Kurdistan Nord : une ferme écologique en résistance

par Oct 15, 2022Ecologie, Expériences et analyses

Dans une Turquie dominée par le régime d’Erdoğan et ses projets démesurés de grands travaux publics, l’écologie est, là aussi, un champ de bataille. Des résistances locales se structurent tout particulièrement dans les régions kurdes, touchées plus durement que les autres par une exploitation que le mouvement émancipateur kurde qualifie de « coloniale ». Aux environs de la ville d’Amed (Diyarbakır, en turc), des activistes du Mouvement écologiste de Mésopotamie s’organisent malgré la répression pour faire vivre une ferme écologique et y préserver des savoirs historiques et des semences locales. Reportage de Loez publié par la revue Ballast en novembre 2021.

La route file droit au milieu des collines, ruban de goudron traversant des champs nus aux teintes jaunes et marrons mouillés par la pluie d’une après-midi d’automne. Peu d’arbres dans ce paysage, si ce n’est, parfois, un feuillu solitaire au milieu d’un champ. On devine qu’il offre en été un coin d’ombre salutaire aux bêtes et aux humains. La « ferme écologique », projet de la Commission nourriture et agriculture de l’antenne locale du Mouvement écologiste de Mésopotamie, se situe légèrement en hauteur sur une petite colline. Attendant le début d’un atelier, quelques personnes assises près d’un feu discutent autour d’un thé à l’abri d’un toit de tôle et d’une bâche tirée. La moyenne d’âge se situe dans la trentaine. Quelques enfants s’amusent. Chats et chiens viennent chercher des caresses ; les nombreux dindons du poulailler gloussent.

Cela fait maintenant quinze ans que Zeki, vétérinaire d’une quarantaine d’années, foulard aux couleurs kurdes enroulé autour du cou et casquette à l’envers vissée sur la tête, a acheté ce terrain agricole à une poignée de kilomètres d’Amed, un peu au-dessus de l’université de Dicle. Il y exerçait jusqu’à ce qu’il en soit limogé en 2017, pris dans la vague de répression qui a suivi la tentative avortée de coup d’État en Turquie, en juillet 2016. La colère d’Erdoğan a alors frappé toutes les forces d’opposition, en particulier dans les régions kurdes — les maires élu·es du HDP [Parti démocratique des peuples] ont été destitués et remplacés par des administrateurs d’État ; des fonctionnaires ont été limogés, notamment les syndiqués ; nombre d’associations fermées par décret. Le centre écologique d’Amed y a, lui, échappé. « J’ai tout le temps aimé la terre. Jusqu’à l’âge de 6 ans je vivais au village. Ici, il y a 15 ans, il n’y avait pas d’eau. Nous avons cherché un autre endroit pour cultiver, mais sans succès. Nous sommes donc revenus ici. » Il y a cinq ans, avec l’aide de Bishar, un membre du Mouvement écologiste de Mésopotamie, Zeki a décidé de faire de ses trois dönem de terre (3 000 m2) un lieu d’expérimentation écologique et de sauvegarde des semences. Ensemble, les deux hommes sont allés à la rencontre des personnes âgées dans les villages ainsi que dans les quartiers populaires des villes, où beaucoup ont été forcées de s’installer dans les années 1990, lorsque le gouvernement turc pratiquait une politique de la terre brûlée dans sa lutte contre la guérilla du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan]. Aux ancien·nes, ils ont demandé comment elles et ils cultivaient la terre autrefois, avant que les semences hybrides et les engrais chimiques ne deviennent la norme. Parfois, ils ont découvert des trésors.

« Parfois, il faut tâtonner et expérimenter pour retrouver la bonne manière de cultiver des graines que plus personne n’utilise. »

Une vieille femme d’un village de la vallée de la Dicle (le Tigre), âgée de plus de 90 ans, leur a donné une chaussette remplies de graines qu’elle conservait précieusement. Ils les ont fait pousser, et ont obtenu des blés qu’ils ne reconnaissaient pas. Interrogé, un ingénieur agronome leur a dit qu’il n’était pas possible que les graines utilisées donnent ce type de blé ; ils sont alors retournés voir la vieille femme, qui leur a expliqué que selon la richesse du sol, l’épi de blé adoptait une forme et une couleur différente — en l’occurrence, selon elle, ils avaient récoltés le meilleur blé possible. Parfois, il faut tâtonner et expérimenter pour retrouver la bonne manière de cultiver des graines que plus personne n’utilise. « On ne sait pas encore ce dont les graines ont besoin pour donner une bonne récolte », avance Zeki. « On essaie jusqu’à ce qu’on y arrive. Par exemple, on a essayé un type de pastèque. La première année ça n’a pas marché. Ensuite elles ont poussé, mais en utilisant beaucoup d’eau, alors qu’on nous a dit que cette variété poussait avec très peu d’eau. » La conservation des grains par les villageoises — ce rôle étant souvent dévolu aux femmes — n’est plus si courante : les personnes vieillissent et les jeunes ne s’y intéressent pas, regrette Zeki. « Un jour, un homme âgé venu nous voir a dit qu’ici le blé sentait comme avant. Il n’y a rien de chimique », raconte-t-il. « La mentalité a changé. Les gens ne se préoccupent pas de faire eux-mêmes les choses, ils préférèrent acheter ce qui vient de l’extérieur et qui leur paraît mieux. Ça fait vingt ans environ que les fermiers ont commencé à acheter leurs graines à l’extérieur. »

Une libéralisation accentuée par l’adhésion à l’UE.

Jusqu’en 1980, l’État turc était fortement impliqué dans la production agricole1. Les semences étaient distribuées gratuitement, ou presque, aux petits fermiers ; effet collatéral : la marginalisation de l’utilisation de semences locales remplacées par des semences hybrides choisies par l’État. Les années 1980 ont marqué un tournant néolibéral pour l’agriculture. L’État s’est désengagé au profit du secteur privé. Le prix des semences n’est plus régulé, ni leur importation. Les compagnies privées ont alors commencé à bénéficier d’avantages, comme des crédits à taux bas. Les subventions accordées aux agriculteurs se sont raréfiées, profitant surtout aux grosses exploitations industrielles. Malgré ces facilités, la mainmise privée sur le marché des graines s’est opérée lentement, les fermes d’État fournissant encore bon nombre de semences. Mais, en 2006, dans le cadre du processus d’adhésion à l’Union européenne, la Turquie a adopté une nouvelle loi sur les semences agricoles qui a marqué une étape décisive dans le processus de dérégulation et de privatisation de la production agricole. Cette loi a acté le désengagement de l’État, tout en accentuant le contrôle du secteur par les grandes compagnies agro-alimentaires. D’une part, la vente de semences locales est interdite et criminalisée. Les fermiers qui souhaitent continuer à les utiliser ne peuvent désormais que les donner ou les échanger, mais pas les vendre — une loi qui existe aussi en France2.

D’autre part, le contrôle et la régulation des semences employées est délégué aux entreprises, à travers la création d’une association des producteurs de semences, TURKTOB. Cette loi s’inscrit dans une dynamique mondiale de contrôle du secteur agro-alimentaire par les multinationales. Les effets de ce changements de législation sont immédiats. De 3 % en 1995, la part des compagnies privées dans la vente de semences de blé passe à 69 % en 2017, et les montants des importations et des exportations de semences certifiées explosent. Parallèlement, d’importants moyens ont été mis en œuvre pour promouvoir auprès des fermiers l’usage des semences hybrides commerciales, et discréditer les semences locales. Utiliser ces dernières est ainsi devenu un symbole d’échec, d’arriération. Pour être moderne, il faut acheter des semences hybrides, certifiées par les grandes compagnies internationales, à la rentabilité plus grande — au détriment de propriétés nutritionnelles, gustatives, et au prix d’une fragilisation des cultures, rendues plus sensibles aux attaques de parasites ou d’insectes du fait de leur uniformisation, obligeant ainsi à une sur-utilisation de pesticides.

Face à cette néolibéralisation de l’agriculture qui a précarisé encore davantage la petite paysannerie, importante dans le pays, un mouvement de résistance a commencé à émerger au début des années 2000. Partout dans le pays, des agriculteurs et des agricultrices, des militant·es écologistes, se sont mobilisé·es pour tenter de faire revivre l’utilisation de semences locales, ainsi que les ainsi que leur collecte et leur sauvegarde — un vrai défi face à l’emprise de semences hybrides qui contaminent, par la diffusion des pollens, les champs replantés avec des graines locales. Parmi ces militant·es, on trouve notamment un public urbain, de classe moyenne, des trentenaires et quarantenaires qui s’affairent à créer des ponts entre villes et campagnes afin, notamment, de permettre la distribution des produits des petits producteurs. Ces derniers sont en effet écrasés par l’accaparement des marchés par des gros distributeurs qui fixent les prix, toujours à la baisse, mécanisme qui s’est généralisé parallèlement à la privatisation du marché des graines.

Un centre écologique et social.

Cette dynamique se retrouve dans le Mouvement écologiste de Mésopotamie et son antenne locale à Amed. Beaucoup des bénévoles sont né·es dans les villages et ont rejoint les villes suite à la guerre, dans les années 1990, ou tout simplement par obligation économique. Ils et elles gardent souvent une nostalgie de la vie au village, parfois idéalisée. « Le goût d’une tomate que j’ai mangée ici m’a rappelé mon enfance », se souvient Siyabend, barbe noire fournie et longs cheveux noués en chignon. Il dit avoir rejoint le projet pour apprendre et transmettre des connaissances sur l’écologie. Pour lutter contre l’emprise de l’agriculture industrielle, la ferme écologique donne des pieds de tomate, court-circuitant ainsi la commercialisation des semis hybrides. Les fermiers viennent des villages voisins ou de plus loin pour les récupérer. C’est l’occasion de rencontrer et d’échanger avec les militant·es écologistes. « En même temps qu’on donne les pieds, on montre aux fermiers comment récupérer leurs propres graines », raconte Zeki. Plusieurs centaines de milliers de pieds de tomates ont ainsi été distribués. Cette année, les écologistes ont également donné des graines de blé, mais les récoltes sont moins importantes — seul un dönem a été cultivé.

Les graines, richesse de la ferme, sont soigneusement conservées et inventoriées dans une maison aux murs de terre et de paille, avec une seule fenêtre pour éviter que la lumière ne les abîme. Un recoin avec des matelas permet à Zeki ou Bishar d’y passer la nuit. Un petit poêle à bois maintient une température douce. Le temps est pluvieux ; au seuil de la maison, on enlève la boue de ses chaussures sur une grille en fer avant de les retirer et de les laisser à l’entrée. Près de la porte, un tableau en bois représentant Shamahran3 est incrusté dans le mur.

Au-delà des projets écologiques, la ferme est également un lieu social. Différents ateliers sont organisés, visant à ramener des personnes pour les sensibiliser à la question écologique. Çilem, penchée au dessus d’un réchaud à gaz où une préparation chauffe au bain-marie, explique à une dizaine de personnes venues pour l’occasion comment réaliser une crème pour la peau à base d’huiles végétales. Dans l’assistance attentive on trouve notamment deux sœurs, réfugiées kurdes de Syrie installées dans les environs depuis quelques années et qui viennent régulièrement à la ferme. La présentation est ensuite suivie d’un cours de yoga. Du fait du mauvais temps, la séance axée sur la respiration aura lieu dans l’herboristerie, où un médecin travaille à développer des remèdes naturels. Les herbes qui sèchent sur des claies ou pendues au plafond parfument subtilement l’atmosphère. Au cours des discussions, une des participantes évoquera ses difficultés à dormir, l’esprit sans cesse préoccupé : par sa famille, par la crise économique qui touche durement la population, par l’impasse politique dans laquelle se trouve le peuple kurde… Si Zeki et Bishar viennent tous les jours, ils peuvent compter ponctuellement sur l’aide d’une bonne quinzaine de bénévoles qui les ont aidés à aménager les lieux. Une cabane en bois a d’abord été construite, puis la maison, le poulailler, la serre, l’herboristerie. Des panneaux solaires fournissent l’électricité et un sondage a permis de découvrir une source d’eau qui alimente le terrain. Les terres sont cultivées de manière classique ; dans la serre poussent toutes sortes de salades et de plantes. Parfois, les écologistes louent d’autres champs aux alentours pour leurs cultures.

Agriculture industrielle et sécheresse.

L’impact de la libéralisation du secteur agricole est particulièrement sensible au Kurdistan, région qui n’a pas autant bénéficié que d’autres de la mécanisation introduite dans les années 1960 : énième déclinaison d’une politique de sous-développement des régions kurdes assumée par l’État turc. Dans les années 1990, les forces armées turques ont vidé et rasé près de trois mille villages. D’autres ont été et continuent à être engloutis sous les eaux lors de la mise en service des dizaines de barrages construits dans le cadre des projets GAP et DAP4. Cela a causé un important exode rural et un effondrement du nombre de paysan·nes, avec pour conséquence une agriculture locale trop peu développée pour répondre aux besoins de la population, tant en termes d’exploitation que de diffusion. D’après Vahap, militant écologiste à Amed, « les fruits et légumes dans les supermarchés sont des produits importés d’autres régions ou de l’extérieur. Bien évidemment ce sont des produits qui ont poussé à l’aide de pesticides, d’engrais chimiques : ils sont mauvais pour la santé. La plupart des fruits et légumes vendus à Diyarbakır sont comme ça. Aujourd’hui, à Diyarbakır, il y a de l’agriculture, certes, mais que ce soient les légumes ou les fruits, ils sont insuffisamment cultivés. » Ceux-ci viennent principalement des régions d’Adana et de Mersin, dont l’ensoleillement important et le climat plus humide en ont fait des lieux de choix pour le développement d’une production agricole massive, à grand renfort d’intrants chimiques et au détriment des ressources aquifères.

« L’agriculture industrielle fait des ravages sur l’environnement. Les périodes de sécheresses deviennent de plus en plus longues et fréquentes et les ressources en eau sont de plus en plus touchées. »

L’agriculture industrielle fait des ravages sur l’environnement, comme nous l’explique un activiste écologiste de Mardin, ville proche de la frontière syrienne, dans une région chaude. Les périodes de sécheresses deviennent de plus en plus longues et fréquentes et les ressources en eau sont de plus en plus touchées. L’année 2021 a été l’une des pires à ce sujet, avec peu de précipitations et de longues vagues de chaleur, et donc pour conséquence de faibles récoltes. Le militant est catégorique : « Depuis vingt-cinq ans, le principal problème dans la région de Mardin est l’eau. Par exemple, la crique dans laquelle je nageais et pêchais durant mon enfance est totalement asséchée. Pourquoi ? C’est à cause de la domination de l’agriculture industrielle dans la plaine. L’industrie veut produire toujours plus. Plus il y a de production, plus il faut puiser l’eau. À la fin du printemps, les sources s’assèchent complètement. La sécheresse augmente de plus en plus. Bien entendu, l’agriculture industrielle poursuit sa politique de production vu que les agriculteurs sont endettés. Ils creusent toujours plus profond pour trouver de l’eau. Parfois, nous plaisantons, nous disons que s’ils continuent, ils tomberont sur du pétrole. Nous faisons part de nos inquiétudes lors de nos conversations avec les agriculteurs, nous expliquons que ce n’est pas tenable sur la durée. »

L’uniformisation des cultures voulue par l’industrie alimentaire, dans un souci de productivité et de rendement économique, est pointée du doigt. « Il existe une dizaine de variétés de tomates à Mardîn. Si vous ne les vendez pas dans les deux jours qui suivent la cueillette, elles pourrissent. La tomate d’ici a une croûte fine, sa texture est différente, mais sa saveur et son arôme sont excellents. Les supermarchés ne les acceptent pas car elles périment vite. Mais quelque chose qui reste longtemps sur l’étagère d’un rayon signifie que nous produisons plus que ce dont nous avons besoin. Nous surexploitons la nature. On s’habitue facilement à faire nos courses dans des supermarchés. Nous perdons la culture des marchés locaux, qui disparaissent progressivement parce que lorsque vous maintenez le marché local debout, les grands commerces sont touchés et l’État perd de son contrôle. La vente de légumes, hors grandes surfaces, est devenue quasi impossible. L’État dit au peuple qu’il ne doit pas manger des produits qui ne passent pas sous son contrôle. Avec le processus d’adhésion à l’Union européenne, les grandes surfaces se sont répandues, faisant disparaître les petits agriculteurs. En vérité, le seul moyen de sortir de la pandémie et de la famine est la petite agriculture, car elle s’autorégule. Quand l’agriculture est industrialisée, vous consommez des produits chimiques, vous tuez les insectes avec des pesticides chimiques, vous perturbez ainsi l’équilibre naturel. » La ferme écologique de Diyarbakır est un exemple parmi d’autres des résistances locales qui ont émergé. Mais, contrairement à l’ouest du pays, la résistance écologique est, dans les régions kurdes, l’une des composantes d’une lutte plus générale pour le droit à l’auto-détermination du peuple kurde. L’écologie constitue, avec la démocratie locale et directe et l’émancipation des femmes, un des piliers du projet de confédéralisme démocratique adopté par les forces politiques et civiles majoritaires du mouvement kurde, dans les régions occupées et gérées de manière coloniale par l’État turc. À ce titre, le Mouvement écologiste de Mésopotamie subit lui aussi la répression des autorités : arrestations de militant·es, peines de prison, pression policière lors des enquêtes de terrain… Les projets mis en place s’en voient affectés.

Coordonner les résistances.

Avant la construction de la ferme, le centre écologique de Diyarbakır avait initié d’autres actions. En 2014, des jardins collectifs ont vu le jour dans le camp de réfugiés « Shengal », ouvert pour accueillir les milliers de Yézidis ayant fui les massacres après l’attaque, en août 2014, de Daech sur la ville de Shengal, à la frontière irako-syrienne. Puis d’autres jardins partagés ont été créés dans la ville même d’Amed, entretenus pendant cinq ou six ans avant d’être détruits par l’administrateur d’État au service du pouvoir qui a remplacé les maires démocratiquement élus. Le nouveau pouvoir municipal n’encourage guère la préservation des terres et le développement écologique. Dans le sillage de la politique nationale, il délivre à tout va des permis de construire, qui font exploser les prix des terrains : si à l’époque, Zeki a payé 30 000 TL sa terre, l’équivalent de 3 000 dollars, elle vaut aujourd’hui 150 000 TL, soit 15 000 dollars. Préserver une terre agricole de sa transformation en terrain constructible constitue donc également un acte de résistance. Ismaïl justifie son engagement écologique par le fait que l’environnement est désormais un champ de bataille, en particulier dans les régions kurdes. « Nous vivons ici. Dans le passé, nous n’entendions que le bruit des fusils, mais aujourd’hui il y a aussi une forme de terrorisme alimentaire : l’alimentation est utilisée comme une arme. » L’autonomie alimentaire est dès lors un enjeu important de lutte.

L’action de l’État turc sur l’environnement ne se limite pas à l’agriculture. La façon dont il s’accapare des terres, les détruit et manipule la nature pour asseoir son contrôle militaire des régions où le peuple résiste, ou au profit des intérêts de grandes compagnies proches du pouvoir a fini par ne plus être cantonné aux régions kurdes. Barrages noyant des villages, incendies de forêt, carrières sauvages… La même politique est employée à présent dans d’autres régions. L’écologie est devenue un enjeu national ; différents mouvements locaux partageant des valeurs communes, progressistes et anticapitalistes, ont fini par se regrouper au sein d’une union écologiste d’envergure nationale afin de partager leurs expériences de lutte, comme le détaille le même militant de Mardin : « L’union écologiste rassemble environ soixante-huit composantes de différentes régions. Tout comme le mouvement des femmes, le mouvement écologique touche tout le monde et nécessite une organisation commune. Par exemple, lorsqu’un barrage est en cours de construction à Artvin5, nous ne disons pas que ce barrage ne nous concerne pas. Bien au contraire, il affectera cette région comme le reste. C’est un tout. Cette union n’est pas une association, elle n’a pas de représentant juridique. Nous travaillons ensemble pour agir de manière organisée. C’est un pas énorme pour la Turquie et nous réussissons à toucher de nombreuses personnes de cette manière. Nous recevons des mails de certains villages : ils ne connaissent peut-être pas les associations écologiques qui se trouvent près de chez eux, mais ils ont entendu parler de notre union. Ils nous disent qu’un projet est en train d’être développé près de chez eux et nous demandent de l’aide pour se mobiliser contre. » Et le militant de conclure : « Une lutte commune se développe. »

1-Nous nous appuyons ici, notamment en matière de données numériques, sur le travail de Derya Nizam et Zafer Yenal à propos des politiques des semences en Turquie.

2-Si la vente aux jardiniers amateur·es ou aux collectivités de semences dites paysannes a été autorisée par une loi de 2020, le décret 81–605 « Commerce des semences et des plants » restreint l’usage commercial de semences à celles inscrites à un catalogue officiel, où figurent les semences brevetées vendues par les multinationales de l’agro-alimentaire. Plus d’informations sur le site semences paysannes.

3-Déesse mésopotamienne à tête de femme et corps de serpent. Son histoire est à l’origine de l’utilisation des symboles des deux serpents pour désigner la médecine et la pharmacie.

4-Grands projets de construction de barrages lancé à partir de la fin des années 1970 dans les régions kurdes, au sud et à l’est du pays.

5-Ville au nord-est de la Turquie, près de la mer Noire, dans une région connue pour ses hautes montagnes et sa nature préservée.