Les attaques aériennes turques et le “casus belli” tant attendu

Nov 30, 2022A la une, Actualités

Dans cet article paru sur ANF Deutsch, Mako Qocgiri de Civaka Azad met en perspective les attaques actuelles de l’État turc dans le nord de la Syrie et le nord de l’Irak et explique pourquoi les affirmations du gouvernement turc au sujet de l’attentat de Taksim peuvent être légitimement mises en doute.

Il faut reconnaître une chose à l’État turc : il n’apprécie pas de perdre du temps. L’attentat d’Istanbul s’est produit l’après-midi du 13 novembre. En l’espace de 24 heures, non seulement l’auteure présumée a été arrêtée et présentée au public, mais en plus ses liens présumés avec le PKK et les YPG ont été révélés par le ministre turc de l’Intérieur Süleyman Soylu. Avec ces “informations” dans ses bagages, le président turc Erdogan s’est rendu au sommet du G20 à Bali. En plus d’avoir accepté avec reconnaissance les condoléances du président américain Biden et d’autres dirigeants, il a donné, pendant son vol en direction d’Ankara, l’ordre d’une “attaque de représailles”. Le soir du 19 novembre, soit moins d’une semaine après l’attentat d’Istanbul, les avions de combat F16 de l’armée de l’air turque ont décollé de l’aéroport militaire d’Amed (Diyarbakir). Le coup de départ de l’opération “Claw-Sword” avait été donné. Selon les communiqués des forces armées turques, des attaques aériennes ont ensuite été menées sur 89 cibles. Les bombardements ont notamment visé Kobanê, Shehba et Dêrik au Rojava ainsi que les montagnes de Qendîl et d’Asos au sud du Kurdistan. Rien qu’au Rojava, le nombre de morts s’élève à 26, parmi lesquels des civils, des combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS), des Forces de libération de l’Efrîn (FLE) et des membres de l’armée syrienne.

Pour rappel, la source de ces attaques sont un attentat : l’attentat d’Istanbul le 13 novembre, l’arrestation de l’auteure présumée et de ses soutiens, l’enquête sur les commanditaires présumés, les échanges diplomatiques avec les représentants internationaux sur cette affaire et les “représailles” – tout cela n’a pris que six jours aux dirigeants turcs. Soit ceux-ci sont très efficaces, soit il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire. Nous penchons pour cette dernière option. Pourquoi ? C’est ce que j’aimerais expliquer dans les lignes qui suivent.

L’attentat d’Istanbul, “un cadeau de Dieu” ?

Ce n’est pas un secret que la Turquie fait pression depuis près d’un an pour une intervention dans le nord de la Syrie. Les opérations d’occupation de 2018 (Efrîn) et 2019 (Girê Spî et Serêkaniyê) ne suffisent plus depuis longtemps au président turc. Les visites à Téhéran et les rencontres régulières avec Poutine sur ce thème sont bien connues. Erdogan veut s’engager dans une guerre au nord de la Syrie, et ce par tous les moyens. En fin de compte, il en va de son propre avenir. La guerre au Kurdistan du Sud, l’utilisation d’armes chimiques dans cette région, la guerre des drones qui se poursuit dans le nord de la Syrie, tout cela n’a jusqu’à présent pas donné les résultats escomptés par les dirigeants d’Ankara. Il manque les grandes annonces de succès sur les théâtres d’opérations. Et sans cela, la population ne peut pas être détournée de ses propres problèmes économiques et politiques à l’intérieur du pays.

Pour faire toute la lumière sur l’attentat d’Istanbul, il faudrait en réalité une enquête plus approfondie. Les YPG et le PKK, accusés par l’État turc, ont rejeté toute responsabilité. Nombreux sont ceux qui soupçonnent que l’attentat pourrait avoir été perpétré par des cercles liés à l’État turc lui-même. Une conversation divulguée du chef des services secrets turcs Hakan Fidan datant de 2014 prouve que l’État turc peut tout à fait être en mesure de créer un “casus belli” souhaité, c’est-à-dire un événement justifiant le déclenchement d’une guerre, par une attaque qu’il a lui-même provoquée (voir “Comment le gouvernement d’Erdoğan veut provoquer dans le conflit avec la Syrie“). Mais avec le début de l’opération “Claw-Sword”, toutes les demandes d’enquêtes sur cette affaire se sont éteintes. Car qui oserait remettre en question les déclarations de l’État lorsque la “patrie” est en guerre ?

Double manoeuvre de diversion et stratégie électoraliste

L’alliance d’opposition composée des six partis qui veulent renverser Erdogan lors des prochaines élections ne semble en tout cas pas s’y risquer. Les réactions vont de l’approbation silencieuse au soutien nationaliste. Le président de la République turque a ainsi atteint son premier objectif. L’alliance de l’opposition couvre désormais les actions du gouvernement. Seul le Parti démocratique des peuples (HDP) prend clairement position contre la guerre. Le reste du paysage politique se range derrière l'”héroïque” armée turque qui fait pleuvoir les bombes sur le Rojava et le Kurdistan du Sud. 

Avec cette guerre, Erdogan investit dans un futur succès électoral. Toutes les élections importantes de ces dernières années ont été précédées d’offensives militaires et d’attentats transfrontaliers en Turquie, qui ont toujours favorisé les succès électoraux de l’AKP. Mais cette fois-ci, la situation est particulièrement grave pour le chef de l’État turc. Les problèmes économiques à l’intérieur du pays donnent des maux de tête au gouvernement. Les gens ne se laissent plus si facilement apaiser par les guerres d’agression de l’armée turque. L’attentat d’Istanbul a eu un impact et a fait taire temporairement les paroles critiques à l’encontre du gouvernement. La question est toutefois de savoir combien de temps cet effet durera. 

A un autre niveau également, l’attentat a permis de relâcher de la pression des épaules du gouvernement turc : les critiques internationales par rapport à l’utilisation d’armes chimiques par l’armée turque au Kurdistan du Sud n’ont cessé de croître. Dernièrement, des voix se sont même élevées au sein du Parlement irakien pour demander une enquête sur ces accusations. Il existe des images et des vidéos qui indiquent l’utilisation d’armes chimiques interdites par l’armée turque. La pression est récemment devenue si forte que le gouvernement turc a fait arrêter la professeure Sebnem Korur Fincancı, présidente de l’Association médicale turque, qui s’était également prononcée en faveur d’une enquête suite à ces allégations. Du point de vue du gouvernement turc, cette arrestation s’est toutefois avérée être un mauvais coup médiatique. En effet, les appels à une enquête internationale n’en ont été que plus forts. L’attentat d’Istanbul a été une sortie de secours inespérée pour Ankara. L’agenda politique est désormais tout autre. 

Feu vert de la communauté internationale et visite de la ministre allemande de l’Intérieur

Il y a une chose que nous devons souligner avec force : les attaques aériennes turques actuelles sont menées avec l’accord de la communauté internationale. Autant les États-Unis (représentant l’OTAN) que la Russie ont donné leur feu vert à celles-ci. Car sans ce feu vert, les avions de combat F-16 turcs n’auraient pas s’aventurer dans l’espace aérien du Rojava et du Kurdistan du Sud. Erdogan a obtenu cette approbation lors du sommet du G20 à Bali, ce qui rend la communauté internationale directement co-responsable des 26 morts connus à ce jour. Il est pour l’instant impossible de savoir s’il s’agit d’une approbation temporaire ou si les attaques vont s’intensifier dans les prochains jours. Erdogan a toutefois annoncé qu’il n’en resterait pas aux frappes aériennes. 

Dans ce contexte, la visite actuelle de la ministre allemande de l’Intérieur Nancy Faeser à son homologue turc Süleyman Soylu est particulièrement perfide. Leur entretien a porté entre autres sur la “lutte contre le terrorisme”. Soylu joue actuellement le rôle de père fouettard au sein du gouvernement turc. Il y a quelques jours encore, une vidéo dans laquelle il traitait bruyamment un député du HDP de “terroriste” lors d’une réunion de commission au Parlement a fait le tour des médias sociaux. Pour Soylu, tous ceux qui ne soutiennent pas le gouvernement turc sont de toute façon des terroristes. Il expliquera probablement à son homologue allemande qu’en Allemagne, les “terroristes” sont libres de se déplacer, de manifester et de critiquer publiquement le gouvernement turc. En ce qui concerne les Kurdes, le gouvernement allemand se laisse malheureusement volontairement séduire par les “arguments” turcs. Nous sommes curieux de savoir si il va à nouveau soutenir la guerre turque contre les Kurdes.