcat peut donc être transformé. En d’autres termes, parce qu’un monde fondé sur l’égalité des sexes a existé en Mésopotamie, il pourrait être réalisé à nouveau.
À partir des années 1990, et plus particulièrement entre 1994 et 1998, Öcalan a utilisé les termes “femme” et “vie” à de nombreuses reprises. En particulier parce que la racine des mots femme (Jin) et vie (Jiyan) est la même en kurde, l’utilisation des mots femme et vie ensemble s’est facilement répandue au Kurdistan. Par exemple, en 1999, le PKK a publié une brochure intitulée “Jin Jiyan” (“Femmes-Vie”), et à partir de 2000 environ, le slogan “Jin, Jiyan” a été largement utilisé par les mouvements de femmes kurdes au Bakur. L’expression “femme-vie” (Jin, Jiyan) est beaucoup plus ancienne que “Jin, Jiyan, Azad” (“Femme, vie, liberté”). La liberté (Azadi) est également l’un des mots-clés du PKK dans le contexte du genre. En fait, c’est l’idée de la “liberté des femmes” qui les a initialement mobilisées pour participer à l’action politique et à la lutte armée. Selon le PKK, la “liberté” est la libération des femmes des relations de pouvoir et de la domination – en particulier du capitalisme, de l’État et du patriarcat (y compris l’institution de la famille). Par exemple, lors de la première conférence organisée à Istanbul (en 1999) par des activistes kurdes soutenant le PKK, le slogan “La femme est libre, la patrie est libre” a joué un rôle central.
Dans le cadre du processus plus large par lequel, en prison, la pensée d’Öcalan s’est transformée, il a utilisé ces trois mots ensemble pour la première fois dans le quatrième volume de ses écrits de prison, The Civilizational Crisis in the Middle East and the Democratic Civilization Solution (La crise civilisationnelle au Moyen-Orient et la solution de la civilisation démocratique). Mais jusqu’en 2008, son utilisation est restée très limitée. C’est à partir de 2013 que le slogan a été entendu au Rojava et au Bakur, s’étendant à d’autres parties du Kurdistan. Dans une lettre écrite en 2013, Öcalan souligne le pouvoir politique du slogan “Jin, Jiyan, Azadi” dans la poursuite d’une “vie digne” et la création d’une société utopique. Curieusement, Öcalan a qualifié le slogan de “formule magique” pour la révolution des femmes au Moyen-Orient, qui devrait être un modèle pour les femmes du Rojava et toutes les femmes du Moyen-Orient.6 Aujourd’hui, le slogan est scandé par des femmes dans de nombreuses villes d’Amérique latine, d’Europe et des États-Unis.
Cependant, ni l’histoire du PKK, ni l’histoire des femmes dans ce mouvement, ni l’histoire de ce slogan ne peuvent être réduites à son leader. Le PKK est un mouvement à la fois social et politique qui s’est frayé un chemin non seulement dans la politique mais aussi dans la vie quotidienne de millions de personnes à travers des générations successives. Le PKK ne peut pas contrôler idéologiquement la scène politique du Kurdistan, même s’il le souhaite, parce qu’en fin de compte, les actions des sujets politiques déterminent le destin des idées – qu’elles soient acceptées, consolidées et promues ou qu’elles soient rejetées et abandonnées.
Les femmes du PKK (à la fois guérillères et activistes civiles) sont les sujets qui ont fait de “Jin, Jiyan, Azadi” l’idée centrale du mouvement. Leur lutte simultanée contre le patriarcat nationaliste de l’État turc et le patriarcat au sein du parti lui-même a été une grande réussite historique, une source d’inspiration pour nous, femmes kurdes, et pour les femmes de la région et du monde entier. En particulier après 1995, elles ont mené à bien toute une série d’activités, en faisant de nombreux sacrifices et en réalisant de nombreuses expériences. Bien qu’il n’entre pas dans le cadre de ce texte de fournir une histoire détaillée du mouvement des femmes du PKK, il convient de souligner que ce sont les femmes qui ont “féminisé” la politique au Kurdistan et l’ont radicalement transformée en Turquie.7 Le fait que la nouvelle idéologie du parti ait placé les femmes au centre a certainement eu une influence, mais ce sont les actions politiques conscientes des femmes et leurs luttes intersectionnelles contre le capital et l’État (qui est le symbole du patriarcat, selon le PKK) qui ont fait que les slogans ont été popularisés et ont traversé les frontières.
Les activistes qui ont cherché à lutter contre la violence à l’égard des femmes au Bakur ont joué un rôle louable. Elles ont créé diverses institutions pour lutter contre la violence ; elles ont elles-mêmes porté les cercueils des femmes tuées par la violence et les ont enterrées avec leurs slogans, leurs chants et leurs ululements féminins. Elles étaient en contact avec des femmes “ordinaires”, allant de porte en porte et de quartier en quartier afin de faire passer la question du genre d’une préoccupation des “élites” à une question concernant tou·te·s les opprimé·es. En critiquant le féminisme élitiste, elles ont réussi à rendre les questions relatives aux femmes pertinentes pour toutes les classes de la société.
Selon l’une des femmes que j’ai interrogées, en 2002, lors d’une cérémonie organisée par les partisanes du PKK pour l’enterrement d’une femme ayant perdu la vie dans un soi-disant “crime d’honneur”, les femmes ont scandé “Jin, Jiyan, Azadi”. Certaines activistes ont qualifié ces victimes de “martyres”. Plus tard, cela est devenu une tradition politique répandue parmi les partisans du PKK.
Plus récemment, au Bakur et surtout au Rojava, des femmes victimes de violences domestiques ou tuées par l’État turc et Daesh ont été enterrées avec le slogan “Jin, Jiyan, Azadi”.
Par conséquent, ce qui s’est passé le 17 septembre 2022 à Saqqez lors de l’enterrement de Jina Amini n’était pas un événement nouveau et sans précédent. Il s’agissait plutôt de la continuation d’une longue tradition politique issue du PKK devenue une tradition révolutionnaire dans plusieurs régions du Kurdistan. L’enterrement de Jina est devenu une manifestation dans le cimetière de Saqqez précisément en raison de cette tradition de politisation de la mort qui a été pratiquée pendant des années au Bakur et au Rojava, et qui a été une source d’inspiration pour les Kurdes d’Iran.
Les mères Dadkhaah du Kurdistan, les demandeuses de justice qui ont perdu leurs proches, ont également joué un rôle essentiel dans la diffusion de “Jin, Jiyan, Azadi” au Bakur. Elles ont réussi à débarrasser la vie de femme de ses associations essentialistes et à lui donner une signification plus politique. Ces mères ont joué le rôle de mémoire du Kurdistan, défiant l’oubli et la mort. Elles ont défié la mort de leurs proches en politisant la justice, devenant ainsi des sujets politiques et des messagères de la “vie”. Dans un mouvement qui a fait plus de 40 000 victimes à ce jour dans sa lutte contre l’État turc fasciste, les mères de la Dadkhaah ont été les pionnières de la paix, en particulier les mères en quête de justice qui ont perdu leurs enfants dans la lutte contre l’État turc et n’ont même pas pu enterrer leurs corps.
Les “Mères du samedi” constituent l’un des principaux groupes de défense de la justice dans la partie du Kurdistan turc. Elles ont manifesté tous les samedis sur la place Galatasaray de 1995 à 1999, pendant 200 semaines, pour demander justice pour leurs enfants disparus, qui comptaient parmi les 17 000 victimes. Après avoir été réprimées, les “Mères de la réconciliation” ont continué à s’organiser à partir de 2008 dans le but de sensibiliser la population à une solution pacifique aux problèmes des Kurdes. Elles étaient issues de différentes classes sociales ; la plupart d’entre elles avaient peu d’éducation et travaillaient dans différentes villes du Kurdistan. Par exemple, l’une des membres des Mères de la paix (Makbulaa), qui avait perdu ses enfants, a participé à des réunions internationales bien qu’elle n’ait jamais été scolarisée.
Les Mères du samedi et les Mères de la paix ont toutes deux utilisé le slogan “Jin, Jiyan, Azadi” dans leurs protestations de différentes manières. Grâce à elles, à partir de 2006, le slogan a fait son chemin dans les manifestations organisées en Turquie à l’occasion de la Journée internationale de la femme, le 8 mars, puis au Rojava à partir de 2012.
Des milliers de mères qui sont devenues des activistes politiques en raison de l’oppression tragique et brutale dans la partie du Kurdistan située en Turquie politisent de plus en plus leur vie quotidienne dans les espaces privés et publics. Il s’agit là d’une autre similitude avec la situation en Iran. Les affaires privées sous le joug de l’oppression ont créé une crise profonde qui s’étend inévitablement aux sphères publiques, de sorte que les deux se transforment mutuellement. En comprenant ces similitudes, nous pouvons identifier les multiples significations de Jin, Jiyan, Azadi dans un contexte transnational.
Les mères en quête de justice ont cherché à occuper l’espace public à leur manière au cours de ces manifestations et en particulier lors des funérailles, par le biais d’ululations (Zılgıt), d’expressions de joie et de danses collectives kurdes qui ont transformé des espaces non politiques dominés par les hommes en espaces politiques pour les femmes.
Les luttes des mères en quête de justice ont rapidement franchi la frontière turque, se propageant davantage avec la révolution au Rojava et en réponse aux meurtres de trois femmes membres du PKK à Paris en 2013.8 La coïncidence de ces assassinats avec la participation des femmes activistes à ce que l’on appelle la “révolution des femmes du Rojava” a donné aux questions relatives aux femmes, telles que le féminicide, une plus grande importance dans la politique dans tout le Kurdistan. Les YPJ (Unités de protection des femmes) utilisent de plus en plus le slogan “Jin, Jiyan, Azadi” lors de l’enterrement des femmes martyres qui ont combattu l’État islamique. Ce slogan est ainsi devenu un symbole de lutte et de sacrifice dans l’effort de construction d’une nouvelle société centrée sur la femme. Plus récemment, ce slogan est devenu une arme de résistance contre toute forme de violence ; il symbolise en particulier la célébration de la vie contre le meurtre quotidien de femmes en raison de leur sexe.9
Ce slogan est donc le fruit de plus de quatre décennies de lutte acharnée contre toutes les formes d’autoritarisme, de capitalisme, de colonialisme, d’interventions étrangères, de gouvernements nationalistes et quasi-coloniaux, d’islam politique, d’extrémisme religieux et de violence sociopolitique sexuelle. Aujourd’hui, elle a dépassé les frontières locales, devenant une source d’inspiration non seulement pour les militants de gauche qui apprécient les luttes révolutionnaires des femmes, mais aussi pour les femmes de diverses régions du monde qui ont vécu des expériences similaires. En 2020, des femmes catalanes et espagnoles qui s’étaient rendues au Rojava ont publié un livre sur le mouvement des femmes au Kurdistan, intitulé “Mujer, Vida, Libertad” (Jin, Jiyan, Azadi).
Ce slogan a eu une vie propre, trouvant de nouvelles significations dans différentes géographies. Par exemple, de 2014 à aujourd’hui, lors des manifestations du 8 mars en France, “Jin, Jiyan, Azadi” a été entendu dans certains blocs de gauche ; certaines féministes l’ont adapté à la nouvelle combinaison “Femmes, Lutte, Liberté” pour le rendre plus inclusif. Elles ont mis le mot “femme” au pluriel afin d’intégrer la diversité des orientations sexuelles, et ont remplacé “vie” par “lutte” car le mot “vie” pourrait enfermer les femmes dans des rôles biologiques naturalistes, selon certaines interprétations. D’autres estiment que ce slogan ne suffit pas à exprimer les revendications des femmes, car il n’identifie pas l’oppression de classe.
En ce qui concerne le soulèvement de Jina en Iran, il est essentiel de reconnaître les racines de ce slogan d’un point de vue féministe, car cela rend visibles les femmes du PKK qui ont créé le slogan, des femmes qui ont été marginalisées en tant que sujets politiques par l’appareil du nationalisme étatique et non étatique, ainsi que par les rivaux du PKK au Kurdistan. Cela confirme leurs luttes féministes et nous aide à contester l’appropriation par la droite de “Jin, Jiyan, Azadi” par des partis kurdes et non kurdes. L’accent mis sur les racines de ce slogan reflète également l’histoire distincte des hommes et des femmes au sein du PKK. Cette histoire est ignorée par la plupart des rivaux du PKK en Iran et au Kurdistan (en particulier par les institutions et les partis masculins), parce qu’ils ne cherchent qu’à remporter des compétitions politiques, et non à promouvoir la libération des femmes et l’égalité des sexes.
Ce déni rend également plus difficile l’identification des similitudes entre les femmes du PKK et les autres femmes kurdes et du Moyen-Orient dans la région, indépendamment du PKK en tant que parti politique. En fait, l’expérience commune de l’oppression patriarcale sous des gouvernements autoritaires et une société patriarcale relie le mouvement des femmes kurdes au Bakur et au Rojava et leur slogan “Jin, Jiyan, Azadi” aux luttes d’autres femmes dans la région – aujourd’hui en Iran et demain dans d’autres pays. C’est pourquoi nous avons vu les femmes du Bakur et du Rojava mener de nombreuses actions de solidarité avec les femmes d’Iran au cours des cinq derniers mois.
La Turquie n’est peut-être pas considérée comme autoritaire par de nombreux citoyens turcs, mais les Kurdes l’ont toujours vécue comme un État autoritaire, où même l’utilisation des mots “Kurde” et “Kurdistan” ou des lettres qui figurent dans l’alphabet kurde mais pas dans l’alphabet turc (Q, W, X) a été considérée comme un crime depuis le début du vingtième siècle jusqu’à très récemment. Après la militarisation par l’État turc de Diyarbakır (considérée par de nombreux Kurdes comme la capitale de la Turquie), le maire Cemal Gürsel a déclaré : “Il n’y a pas de Kurdes dans ce pays. Si quelqu’un dit qu’il est kurde, je lui cracherai au visage”. Cela montre les similitudes entre la structure autoritaire de l’État turc dans la partie du Kurdistan gouvernée par la Turquie — un État qui a toujours exposé le peuple kurde à la menace d’un génocide et d’un massacre — et la dictature despotique iranienne. Ces similitudes deviennent plus évidentes avec la montée du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi) en Turquie et la tentative de recoder les questions de genre selon les doctrines islamiques.
Cela a également entraîné des similitudes entre les luttes en Turquie et en Iran. La diffusion du slogan “Women Life Freedom” est autant le produit d’une inspiration transfrontalière que le résultat de traditions politiques au Rojhelat (la partie du Kurdistan en Iran). La magnifique performance des femmes kurdes le jour des funérailles de Jina au Kurdistan (point de départ du soulèvement révolutionnaire de 2022), au cours de laquelle elles ont agité leur foulard et transformé le symbole de l’oppression étatique en drapeau de la lutte féministe, était le résultat d’une longue histoire de luttes, de résistance et d’organisation politique au Rohjelat.
Cette tradition a été transmise d’une génération à l’autre malgré la répression brutale de l’État. De la République du Kurdistan de Mahabad (1946) à la révolution de 1979, de la dynamique sociale de la société kurde aux activités des partis politiques avec le slogan “démocratie pour l’Iran et autonomie pour le Kurdistan”, impliquant des conseils populaires dans certains cas, cette tradition politique a établi une sorte de radicalisme au Kurdistan, dont l’héritage est parvenu jusqu’à la jeunesse d’aujourd’hui. Les graines de ces collectifs et mouvements politiques, dont la plupart appartenaient à la gauche, ont été enterrées avec la montée du mouvement contre-révolutionnaire des forces islamistes lors de la révolution de 1979.
Ces mouvements ont été parmi les premiers à lutter contre l’annonce par la République islamique de l’obligation du hijab en 1979, en s’opposant aux récits sexistes et nationalistes parmi les nombreux champs d’oppression et d’exploitation qui se croisent et auxquels les femmes kurdes sont confrontées. Dans certaines villes du Kurdistan (Sanandaj, Marivan et Kermanshah), des milliers de femmes ont manifesté à l’occasion du 8 mars pour protester contre le hijab obligatoire en Iran. Comme leurs consœurs des autres villes, elles ont scandé les mêmes slogans que ceux entendus lors du soulèvement de 2022 : “Non au hijab obligatoire, non à l’humiliation, mort à la dictature”. Cela a ancré une tradition radicale autour du 8 mars dans le Kurdistan iranien.
La vacance du pouvoir provoquée par la chute du régime dictatorial des Pahlavi a également conduit à la formation d’organisations de femmes. Dans le cadre de l’ouverture de cet espace politique, pour la première fois dans l’histoire de la lutte du peuple kurde, avant même le PKK, un groupe de femmes révolutionnaires du Kurdistan a pris les armes et rejoint les rangs de la force Peshmerga de Komala (1979-1991), un parti maoïste.10 Pendant et à cause de ces luttes, de nombreuses organisations de femmes indépendantes et principalement de gauche ont été créées en 1979-1980, notamment le “Conseil des femmes (kurdes) de Sanandaj”, l’“Union des femmes de Marivan” et la “Communauté des femmes activistes de Saqqez”. Malgré la répression, les militants du Kurdistan, en particulier les socialistes, ont poursuivi dans cette voie au cours des années suivantes, luttant contre les inégalités imposées en fonction du sexe, de l’appartenance ethnique et de la classe sociale.
Le moment est venu !
Alors que dans les années 1980 et 1990, les nationalistes turcs (tant au sein du gouvernement que dans les mouvements politiques) ont nié l’existence de la question kurde et que les nationalistes kurdes ont relégué au second plan les questions relatives aux femmes, le PKK a mis l’accent sur la question du genre. Dans les années 1980 et 1990, ces organisations étaient souvent influencées par l’idéologie anti-impérialiste, qui reproduisait parfois une opposition au féminisme et empêchait la progression des activités indépendantes des femmes. À l’époque, la plupart des mouvements de gauche en Turquie estimaient que les efforts de libération des femmes devaient être abandonnés jusqu’à la réalisation d’une révolution de classe.11
Dans ce contexte, le PKK a rejeté la conception conventionnelle de la gauche turque, qui estimait que “la question des femmes devait être suspendue jusqu’à la victoire du socialisme” ou que “les efforts de libération des femmes devaient être abandonnés jusqu’à la réalisation de la révolution de classe”. L’organisation a également rejeté l’idée que le socialisme avait suffisamment résolu les problèmes des femmes dans le passé. Ce faisant, le PKK s’est distingué à la fois de la gauche turque et des nationalistes kurdes. Le PKK a critiqué le patriarcat, en particulier l’institution de la famille et le système d’honneur au Kurdistan, tout en accusant les gauchistes turcs de fermer les yeux sur le colonialisme interne de la Turquie à l’égard des Kurdes, qui représentaient 20 % de la population du pays.
Depuis la fin des années 1980, les femmes kurdes ont travaillé à une politique basée sur l’autonomie des femmes au sein du PKK, ce qui les distinguait des courants dominants du féminisme en Turquie et des hommes au sein d’autres organisations révolutionnaires.12 À partir de 1995, elles ont mené une lutte intersectionnelle dans laquelle la question des femmes, la libération du Kurdistan, la classe et l’écologie revêtaient la même importance. Elles ont laissé entendre que le moment est venu de résoudre la question des femmes pendant la révolution, et non après : nous devrions être en mesure de mener une révolution sociale pour l’égalité des sexes en même temps qu’une révolution politique et une lutte armée pour construire un Kurdistan socialiste. À cet égard, Elles étaient très en avance sur leur temps et ont incité l’ensemble du parti à adopter une politique progressiste.13
L’importance d’une telle approche intersectionnelle devient plus claire lorsque nous comparons le PKK avec ses homologues de gauche, en particulier les organisations politiques qui existent depuis les années 1990. Par exemple, dans les mouvements de gauche en Palestine, jusqu’à récemment, la question des femmes est toujours restée en marge. La campagne Tala’at (un mouvement féministe palestinien) a été lancée en 2018, à la suite des meurtres dits “d’honneur” de femmes palestiniennes par leur famille, dans le but d’aborder la question de la violence à l’égard des femmes en même temps que celle de l’occupation israélienne de la Palestine. Les femmes palestiniennes sont descendues dans la rue sous le slogan “Il n’y a pas de patrie libre sans femmes libres”, un slogan qui a été scandé il y a trois décennies dans la partie du Kurdistan gouvernée par la Turquie. Cependant, les hommes palestiniens ont sévèrement critiqué ces femmes, affirmant que le principal problème actuel est le colonialisme israélien et que “ce n’est pas le moment” pour les femmes de manifester dans les rues. Selon eux, les femmes palestiniennes donnent une image “primitive” des hommes palestiniens qui donne raison à la droite israélienne, alors que c’est l’État israélien qui exerce la violence la plus brutale à l’encontre du peuple palestinien. Mais ces femmes n’ont pas hésité ; elles ont souligné que la résolution des problèmes des femmes ne devait pas être reportée après la libération des forces colonialistes israéliennes.14
En tant que femmes kurdes, turques, baloutches et arabes d’Iran, nous sommes confrontées à des problèmes similaires depuis de nombreuses années. La lutte contre le gouvernement central oppressif, principal ennemi qui a militarisé notre lieu de résidence, a toujours été une priorité. Parce que le nationalisme étatique a placé les régions marginalisées du pays dans un état d’urgence permanent, certains militants nationalistes kurdes, turcs, arabes et baloutches nous ont demandé de ne pas donner aux nationalistes et aux centralistes l’occasion de profiter des protestations des femmes contre la violence pour déformer la réalité des hommes. “Ce n’est pas le bon moment”, ont-ils laissé entendre. Après la libération, nous aurons suffisamment de temps pour nous occuper des problèmes des femmes. Il y a des problèmes supposés plus urgents que ceux auxquels les femmes sont confrontées, qui peuvent être reportés ou complètement abandonnés.
Mais il est devenu clair pour les femmes en Iran, comme dans de nombreux autres pays, que les luttes contre le patriarcat et l’oppression nationale et de classe doivent être menées simultanément. Sinon, après la libération de la nation et la réalisation des révolutions socialistes, les femmes risquent d’être renvoyées chez elles ou retirées de l’espace public. C’est une leçon importante que les femmes kurdes du Bakur ont tiré de l’histoire des luttes socialistes qui les ont précédées. Elles ont inscrit la liberté des femmes dans leur programme politique au même titre que la liberté du Kurdistan et la libération du capitalisme. En conséquence, ce mouvement a produit de nombreux slogans sur les femmes et leur importance. Ils ont essayé d’introduire la question de l’égalité des sexes dans l’agenda du parti tout en combattant le nationalisme patriarcal représenté par le gouvernement répressif d’exclusion et en donnant une nouvelle valeur aux femmes des classes inférieures.15 Elles ont modifié ce que signifiait être une femme dans l’imaginaire collectif et ont forcé les partis kurdes, traditionnellement dominés par les hommes, à accorder plus d’importance à la question du genre.
Les femmes n’ont pas seulement participé au mouvement, elles en sont devenues les pionnières. Elles étaient porteuses d’une vie libre dans une situation où la répression du gouvernement turc avait transformé la vie quotidienne en une crise permanente. En conséquence, le slogan “Jin, Jiyan, Azadi” implique avant tout que “le temps est venu” de mener une vie meilleure et plus libre aujourd’hui, de s’attaquer aux problèmes des femmes, de ne pas reporter l’oppression de genre en donnant la priorité à l’oppression de classe ou à l’oppression nationale.
“Jin, Jiyan, Azadî” est le résultat des luttes de femmes qui se sont battues sur plusieurs fronts en même temps. Grâce à plusieurs décennies de résistance ininterrompue, elles ont fait passer les femmes des coulisses à la scène politique du Kurdistan, ont fait passer l’égalité des sexes d’un avenir inconnu au présent, et de l’espace privé au discours public. Bien que cela semble évident à première vue, cela n’a pas été totalement accepté dans le domaine de la lutte, du moins en Iran. Si l’on met de côté l’approche de droite et sexiste des femmes en Iran, nombreux sont ceux qui, à gauche, pensent que s’attaquer à l’oppression liée au genre peut créer des divisions au sein de la classe ouvrière, que l’oppression liée au genre n’est pas aussi importante que l’oppression liée à la classe. Bien sûr, la classe et le genre n’existent pas indépendamment l’un de l’autre, puisque le capitalisme se reproduit à travers les inégalités de genre, raciales et ethniques. Pour beaucoup, cependant, l’intersection entre les deux n’est pas certaine.
Le lien entre l’oppression nationale (ethnique) et l’oppression de genre et de classe est encore plus difficile à établir et a suscité davantage de questions. Les peuples non persans d’Iran sont doublement exploités et colonisés depuis plus d’un siècle, vivant sous la domination d’un puissant système de répression qui n’agit pas nécessairement avec la même intensité dans les régions “centrales” – comme nous pouvons le constater en observant le vendredi sanglant à Zahedan et le samedi sanglant à Sanandaj en septembre et octobre 2022, ainsi que les massacres de novembre 2018 dans les régions marginales du pays.16
Nous ne pouvons pas imaginer un avenir libre sans formuler une compréhension politique de la manière dont tous les types d’oppression s’articulent. Tant que les militants ne seront pas capables d’aborder l’oppression ethnique et le droit à l’autodétermination en Iran, ils contribueront à la méfiance des minorités à l’égard des progressistes dans les centres urbains. Ironiquement, la plupart d’entre eux sont poussés vers le “séparatisme”, ce qui, historiquement, n’a jamais été le souhait des Kurdes, des Baloutches ou d’autres groupes minoritaires, car ils se rendent compte qu’ils ne peuvent pas attendre l’approbation et la reconnaissance du centre urbain, mais qu’ils doivent transformer eux-mêmes leur vie sociale. Cette tendance pourrait s’avérer très difficile pour l’avenir de la politique en Iran. Ironiquement, ce sont ceux qui nient l’importance de l’autodétermination, et non les minorités ethniques (comme le prétend la propagande de la République islamique et de la droite iranienne), qui lui donnent le plus de force. Les minorités ethniques ont toujours manifesté le désir de s’unir aux centres urbains dans des conditions politiques légitimes. Au cours du récent soulèvement révolutionnaire, ce désir a culminé dans le chant de slogans en faveur de l’unité dans les villes marginales du pays, en particulier au Kurdistan et au Baloutchistan.
Pendant des années, les gauchistes tournés vers les “luttes de la classe ouvrière” ont nié l’importance du féminisme et la nécessité de donner la priorité à la question du genre. Les nationalistes kurdes ont également tenté de répandre le mythe selon lequel le patriarcat n’existe pas au Kurdistan et que s’il y a des violences, elles sont principalement dues à l’oppression du gouvernement central colonialiste. Même récemment, pendant le soulèvement de Jina, une vidéo a été publiée par des activistes kurdes iraniens dans laquelle des femmes kurdes déclarent de différentes manières que “le hijab n’est pas le problème des femmes kurdes” ! Entre-temps, chaque jour, des rapports font état de conflits entre les femmes kurdes et leurs familles et la structure patriarcale de la société au sujet de la couverture de leur corps et du contrôle de leur sexualité.
L’acceptation généralisée du slogan “Jin, Jiyan, Azadî” montre la nécessité de cette forme de politique intersectionnelle dans l’Iran d’aujourd’hui ; elle représente une alternative potentielle à la République islamique. En contraste direct avec le régime répressif dominé par les hommes, qui a privé divers groupes de tout droit – en particulier les femmes et les homosexuel·le·s, mais aussi les syndicalistes, les militant·es ethniques et environnementaux, et d’autres groupes marginalisés – “Jin, Jiyan, Azadî” offre une alternative unificatrice qui englobe des oppressions plurielles. Pour cette même raison, les nationalistes sexistes et réactionnaires, souvent proches des monarchistes, tentent de le remplacer par d’autres slogans, y compris des slogans populistes et chauvins tels que “Homme, Patriote, Prospérité”. De même, durant les premières semaines sanglantes du soulèvement de Jina, les forces militaires du Kurdistan ont effacé le slogan “Femme, vie, liberté” des murs des villes kurdes, en écrivant “Femme, chasteté, honneur” ou “Homme, gloire, autorité”, ce qui montre à quel point le régime est effrayé par le caractère féministe et intersectionnel du slogan révolutionnaire.
Au vu des implications politiques du slogan, il semble vital de le préserver en ce moment historique en Iran. Si toute autre forme d’unité ne reflète pas son pluralisme, il ne pourrait s’agir que d’une stratégie hypocrite et opportuniste visant à obtenir un pouvoir d’homogénéisation et d’élimination dans l’avenir de l’Iran.
Les femmes et les minorités ethniques ont parcouru un chemin long et difficile pour amener cette société à accepter que l’oppression fondée sur le sexe et l’origine ethnique n’est pas seulement “leur problème”, mais un problème de société qui doit être traité dans l’intérêt de tous. Pour se débarrasser de l’oppression de classe, il faudra simultanément abolir d’autres formes d’oppression qui ont fait de certaines personnes des “minorités” (pas nécessairement sur le plan quantitatif) et des “périphéries” (pas nécessairement sur le plan géographique). Tout comme pour les femmes du Kurdistan turc, “Jin, Jiyan, Azadî” signifie que les préoccupations des femmes ne devaient pas être reléguées au second plan, la traduction de ce slogan dans le contexte iranien suggère que nous ne devrions pas reporter le traitement de l’oppression sexuelle et ethnique ou d’autres formes de domination jusqu’à la chute de la République islamique. Ce slogan peut nous aider à empêcher les réactionnaires de s’approprier et de manipuler nos mouvements.
Pour accroître notre sensibilité à la suppression des voix des femmes ethniques marginalisées, nous pouvons utiliser la version kurde du slogan “Jin, Jiyan, Azad” encore plus que la version persane, que tout le monde comprend et répète déjà. Il s’agit d’une action symbolique, mais dans ces moments critiques, elle peut renforcer l’unité dont nous avons besoin et fournir une base pour consolider la confiance mutuelle.
Les gens ont scandé des slogans en farsi à de nombreuses reprises dans les régions non persanes du pays ; il est maintenant temps que les régions centrales fassent preuve d’une plus grande ouverture à l’égard des slogans non persans. De même, l’utilisation consciente de Jina, le nom kurde, au lieu de Mahsa (un nom persan) rend visible l’oppression de l’État qui nous a privé de notre langue maternelle dans divers domaines, y compris les noms que nous pouvons donner à nos enfants. C’est ce à quoi les habitants des régions non persanes sont confrontés depuis des années. Non seulement Jina est devenue le nom de code du soulèvement révolutionnaire du peuple iranien, mais son nom est devenu un code de résurrection malgré la domination d’un nationalisme iranien qui a criminalisé les personnes non persanes à un point tel que même les noms non persans sont considérés comme une menace.17
Sa famille l’appelait Jina. Ses proches l’ont pleurée sous ce nom. Sa mère lui a écrit dans des espaces virtuels sous ce nom. Sur sa tombe, on peut lire “Jina Amini”. Cependant, Jina est identifiée par la majorité des Persans comme “Mahsa Amini”, et ce dernier nom est devenu une tendance. Ce n’est pas une coïncidence. Le nom de Jina, tout comme sa mort, représente les oppressions symboliques qu’elle a subies en tant que femme non persane. Si l’on considère que l’une des tâches des mouvements révolutionnaires est de mettre en évidence et d’articuler les multiples formes d’oppression liées entre elles, le mouvement “Femmes, vie, liberté” peut parvenir à l’unité en reconnaissant les différences maintenant, et non plus tard. C’est la seule façon de construire une alternative harmonieuse et inclusive. Ceux qui luttent pour la liberté, l’égalité et la justice en Iran doivent se battre sur plusieurs fronts en même temps, contrairement à l’opposition de droite qui s’est dérobée à cette responsabilité sous le faux parapluie de l’“Ettehad” (“unité”), en mettant à son ordre du jour une politique d’exclusion.
1 -Abdullah Öcalan, Guerre et paix au Kurdistan (Initiative internationale, 2012 [2008]).
2- Somayeh Rostampour, “Gender, local knowledge and revolutionary militancy. Political and armed mobilizations of Kurdish women in the PKK after 1978”, thèse de doctorat, septembre 2022, Université de Paris 8, France.
3- Ibid.
4- Abdullah Öcalan, Prison Writings : Les racines de la civilisation (Transmedia Publishing, 2007).
5- Ibid.
6- Saadi Sardar, “A Feminist Revolution is Challenging Iran’s Regime, Kurdish Peace Institute,” September 26, 2022 (consulté en octobre 2022)
7- Par exemple, lorsque la Turquie a rejoint l’Union européenne vers 2000 à condition d’accorder certains droits politiques aux “minorités ethniques”, les femmes ont saisi l’occasion, tandis que le PKK a commencé à poursuivre ses objectifs par d’autres moyens que la lutte armée, notamment en participant aux élections parlementaires et en étendant son influence politique dans des mouvements civils tels que les conseils.
8- L’une des trois femmes assassinées à Paris était Sakine Cansız, l’une des fondatrices du Parti des travailleurs du Kurdistan, la figure féminine la plus importante de l’histoire du PKK. Elle a passé plus de huit ans dans les prisons turques, où on lui a coupé les seins sous la torture. Pour en savoir plus sur Sakine Cansız.
9- Par exemple, “Jin, Jiyan, Azadi” était le principal slogan de la bataille que les femmes du Rojava ont menée contre l’État islamique à Afrin (un canton du Rojava, aujourd’hui occupé par l’État turc) de décembre 2017 à mars 2018. De 2018 à 2021, 83 femmes ont été tuées, 200 femmes ont été enlevées et 70 femmes ont été violées à Afrin sous l’occupation militaire du gouvernement turc expansionniste.
10- Pour la même raison, après le début du soulèvement de Jina, l’agence gouvernementale Fars news a publié sur son site Internet, le 7 octobre 2022, un texte intitulé : “Il y a 40 ans, Komle a chanté “femme, vie, liberté”, mais d’une manière différente”.
11 -Pour certaines organisations socialistes bien connues, comme le MLKP (Parti communiste marxiste-léniniste), les discussions sur les luttes des femmes ont commencé au milieu des années 2000. Beaucoup d’autres organisations (par exemple DHKP-C ou TIKB) pensent qu’elles n’ont pas de problème de sexisme et qu’elles n’ont donc pas besoin d’y réfléchir.
12- Malgré la tendance du PKK à soulever la question de l’égalité des sexes, jusqu’en 1995 environ, ce parti avait toujours une structure dominée par les hommes ; son chef était un homme influent et l’inégalité des sexes était reproduite sous diverses formes au sein du parti lui-même. Les femmes de ce parti, après avoir acquis de l’expérience et augmenté leur nombre depuis le début des années 1990, ont conclu que leur lutte ne pouvait pas se concentrer uniquement sur la libération du Kurdistan, car même si le Kurdistan était libéré, elles resteraient sous la domination des hommes. Elles ont donc uni leurs forces pour créer des organisations exclusivement féminines dans lesquelles elles pourraient se renforcer et prendre des décisions de manière indépendante afin de faire progresser l’autonomie des femmes parallèlement à l’autonomie du Kurdistan.
13- Si le PKK est aujourd’hui connu pour l’importance qu’il accorde aux questions de genre, c’est grâce aux activités continues des femmes du parti, qui ont commencé avec les guérilleros de Shakh (les montagnes de Qandil) et qui ont été suivies à Shar (les villes) par des partisan·es féministes et homosexuel·le·s ayant une approche différente.
14- Cette campagne a constitué un grand pas en avant. Elle s’est poursuivie pendant huit mois, devenant la base d’une vague de protestations dans les pays arabes en 2019. Les participantes ont même lancé un appel transfrontalier aux femmes palestiniennes vivant dans des camps au Liban et dans d’autres pays, leur demandant de se joindre à la campagne. Par conséquent, pour la première fois, en 2018, nous avons assisté à des manifestations de femmes dans ces camps, et des immigrantes non palestiniennes les ont rejointes dans certains pays. Les femmes immigrées vivant dans les pays occidentaux qui ont rejoint la campagne avaient des sentiments contradictoires similaires : elles craignaient que si elles parlaient de la violence domestique publiquement et collectivement, elles donneraient une excuse à l’aile droite anti-immigrés en Occident.
15- Bien que le PKK se soit théoriquement distancié du maoïsme, il a toujours accordé beaucoup d’espace aux femmes “ordinaires” dans la pratique, en particulier aux femmes des classes inférieures. Par exemple, la maire de Mardin (Sürgücü) au Kurdistan turc, soutenue et élue par un parti pro-PKK, était une femme de quarante ans, mère de huit enfants et très peu éduquée. En maintenant un contact constant avec les femmes et les différentes classes sociales, le PKK a pu transformer ce qui était jusqu’alors considéré comme “exceptionnel” en un modèle commun au Kurdistan.
16- Rostampour, Somayeh. “Les clivages ethniques dans le mouvement protestataire iranien”. Multitudes 83, no. 2 (2021) : 112-119.
17- Bien que l’on ne sache toujours pas pourquoi Jina (Mahsa) Amini elle-même avait deux noms, en général, de nombreuses personnes au Kurdistan ont deux noms – un en farsi pour leur acte de naissance et un second en kurde pour être appelées au sein de leur communauté. En effet, certains officiers d’état civil refusent d’enregistrer les noms kurdes au motif que “ce nom n’est pas iranien” ; dans d’autres cas, les familles préfèrent inscrire des noms en farsi sur les actes de naissance, afin que leurs enfants ne soient pas victimes de discrimination ou d’humiliation en raison de leur identité kurde.