La plume de Jiyan Amargî

Oct 26, 2022Expériences et analyses, Femmes, Pratiques militantes

Le PKK a très tôt pris en compte l’importance de mener la lutte sur le plan culturel. Mazlum Dogan, membre fondateur du PKK qui s’est immolé par le feu dans la sinistre prison d’Amed le 21 mars 1982, a été le rédacteur en chef du premier organe de presse du parti, la revue Serxwebûn. Aujourd’hui, des dizaines de guérillas marchent sur ses traces. Présent.es sur toutes les lignes de front, elles et ils documentent la lutte du PKK au plus près, au prix parfois de leur vie. On leur doit d’avoir révélé l’utilisation d’armes chimiques par la Turquie, et de montrer ce que l’État turc veut cacher.

Jiyan Amargî était l’une de ces journalistes de terrain. Ses écrits étaient régulièrement publiés dans les médias du mouvement, notamment l’agence de presse ANF. Elle est tombée martyr le 20 juin 2022. Le texte qui suit est basé sur une traduction d’un article de Firaz Dag paru sur Nuçe Ciwan, complété par sa notice nécrologique et par l’extrait du journal de Jiyan diffusé par ANF.

Née à Cizirê, Jiyan grandit dans la ville de Êlîh (Batman) où sa famille a du émigrer. À sa naissance, ses parents lui donnent le nom de Jiyan [vie]. Mais le fonctionnaire de l’état civil refuse d’accepter son nom kurde et l’enregistre comme Esma. Malgré tout, sa famille continue à l’appeler Jiyan et elle grandit portée par le sens de ce nom donné par son peuple, dans sa langue maternelle. Dans les années 90, sa tante, son oncle, le fils de son oncle et la fille de sa tante sont tués alors qu’ils combattent dans les rangs du mouvement de libération du Kurdistan. Cette enfance dans une famille de martyrs et où beaucoup de personnes avaient rejoint la lutte a provoqué des questionnements très profonds chez Jiyan.

Elle étudie ensuite au département radio et télévision de l’université de Sivas. Là-bas, elle subit des attaques racistes. Parce qu’elle est kurde, sa maison est perquisitionnée et elle est placée en garde à vue. Elle se rend compte très tôt qu’il n’y avait pas de place pour une Kurde libre dans les écoles publiques et le système turc. La mort d’un de ses amis qui avait rejoint la guérilla l’affecte profondément. Elle a commence alors à participer aux activités de la jeunesse révolutionnaire kurde. Mais cela reste insuffisant pour elle et elle décide de rejoindre les rangs de la guérilla, ne souhaitant pas vivre cette vie biaisée offerte dans le système scolaire turc au prix de l’abandon de la kurdicité libre, de l’identité et du nom. Elle rejoint les rangs de la guérilla un jour significatif pour les Kurdes : le 16 mars, date anniversaire du massacre d’Halabja.

Écrivaine pour les uns, journaliste pour les autres, ou encore guérilla, de toute son âme, Jiyan était une révolutionnaire. « Je veux capturer le moment où la révolution se produit« . Celle qui fait ce voeu, Jiyan Amargî, est tombée martyre dans la montagne d’Herekol en juin 2022. Se tournant vers le Botan pour accomplir ce rêve, Jiyan a écrit sa nostalgie de chaque montagne qu’elle a traversée, de chaque guérilla qu’elle a rencontré.

« Je veux capturer le moment où la révolution se produit. »

« Cela a pris beaucoup de temps, mais un rêve m’a éclairée. Je veux capturer le moment de notre révolution. Je veux filmer et écrire sur les moments où notre Leader [Abdullah Öcalan] a rencontré son peuple. C’est pour cela que je veux vivre. En attendant, je dois vivre quoi qu’il arrive. Je sais que ce ne sera pas long. Il reste peu de temps avant notre rencontre avec les dirigeants. Jusque-là, je dois vivre quoi qu’il arrive. Je ne mourrai pas, je ne dois pas mourir, sans voir le Leader, sans lui dire que je lui suis dévoué jusqu’au dernier moment de ma vie, et voir les pupilles souriantes dans son regard acéré. La seule chose que je souhaite personnellement pour moi dans cette vie est probablement de pouvoir voir le Leader librement. C’est en fait la volonté générale. C’est ce que nous voulons tou.te.s. La volonté de celles et ceux qui ont soif de liberté…« 

Jiyan Amargî a marché sur la voie de Halil Dağ (ndlr : cinéaste de la guérilla connu notamment pour le film Beritan, qui a posé les bases d’un cinéma kurde libre). Elle a écouté son âme sous les arbres où elle se reposait à l’ombre d’Arjin Amed, elle a vu et aimé le guérillero Hebûn, elle a dessiné les chaînes de montagnes que Cesur Roboski a parcouru, et les a inscrites dans l’histoire. De Halil à Arjin, Jiyan est tombée à la suite de nombreux martyrs. Le drapeau de ses rêves a été transmis à ses camarades. Écrivaine pour les uns, journaliste pour les autres, ou encore guérilla. De toute son âme, elle était une révolutionnaire. Jiyan est devenue la voix, l’oreille, l’œil et le cœur de la guérilla victorieuse luttant pour la liberté dans les montagnes. Jiyan est devenue la voix de la guérilla qui résiste dans le Botan, dans les pires conditions, durant les moments les plus difficiles, lorsque les envahisseurs disaient : « la guérilla est terminée« . Pleine de vie à l’image de son nom, enthousiaste, elle est devenue une image de la vie en kurde.

Il y a un temps, elle nous a ouvert les portes d’Herekol et a fait le lien entre nous et la guérilla. Il y a un temps, pendant l’opération d’occupation de la montagne Cûdî, elle a courageusement marché vers les zones de conflit et a filmé de nombreuses actions avec sa caméra. Il y a un temps, elle nous a apporté la voix de la guérilla résistant aux envahisseurs sous la neige à Kato. Il y a un temps, nous avons écouté les chansons des voix de la guérilla avec les images qu’elle a prises à Besta. Nous avons découvert le courage de Ronî, tombé martyr en résistant à Kela Memê. Jiyan a toujours marché pour rencontrer tous les guérillas dans le Botan, sans se retourner. Avec chaque guérilla qu’elle rejoignait, elle devenait un peu plus révolutionnaire, avec chaque sourire de guérilla qu’elle dessinait, elle se rapprochait un peu plus de la liberté. Elle a écrit les histoires de nombreux guérilleros sans même réfléchir à quand elle serait publiée. Elle nous a permis de connaître de nombreuses histoires de guérillas que la vie a touchées. Grâce à son appareil photo, nous avons croisé les yeux de nombreux guérillas tombés martyrs. Nous avons été témoins de la beauté de Diren. Nous avons entendu la belle voix de Nûda. Grâce à sa plume, nous avons appris l’histoire de la vie de Vejîn et sa persistance dans le renouvellement de soi. Grâce à sa caméra et à ses récits, nous avons vu et revu la chaleur d’Êriş, l’honnêteté d’Harun, et peut-être le plus beau, la tante de Nûjin avec tout son esprit, son enthousiasme et son moral. Grâce à ces témoignages, nous avons fait progresser la guérilla dans nos cœurs.

« En marchant, vous lisez l’âme du sol »

Jiyan était amoureuse de la vie : « Quand je pense à la vie que je mène, je me rends compte à quel point j’y suis attachée ! Je ne peux pas penser à une vie sans montagnes, sans ami.es et sans lutte. Ce n’est pas une exagération, c’est la vérité. C’est ma vie. Parfois, je me dis que je ne suis pas dans la vie de la montagne et que la suivante ne vient pas. La prochaine étape est probablement la mort pour moi. Une mort honorable. Cependant, je me souviens de la première fois où je suis arrivée. Bien que j’étais extrêmement déterminée à rejoindre le PKK, lorsque je suis arrivée pour la première fois à la montagne, je me suis demandée comment j’allais pouvoir passer l’année, et encore plus une vie entière ici. La vie, dans toutes ses dimensions, me semblait sauvage. Ou alors c’est moi qui étais sauvage. Oui, j’étais définitivement celle qui était sauvage dans la nature. Et cette étrangeté s’est dissipée en peu de temps, en un mois. Peu de temps après mon arrivée, je me suis habituée à cette vie en montagne. Dans cette vie, on apprend d’abord à marcher. En marchant, vous lisez l’âme du sol sur lequel vous marchez, de la fleur de l’arbre que vous voyez, des rochers sur lesquels vous vous appuyez, de l’eau que vous buvez. Tu atteins le secret de l’amitié que tu as donnée épaule contre épaule sur le champ de bataille, où chacun venait d’autres mondes. En vivant, tu te trouves toi-même. »

Toutes les difficultés, les soucis, les embuscades et les surprises que la vie lui fait subir, Jiyan les a consignés dans son journal intime qu’elle a nommé « Tout pour une vie meilleure« . Elle y a exprimé ses sentiments, sa dévotion et sa foi envers les guérillas. Nous y sommes témoins de l’admiration qu’elle ressent pour la guérilla, de la remise en question de sa propre position révolutionnaire et du choc des nombreuses émotions qui prédominent dans la dialectique de la mort et de la vie.

« Alors que nous arrivons à la fin de notre camp [de formation], qui a exigé un rythme de participation intense, je peux dire que la période a été instructive pour moi à bien des égards. Un camp plein de leçons à chaque instant. J’ai travaillé et je me suis concentrée. Je n’ai laissé personne se mettre en travers de mon chemin. La paix du travail, la concentration de la paix… Je peux dire que ce camp a été productif pour moi à tous égards. Je me suis fait de nombreux.ses ami.es précieux.ses ici. J’ai reçu beaucoup de soutien. Tous m’ont soutenu, y compris Diljîn en tant qu’ami.e. Peut-être que c’était un moral et une motivation en plus de la force que j’ai obtenue de la Direction et de l’organisation. La vie est belle en tant que camarade.

Ma seule préoccupation est de savoir ce que je ferai si l’opération se termine. En fait, j’ai deux bombes. Une pour l’ennemi, et l’autre pour moi et l’ennemi. Je ferai certainement exploser cette bombe sur moi et l’ennemi si je suis consciente, si mes doigts sont forts et que les conditions le permettent. Il n’est pas possible d’aller dans l’autre monde sans emporter l’ennemi. Alors que j’ai abordé ces questions, je voudrais mentionner un point que je voulais écrire depuis longtemps, mais que je n’ai jamais osé encore. Nous sommes des guérillas et nous ne savons jamais où et quand la mort va arriver. Nous pouvons mourir à tout moment d’une balle traître, d’une bombe ou d’une roquette. C’est la règle de la guerre. Nous sommes toujours prêt.es pour la mort qui nous fera vivre.« 

« Mourir est simple »

Elle écrit son journal avec cette conscience. Elle a vécu comme elle l’a écrit et est morte en martyr. « Mourir est simple« , a dit Jiyan Amargi. Les mains et les yeux rencontrant la liberté jusqu’au cœur.

« C’est une lutte pour la survie afin de protéger notre patrie des attaques lâches. Mourir est simple. Vous sacrifiez votre cœur à une balle et vous laissez tout derrière vous. Tu ne pars pas les yeux ouverts parce que tu sais que ce combat se terminera. Il se terminera par la liberté des Kurdes. Mais quelque chose reste à l’intérieur. Ton camarade qui se bat sur le champ de bataille n’oubliera jamais. Les gens qui t’appellent « mon espoir »… Le Leader qui a tout dévoué à cette cause… Les témoignages de l’organisation et des martyrs… Ce sont les pensées qui commandent la vie et mènent à la résistance à tout prix. C’est pourquoi il ne doit pas mourir. C’est pourquoi il doit vivre. Roj wê were Kurdistan wê bibe gora pergala kapital. Heya wê rojê her bijî gerilayên Kurdistan. Her wê bijî ROJ a me.« 

Herekol a porté Jiyan dans son cœur. Elle est devenue un vent qui donne une âme à la cause de la liberté et souffle sur le Botan…

Voir la guérilla au printemps

(article écrit par Jiyan avant sa mort)

Je répète chaque jour les mots « Que le printemps arrive, que le soleil se lève, alors vous me verrez« , se prépare maintenant aux actions du printemps. Je ne pense pas qu’aucune force ne puisse la retenir.

La réponse de mon cœur à mes oreilles, qui ont entendu les mots « Qu’un printemps arrive, que le soleil se lève… » chaque jour pendant cinq mois, est « tu me vois alors« . Cela fait plusieurs années que cette phrase est chantée et a pris sa place parmi les classiques à connaître dans le milieu de la guérilla.

« Que le printemps arrive, que le soleil se lève, tu me verras alors. » Ces derniers jours, mon cerveau a exploré le sens de ces mots, qui flottent de montagne en montagne, de langue en langue et que j’entends presque tous les jours dans le camp où je me trouve. Que se passera-t-il quand le printemps arrivera ? Et quand le soleil se lèvera ? Pourquoi les propriétaires de ces mots pensent-ils que cela aura une signification différente d’être vu à ce moment-là ?

En ces jours où les montagnes du Kurdistan se préparent au printemps, mon cerveau est bombardé de questions avec ces mots de la guérilla.

 Le printemps est un symbole de renouveau. Le festival kurde de la résistance et de la résurrection. Pour les guérillas, c’est le moment de quitter les camps d’entraînement d’hiver. Le soleil levant, le protecteur. C’est un symbole de sainteté pour les Kurdes qui se disent enfants du soleil. Tant que le soleil brillera sur les montagnes du Kurdistan, la guérilla de la liberté du Kurdistan combattra, résistera et vivra. « Vous me voyez alors. »

Après le lever du soleil dans les montagnes du Kurdistan au printemps, la guérilla, qui a suivi un entraînement approfondi dans les camps d’entraînement d’hiver, affrontera l’ennemi sur le champ de bataille. Selon les mots d’un présentateur des bulletins d’information, « dengê lingê gerîla tê [on entend les pas de la guérilla arriver). Voilà ce moment. Le/la guérilla, qui veut apparaître au printemps, veut montrer à sa Direction, à son parti et à son peuple combien il est sorti renouvelé spirituellement et intellectuellement de sa réclusion hivernale, et en même temps il veut adresser un message à l’ennemi, que « l’élimination des plans d’invasion, d’occupation et d’anéantissement relancés pendant l’hiver en mon absence dépend de ma présence ».

Nous sommes dans les montagnes Herekol, à 2962 mètres d’altitude, dans un camp d’hiver souterrain à 10 mètres de profondeur. La neige qui est tombée tout au long de l’hiver a recouvert presque toutes les entrées et sorties de notre camp, non seulement à l’extérieur mais aussi en s’infiltrant par toutes les ouverture qu’elle a trouvé. La neige qui s’infiltre à l’intérieur est le reflet du temps et de l’aspect extérieur. En d’autres termes, tous les rochers d’Herekol sont couverts de blanc. Malgré le temps enneigé à l’extérieur, c’est le printemps dans le cœur de chaque guérilla du camp d’hiver. L’air s’est réchauffé. Les bourgeons prêts à éclater ont murmuré à nos oreilles la bonne nouvelle des feuilles et des fleurs qui s’épanouiront. Bien que le soleil soit loin des montagnes Herekol, il a annoncé sa victoire sur la géographie mésopotamienne à partir de maintenant. Bien que la saison ressemble à l’hiver dans les montagnes Herekol, le printemps vit dans le cœur de chaque guérillero qui s’y trouve.

Şîndar, l’une des guérillas à qui le printemps manque le plus, semblait connaître une excitation et une impatience différente ces derniers temps. Elle se préparait au printemps depuis une semaine. Elle courrait d’un endroit à l’autre pour rassembler tout son matériel. Lorsqu’elle court, elle n’hésite pas à mettre à contribution chacune de ses camarades de l’équipe féminine. Şîndar, qui est arrivé dans le Nord depuis les montagnes du sud du Kurdistan l’année dernière en tant qu’auxiliaire médicale, n’est pas très douée pour la couture. Son travail consiste uniquement à dire ce qui manque et à apporter les matériaux à l’équipe. Ensuite, pendant que Nûdem explique le projet et comment il doit être réalisé, Rahime a déjà pris l’aiguille et le fil dans ses mains et a commencé à coudre ce qu’elle veut. Arîn offre son soutien dès qu’elle le peut, tandis que Zerdeşt, qui est experte en couture, n’hésite pas à donner un coup de main. Alors que ses amis luttent pour Şîndar, son jeune esprit donne le moral et la motivation à l’équipe grâce à son énergie et son enthousiasme.

Şîndar est impatiente de comprendre la vie et la guerre sur le terrain du Nord et de le rejoindre. Bien qu’elle se plaigne souvent de ne pas pouvoir exprimer son excitation et son désir de participer activement et fortement à la guerre, son agitation est l’expression la plus claire de ce désir. Şîndar du Botan, qui rêvait depuis son plus jeune âge d’être une guérilla dans les montagnes de sa région, s’efforce aujourd’hui de toutes ses forces d’être digne du parti qui a fait de ses rêves une réalité. D’une part, elle se concentre sur les études médicales, qui sont sa branche, et d’autre part, elle est enthousiaste à l’idée d’être disponible spirituellement et physiquement pour les zones les plus chaudes de la guerre.

Şîndar, qui répète inlassablement chaque jour les mots « Que le printemps arrive, que le soleil se lève, tu me verras alors« , se prépare désormais aux mobilisations de printemps. Je ne pense pas qu’aucune force ne puisse la retenir.