Réception des cercueils des victimes du massacre de Zakho à l'aéroport de Baghdad

La Turquie, l’Irak et le GRK cherchent à tirer parti du massacre de touristes à Zakho

Août 2, 2022A la une, Actualités

Suite au massacre de 9 touristes irakiens dans le nord de l’Irak par la Turquie et une condamnation unanime du pays, les tensions entre les différentes forces politiques impliquées ne font qu’augmenter, autour d’enjeux liés à la situation de chaos politique en Irak et à la captation des marchés et ressources du GRK (Gouvernement Régional du Kurdistan).

Un article publié le 27 juillet 2022 sur Al-Monitor, traduit et édité par Serhildan.

Contexte

Le 20 juin, des frappes d’artillerie turques ont fait 9 morts – dont 3 enfants – et 33 blessés dans le complexe touristique du village de Parakh (Zakho, province de Dohuk) au nord de l’Irak à la frontière avec la Turquie. Les équipes d’investigation dépêchées sur place ont constaté quatre tirs d’obusier Panter turc de calibre 155 mm.

Cette frappe a lieu dans le contexte de l’expansion turque au nord de l’Irak, où le pays a construit plus de 100 bases et avant-postes s’enfonçant jusqu’à 105 kilomètres au-delà de la frontière. La Turquie a positionné plus de 4000 soldats ainsi que des tanks, des véhicules blindés, des hélicoptères positionnés et des armes lourdes dans le pays.

Autour de Zahko, on dénombre 16 bases, avant-postes et checkpoints turcs et des activités des services de renseignement turcs et une surveillance aérienne constante ont été enregistrées. 11 villages syriaques ont été abandonnés autour de Parakh, qui est lui habité par une population sympathisante du PKK, raison pour laquelle la Turquie cherche à dépeupler la zone.

Les autorités irakiennes ont recensé 22 740 violations de leur souveraineté par la Turquie depuis 2018 et le CPT a compté 138 morts civiles dans des opérations turques au nord de l’Irak depuis août 2015 ainsi que des dommages économiques et des dévastations de terres agricoles. Plus de 600 villages ont été évacués dans la région.

Le massacre de Zakho a été condamné par les Nations-Unies ainsi que des États comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou encore l’Allemagne. Il a été dénoncé au Kurdistan mais aussi à travers toute l’Irak, avec une multitude de rassemblements et manifestations organisés, notamment par les partisans de Muqtada al-Sadr, à l’ambassade de la Turquie à Baghdad et devant des centres de visa de la Turquie dans d’autres villes. La Turquie continue de nier sa culpabilité et a tenté de rejeter la faute sur le PKK, qui a nié toute implication et revendiqué des actions de représailles contre les forces turques le 24 juillet.

Cette fois, contrairement aux autres morts civiles dans des bombardements turques, les victimes de Parakh ont été déclarées martyres par l’État irakien et les familles vont recevoir une compensation financière.

Les tensions entre Ankara et Bagdad au sujet du massacre de neuf touristes dans la région du Kurdistan irakien n’ont montré aucun signe d’apaisement, alors que le ministre irakien des Affaires étrangères a critiqué la Turquie lors d’une session d’urgence du Conseil de sécurité des Nations Unies mardi et que des milices soutenues par l’Iran ont lancé une attaque à la roquette contre le consulat turc à Mossoul, la dernière agression de ce type contre des biens turcs en Irak.

Mais alors même que leurs émissaires s’échangeaient des accusations, derrière des portes closes, les parties manœuvraient pour tirer parti de la tragédie à leur avantage respectif, selon des sources bien placées s’adressant anonymement à Al-Monitor.

Les autorités irakiennes ne décolèrent pas contre la Turquie

À New York, le haut diplomate irakien Fuad Hussein a accusé la Turquie d’ « agression flagrante » contre « des civils innocents et des biens » et a appelé les forces turques « occupantes » à se retirer d’Irak sous la supervision des Nations Unies, qualifiant leur présence dans le pays d’ « illégale ».

Hussein a déclaré que les affirmations de la Turquie selon lesquelles ses forces poursuivaient les militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans la région étaient « sans fondement ». La Turquie exporte ses propres problèmes internes en Irak « aux dépens de l’Irak ». Hussein faisait allusion à la bataille que la Turquie mène depuis 38 ans contre le PKK, qui se déroule désormais principalement en Irak, où se trouve le gros des forces rebelles et de leurs commandants. « La Turquie doit verser des indemnités aux victimes », a déclaré M. Hussein, rappelant que la Turquie a été responsable de nombreux décès de civils dans le passé, notamment « un crime contre l’humanité commis par l’armée turque en plein jour. »

L’Irak affirme que les victimes, dont une fillette d’un an, sont mortes à la suite de tirs d’artillerie provenant de l’intérieur de la Turquie. M. Hussein a déclaré au Conseil qu’une équipe d’enquête dépêchée sur le site avait recueilli des fragments d’armes dont il a été déterminé qu’elles étaient du type utilisé par les forces turques opérant contre le PKK dans la région. Hussein a dirigé la mission qui s’est rendue à Parakh le jour de l’attaque.

La Turquie appelle à une enquête conjointe pour « réveler la vérité ». Son ambassadeur adjoint auprès des Nations Unies, Oncu Keceli, a déclaré que « la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Irak [avaient] été violées par une organisation terroriste, pas par la Turquie. » L’ambassade de Turquie à Bagdad a imputé l’attaque au PKK.

Une remise en cause de la présence militaire turque en Irak

Des sources ayant connaissance de la pensée officielle à Bagdad ont suggéré que les partisans de la ligne dure au sein du gouvernement irakien profitaient du massacre pour faire pression sur la Turquie afin qu’elle retire plusieurs milliers de soldats stationnés à Bashiqa, un avant-poste stratégique à l’est de Mossoul.

En d’autres termes, si la Turquie accepte de quitter Bashiqa, l’Irak mettra un frein à sa campagne contre la Turquie. Cela pourrait expliquer pourquoi, malgré ses salves rhétoriques, les autorités irakiennes n’ont pas encore présenté au public les preuves qu’elles disent avoir en leur possession, ont spéculé les sources.

Les troupes turques se sont théoriquement installées à Bashiqa pour former les forces sunnites irakiennes dans leur combat contre l’État islamique (EI). Cependant, leur présence a été perçue avec suspicion dès le début et a alimenté les allégations selon lesquelles la Turquie veut reprendre les terres riches en énergie qui faisaient partie de l’Empire ottoman.

Bashiqa est la seule base turque située en dehors du Kurdistan irakien et, la bataille contre l’EI étant terminée, elle a dépassé son objectif déclaré, selon les responsables irakiens. L’Iran n’est pas non plus satisfait de la présence turque, et la base a été attaquée par des milices chiites présumées, la dernière fois dimanche. L’attaque de mardi contre le consulat de Turquie à Mossoul n’a fait aucune victime, a déclaré le ministère turc des affaires étrangères.

L’Irak n’a pas le pouvoir d’expulser par la force les troupes turques ou le PKK de son territoire. Et les chances que l’ONU soutienne l’appel de l’Irak à une résolution exigeant un retrait turc semblent minces, voire nulles.

Les exports pétroliers au cœur du conflit

Bagdad possède toutefois une carte relativement forte. La Turquie doit faire face à une amende de 24 milliards de dollars dans le cadre d’une procédure d’arbitrage engagée par l’Irak devant un tribunal international concernant le rôle joué par Ankara pour aider le gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en Irak à exporter son pétrole indépendamment de Bagdad via un oléoduc construit à cet effet depuis 2014. Le tribunal doit rendre son verdict dans les deux mois, et il est pressenti que la Turquie perdra l’affaire.

« Le désir du gouvernement régional du Kurdistan de s’entendre avec Bagdad est évident et rendu visible par sa position inhabituellement ferme à l’égard de la Turquie. »

Le 15 février, la Cour suprême fédérale irakienne a porté un coup dur au secteur de l’énergie du gouvernement régional du Kurdistan et, par extension, à la Turquie, en déclarant inconstitutionnelle la loi de 2007 sur le pétrole et le gaz qui régit la région du Kurdistan. Plusieurs entreprises internationales du secteur de l’énergie ont depuis annoncé leur départ du Kurdistan irakien, et d’autres suivront probablement lorsque la Chambre de commerce internationale rendra son avis.

Les revenus tirés des ventes de pétrole brut via les terminaux d’exportation du port de Ceyhan, dans le sud de la Méditerranée, constituent la principale source de revenus du gouvernement régional du Kurdistan. Pour la Turquie, une pénalité de 24 milliards de dollars ne pouvait pas tomber à un pire moment, alors que son économie est en prise à la crise la plus profonde depuis deux décennies.

Une évolution des relations GRK – Irak

Masrour Barzani s’est rendu à Bagdad le 24 juillet où il a rencontré le Premier ministre irakien Mustafa al-Kadhimi pour discuter des nombreux différends entre les deux parties, mais surtout pour demander un répit en matière d’énergie. Les sources ont indiqué que M. Barzani avait demandé à M. Kadhimi de retarder la mise en œuvre de l’arrêt de la Cour suprême et de l’arbitrage jusqu’à ce qu’un nouveau gouvernement soit formé à Bagdad et qu’une nouvelle loi sur le pétrole et le gaz soit adoptée.

Cela pourrait prendre un certain temps. Les principaux blocs du Parlement doivent encore se mettre d’accord sur un gouvernement, neuf mois après la tenue des élections législatives.

M. Barzani a rencontré séparément le président du Parlement, Mohammed al-Halbusi, et le président du Haut Conseil judiciaire, Faiq Zaidan.
L’influent clerc chiite Muqtada al-Sadr a rendu les choses encore plus difficiles en retirant ses partisans du parlement. Aujourd’hui, ses partisans ont pris d’assaut l’assemblée législative irakienne, semant un nouveau chaos au moment même où le candidat du plus grand bloc chiite, Mohammed Shia al-Sudani, devait être appelé à former le nouveau gouvernement dans les prochains jours.

Sadr était également à l’avant-garde des protestations qui ont éclaté à la suite des morts de Parakh.

Les sources ont déclaré que Kadhimi avait accepté la demande de Barzani sur l’affaire d’arbitrage, mais qu’il avait hésité sur la décision de la Cour suprême, disant qu’il ne pouvait rien faire. Il a toutefois conseillé à Barzani de faire pression sur le gouvernement régional du Kurdistan pour que les compagnies pétrolières internationales poursuivent leurs activités au Kurdistan auprès des tribunaux administratifs qui statuent sur les affaires commerciales.

Il serait difficile d’obtenir un report du verdict de la Cour Internationale. Toutes les audiences ont déjà eu lieu et les documents ont été déposés.

La seule alternative serait que l’Irak renonce à sa revendication, ce qui est hautement improbable étant donné l’effet de levier qu’un jugement positif lui offrirait dans ses futures transactions avec les compagnies pétrolières internationales et le gouvernement régional du Kurdistan. Mais le chaos d’aujourd’hui pourrait fournir à Kadhimi de nouvelles occasions de conserver son siège.

Le désir du gouvernement régional du Kurdistan de s’entendre avec Bagdad est évident et rendu visible par sa position inhabituellement ferme à l’égard de la Turquie. Barzani a apposé son nom sur une déclaration publiée après sa rencontre avec le dirigeant irakien, dans laquelle les deux parties « condamnent fermement l’agression turque. » Hussein, le ministre des affaires étrangères, est un Kurde et un lieutenant de confiance du père de Barzani, Massoud, le leader kurde le plus influent de tout l’Irak. Il semble inconcevable que Hussein utilise un langage aussi dur contre Ankara sans la bénédiction de Barzani. Les cyniques prétendent que cela a plus à voir avec les ambitions présumées des Barzani de remplacer Barham Saleh comme président de l’Irak par leur propre candidat.

Un porte-parole du gouvernement régional du Kurdistan s’est refusé à tout commentaire.

En attendant, la Turquie doit se dire qu’elle peut surmonter cette tempête comme elle l’a fait pour sa litanie de méfaits en Irak et en Syrie voisine. Ankara sait qu’elle contrôle l’Euphrate et le Tigre, qui prennent leur source en Turquie et constituent la principale source d’irrigation de l’Irak, frappé par la sécheresse. Dans une nouvelle démonstration d’impunité, la Turquie a repris le bombardement des zones autour de Parakh. Mais pour combien de temps ? Les familles des victimes n’auront peut-être jamais la réponse.