La critique et l’autocritique, arme principale des militant·e·s révolutionnaires

Août 4, 2023Expériences et analyses, Pratiques militantes

Pratiquée depuis le début du PKK, dès les années 70, la critique et l’autocritique comme méthode révolutionnaire a été essentielle dans le développement du mouvement. Son changement de rôle – de l’analyse de l’ennemi externe à celle de l’influence du système sur les cadres – suit les évolutions idéologiques et pratiques du parti révolutionnaire.

Cet article a été initialement publié dans le premier numéro de la revue Lêgerîn et a été édité par Serhildan. Les photos sont de Loez.

La critique et l’autocritique font parties des méthodes les plus importantes des partis et mouvements révolutionnaires. Lorsqu’elles sont utilisées de manière constructive et scientifique, elles servent de principale dynamique dialectique au sein du mouvement révolutionnaire. Malheureusement, il existe de mauvais exemples où cette méthode – objective – n’a pas été pratiquée pour la libération de la personnalité ou le dépassement de l’idéologie et de la mentalité du système en place, mais pour la destruction de la personnalité et la construction de nouvelles relations de pouvoir, comme par exemple au sein du Parti communiste de l’Union soviétique ou dans de petits groupes en Europe. Ces exemples négatifs ont conduit à une méfiance à l’égard de la méthode elle-même et, par conséquent, à son abandon. Mais l’oubli de la critique et autocritique en tant que méthode principale et systématique de la praxis révolutionnaire a affaiblit à son tour la lutte idéologique et la pratique de l’organisation.

Il n’y a peut-être aucun autre mouvement révolutionnaire dans le monde aujourd’hui qui pratique la critique et l’autocritique de manière aussi productive, efficace et étendue que le PKK, fondé en 1978 en tant que parti de cadres. Ses premiers militant·e·s ont été profondément influencé·e·s par le marxisme-léninisme et la critique et l’autocritique ont joué dès le début un rôle central dans le mouvement révolutionnaire kurde. Mais si nous examinons l’histoire du PKK et surtout les écrits de son leader Abdullah Öcalan, nous constatons que le centre de la critique et de l’autocritique a changé avec le temps. Öcalan décrit en détail ce processus dans son rapport politique au 5e congrès du parti en 1995. Il y souligne que la principale activité et le travail du PKK durant ses premières années était la critique idéologique. Ce processus avait déjà commencé en 1973, lorsqu’un groupe d’étudiants kurdes et turcs a commencé à s’organiser en tant que groupe idéologique, ce qui s’est poursuivi après la fondation officielle du Parti des travailleurs du Kurdistan en 1978, jusqu’aux années 1980.

Il y a une différence entre gagner en théorie et gagner en pratique

Ce groupe, organisé autour d’Abdullah Öcalan, a lu livres et brochures, effectué des recherches et discuté pendant des années dans le but de proposer une analyse idéologique, politique, sociale et historique approfondie de l’histoire, de la question kurde et de la nature de l’ “ennemi” (principalement l’État turc et le système impérialiste mondial en général). Pour eux, il semblait crucial de décrypter d’abord les mensonges de l’État turc colonialiste et fasciste et de recréer l’identité kurde, qui avait disparu dans l’obscurité de l’histoire. Les critiques de la première période se sont concentrées sur “l’idéologie sociale chauviniste” en tant qu’idéologie officielle de l’État kémaliste turc et ses masques pseudo-socialistes. Öcalan a expliqué comme suit la raison pour laquelle l’accent est mis sur l’État turc et son idéologie : “Vous devez bien savoir que l’idéologie officielle est une réalité (même si elle est faite de mensonges) et que sans la combattre, personne ne peut ouvrir la voie à une saine idée indépendante et donc à un amour du pays libérateur. Vous pouvez surmonter dans la pratique ce que vous avez surmonté en pensée”. Tout en soulignant l’importance de la théorie critique, il souligne que la théorie n’est rien sans la pratique : “Révéler le mensonge de l’ennemi. Mais l’ennemi ne peut être vaincu par la seule critique. Le succès de la critique ne suffit pas. Il y a une différence entre gagner en théorie et gagner en pratique. Il y a beaucoup d’organisations de la petite bourgeoisie qui ne pensent même pas à pousser leur critique un peu plus loin et à la mettre en pratique”.

Il est devenu de plus en plus évident que le principal obstacle à la victoire n’était pas la force de l’ennemi, mais “l’ennemi intérieur”, c’est-à-dire la personnalité des cadres qui ne se révolutionnaient pas eux-mêmes.

Surtout après le début de la guérilla contre l’armée turque le 15 août 1984, il est devenu de plus en plus évident que le principal obstacle à la victoire n’était pas la force de l’ennemi, mais “l’ennemi intérieur”, c’est-à-dire la personnalité des cadres qui ne se révolutionnaient pas eux-mêmes. En conséquence, l’objet de la critique a changé : “A partir de 1985, le problème de la personnalité nous a montré qu’il n’y a pas d’autre choix que de retourner l’arme de la critique contre nous-mêmes. (…) Notre formation de novembre 1985 était pleine de critiques. Après cette date, chaque année, nous avons connu une période de critique interne. Lorsque nous avons commencé à étendre cette arme de critique à notre parti et, de là, à l’histoire kurde et aux profondeurs de la société kurde, nous avons réalisé que nous avions été abattus de l’intérieur et que notre principale maladie était en nous. Vous pouvez révéler l’ennemi tant que vous voulez, vous pouvez le laisser finir par avoir tort ; mais si, malgré une ligne idéologique et politique correcte, vous n’êtes pas capable d’éclairer votre moi intérieur et de nettoyer la saleté de centaines d’années, vous ne pourrez pas faire un pas. Le fait que la guérilla ait puisé sa force dans cette méthode dès 1985 nous donne un exemple criant de cela. [A cette époque] le parti s’était égaré, la personnalité n’avait pas été surmontée […] Les analyses personnelles ont été développées pour surmonter cette situation et nous poursuivons encore [ce travail]. Jusqu’aux années 90, nous avons connu une très grande période de critiques. Nous avons essayé de nous corriger. Regardez nos analyses jusqu’aux années 1980 ; elles sont toutes axées sur l’ennemi. Mais depuis le milieu des années 80 jusqu’à aujourd’hui, nos analyses sont tournées vers l’intérieur, vers nous-mêmes.”

Le but ultime du militant révolutionnaire est de “se connaître”

La critique au sein du mouvement révolutionnaire kurde sous la direction du PKK est basée sur la dialectique entre l’individu et la société, ainsi qu’entre le passé et le présent. Ce n’est pas l’individu mais la société et non pas le moment mais l’histoire qui est analysée lorsqu’elle est critiquée. Lorsqu’elle est pratiquée à un niveau personnel, l’individu est traité comme un microcosme d’une réalité sociale et historique beaucoup plus vaste. En ce sens, le but ultime du militant révolutionnaire est de “se connaître”. En développant une compréhension de lui-même, le militant révèle comment le colonialisme, la classe, les relations de pouvoir, le patriarcat et le sexisme, le libéralisme, le nationalisme, le scientisme, la religion, etc. ont façonné sa personnalité, sa façon de penser, de sentir et d’agir. Par conséquent, le véritable processus révolutionnaire se déroule dans les personnalités. Parce que la révolution ne consiste pas seulement à libérer un pays ou à établir un système alternatif, mais aussi à libérer la vie de chacune, de chacun. La révolution dans la révolution consiste à briser les chaînes du pouvoir dans le cœur et l’esprit, à surmonter le système dominant avec toutes ses expressions. La révolution ne se déroule pas en dehors du révolutionnaire, et le militant ne peut pas jouer un rôle de leader dans la révolution tant qu’il ne le réalise pas en même temps au sein de sa propre personnalité. Il s’agit également d’éviter l’ingénierie sociale, dans laquelle le cadre est positionné au-dessus de la société comme s’il était parfait tandis que la société, elle, devrait changer. Dans son Manifeste pour une société démocratique en cinq volumes, Abdullah Öcalan examine cette critique de plus près et redéfinit la révolution et le révolutionnaire, en soulignant que la révolution ne consiste pas à créer une nouvelle société mais à jeter les bases de la société démocratique (qui existe déjà et a toujours existé) pour qu’elle puisse vivre et s’organiser à sa manière. En ce sens, le révolutionnaire n’est pas celui qui crée une nouvelle société, mais celui qui mène le processus de reconstruction d’un système démocratique confédéraliste.

Fermer les yeux sur les défauts et les mauvaises attitudes de ses camarades n’est pas considéré comme un service rendu à l’amitié.

La critique et l’autocritique sont une méthode d’apprentissage, elles sont une partie essentielle et intégrante de la vie et en même temps un outil de lutte idéologique au sein du mouvement. Mener la lutte des classes et des genres est un devoir primordial du révolutionnaire et permet de comprendre la camaraderie. Tout révolutionnaire a des responsabilités envers ses camarades, qui doivent se soutenir et de se renforcer mutuellement par la critique et l’autocritique. Fermer les yeux sur les défauts et les mauvaises attitudes de ses camarades n’est pas considéré comme un service rendu à l’amitié. Au contraire, la camaraderie se construit sur des efforts pour se renforcer mutuellement en rendant visibles des attitudes erronées et des caractéristiques faibles. La camaraderie a besoin d’ouverture et ce principe de clarté permet d’éviter les non-dits et l’hypocrisie et de créer un climat de confiance. La critique et l’autocritique ont besoin de cette confiance et sincérité. Sans confiance, la critique serait mal interprétée comme un moyen de nuire et de blesser la personne critiquée. Mais le but de la critique en tant que méthode et outil révolutionnaire est de soutenir le processus de transformation et de libération de soi-même. Les militant·e·s ne marchent pas seul·e·s dans le processus de libération, mais reçoivent le soutien de leurs camarades et du mouvement lui-même. C’est la norme et une partie de la culture révolutionnaire. Cela se reflète dans les relations au sein du mouvement.

Tout comme l’éducation, la critique et l’autocritique sont essentielles et font partie intégrante de la vie. Mais dans le cadre d’un processus collectif, la critique et l’autocritique ont également lieu à un niveau officiel, comme lors des tekmil, des réunions, des éducation et des conférences. En outre, la rédaction d’un rapport d’autocritique est également un outil important pour réfléchir à vos propres pratiques, difficultés, attitudes et approches. Le lieu et l’outil le plus officiel pour la critique et l’autocritique est la plateforme. Celles-ci peuvent se tenir à la fin d’une période d’éducation, lors d’une conférence du parti ou dans des situations particulières, où la pratique d’un membre doit être réfléchie et analysée d’un point de vue critique. Avant la plateforme, les membres ont la possibilité d’exprimer leurs réflexions par écrit. Le rapport d’autocritique reflète les analyses du/de la militante sur elle-même, sa pratique en tant que militante révolutionnaire, les progrès qu’il ou elle a réalisés, les obstacles qu’il ou elle rencontre pour atteindre ses objectifs, ses analyses de caractère, son attitude envers l’idéologie de la libération des femmes, ses défauts et sa détermination dans la lutte révolutionnaire. Les réflexions personnelles sont soutenues par les camarades présent·e·s, qui après avoir lu le rapport d’autocritique écrit, ont l’occasion de partager leurs critiques et observations sur la ou le camarade sur la plate-forme. Comme la critique ne vise pas ici à attaquer ou à détruire la personnalité du ou de la camarade critiqué, c’est à la fois des aspects positifs et négatifs, forts et faibles, de son caractère et de sa pratique qui sont évalués. La plateforme, en tant que structure collective de camaraderie, montre son soutien dans le processus de découverte de soi, car le but ultime est d’atteindre la compréhension la plus profonde de soi afin de se libérer.

La critique et l’autocritique sont considérées comme une arme principale dans la lutte révolutionnaire

Cette arme assure une lutte idéologique constante dans tous les domaines de la vie. En tant qu’outil, elle garantit que les camarades s’ouvrent les un·e·s aux autres et que les difficultés soient résolues de la manière la plus productive et la plus collective possible. Pour le mouvement révolutionnaire kurde, la critique est une méthode d’apprentissage pour comprendre tout le système de pouvoir et d’exploitation, d’oppression et d’esclavage. Mais elle ne consiste pas seulement à analyser et à comprendre ce qui existe : ce n’est qu’avec le pouvoir de la critique que la nouvelle société peut être fondée et que la manière de créer la nouveauté réside dans le terrain de la discussion critique. C’est pourquoi le socialisme lui- même est considéré comme l’idéologie la plus critique. Au sein du PKK, tout commence par une discussion critique et que tout est d’abord exposé dans l’esprit. Cela signifie qu’il existe un lien indissoluble entre la critique et la pensée ou la conception, qui se fait dans une interaction dialectique avec la pratique. Le progrès dans la pratique dépend de la critique, qui permet d’éclairer le chemin du progrès. Les difficultés qui surgissent dans la pratique sont aussi résolues par la critique, qui est avant tout une méthode pour résoudre les problèmes et surmonter les difficultés. Le PKK tel qu’on le connaît aujourd’hui peut être défini comme le résultat de la dialectique de la confrontation à ses propres défauts, un mouvement d’autocritique.