Manifestation suite à l'attaque de Paris

Les Kurdes, un peuple fragmenté sans état-nation mais pas sans état-d’âme

Déc 26, 2022A la une, Actualités, Europe

La souffrance du peuple kurde est ancienne tout comme sa colère. Nous demandons justice et vérité suite à l’attentat du 23 décembre 2022 à Paris mais également pour le triple assassinat du 9 janvier 2013.

Article d’analyse paru sur le blog du Front de Libération Décolonial écrit par Zerîn ici .

Photographies de Maryam Ashrafi.

Le 23 décembre 2022, un attentat politique et raciste a eu lieu à Paris au Centre Culturel Kurde Ahmet-Kaya, dans un restaurant et un salon de coiffure également identifiés comme lieux de rencontres entre personnes kurdes.

Pour celles et ceux qui privilégient un acte anodin d’un racisme exacerbé par une mauvaise éducation ou fréquentation, une santé mentale négligée ou encore un parcours de vie compliqué d’une personne vulnérable. Pour celles et ceux qui privilégient un acte raciste dirigé envers des personnes non-blanches sans distinction aucune. Pour celles et ceux qui invoquent le hasard, d’un homme blanc qui un jour a décidé de passer à l’acte et de tuer quiconque était sur son chemin.

Comment pourriez-vous expliquer que cet homme qui, vraisemblablement, aurait été déposé en voiture à proximité du Centre Culturel Kurde, était présent au moment même où devait se tenir une réunion d’une centaine de femmes kurdes et militantes en vue du dixième anniversaire de l’assassinat de Fidan Dogan, Leyla Soylemez et Sakine Cansiz ? Cette même réunion qui a été reportée au dernier moment en raison de problèmes de transports en commun.

Comment expliquer que parmi trois victimes par balles, en 2013, deux d’entre elles étaient deux figures importantes du mouvement des femmes kurdes en France et qu’aujourd’hui, encore, parmi les trois victimes par balles, ce 23 décembre 2022, l’une d’entre elles était responsable du Mouvement des Femmes Kurdes en France, Emine Kara, et une autre était artiste kurde ayant fui la Turquie en raison de son soutien à un parti politique kurde, Mîran Perwer ?

Sommes-nous si engagé·es par le seul fait d’exister que tuer l’un·e de nous revient à tuer une figure politique ou artistique de notre communauté ?

Ma souffrance est universelle et elle résonne dans ma chair. Elle résonne dans mon esprit, sur mon visage, dans ma famille, dans nos communautés, dans nos arts qu’ils soient écrits ou chantés. Elle résonne dans nos organisations politiques pour lutter contre cette volonté de nous effacer, pour atteindre nos identités de personnes kurdes

Dans le courant de la journée, des personnes kurdes se sont rassemblées à proximité du Centre Culturel Kurde et le lendemain des manifestations se sont déroulées dans toute la France avec la venue de personnes kurdes venues d’horizons divers en Europe. Ces rassemblements du 23 décembre 2022 et du 24 décembre 2022 ont donné lieu à des formes de violences comme l’illustrent les différentes images et vidéos publiées sur les réseaux sociaux. De quelles violences parle-t-on ?

Il est évident que tout rassemblement et manifestation peut toujours rencontrer des éléments imprévus ou difficultés quant à son déroulement et au maintien de formes d’expressions non-violentes et adaptées. Pourtant, la quasi-totalité des manifestations et des rassemblements kurdes en France, et de manière globale en Europe, se sont toujours réalisées sans heurts ni vandalismes. Non pas qu’il y ait une volonté de polissage de l’image des Kurdes en Europe, mais bien parce que manifester, revendiquer et contester riment avec respect. Les communautés kurdes d’Europe évitent les heurts et les dégradations parce qu’en tant qu’individu nous ne considérons pas cela comme une manière de manifester, de revendiquer ou de contester quoi que ce soit. Il convient donc de distinguer une mobilisation politique de l’expression de sentiments de colère, d’impunité et d’insécurité.

« L’expression d’une colère non-pacifique peut-elle permettre, si le temps est pris, un nouveau départ ? »

D’une part, nous pouvons évoquer l’investissement croissant de l’État Français dans le budget alloué aux forces de l’ordre ces dernières décennies avec des violences policières banalisées non pas plus nombreuses mais plus visibles et dénoncées, avec des victimes toujours meurtries quand elles ne sont pas tuées. L’État français, comme tout État, détient l’usage légitime de la violence dont il use et abuse sans craindre de sanction d’une quelconque instance dans la grande majorité des cas. Ainsi, dénoncer les violences de certaines personnes kurdes durant ces deux journées semble dérisoire car cette colère, même si les pouvoirs étatiques la rejettent et la condamnent, est légitime. En ce sens, l’expression d’une colère non-pacifique peut-elle permettre, si le temps est pris, un nouveau départ ?

Je n’encourage ni n’euphémise aucunement les actes de violence ou les dégradations. Notamment lorsque ceux-ci sont largement liés à des provocations de personnes extérieures, comme par exemple les Loups Gris, extension et bras-armé en France d’un nationalisme personnifié et incarné par la personne de Recep Tayyip Erdogan. Force est de constater que les heurts se sont produits envers des véhicules conduits par des membres des Loups Gris ou envers ce que représentent ironiquement et symboliquement les forces de l’ordre présentes : les gardiens de la paix et de la justice équipés d’armes, de boucliers et d’armures qui ont échoué à nous protéger, nous Kurdes de France et d’Europe, tant politiquement que culturellement ce 23 décembre 2022 comme ce 9 janvier 2013. Le 24 décembre 2022, c’est le ministre de l’intérieur turc Süleyman Söylu qui déclare que son président éliminera à la fois les terroristes présents sur le sol turc mais également ceux présents en dehors. Au lendemain des assassinats, que devons-nous penser de ce discours ? Les Kurdes sont-ils par essence des terroristes du fait de leur identité et de leur histoire ? Quoi qu’il en soit, ce discours et les termes choisis n’ont rien d’anodin. Ce que cela laisse présager est inquiétant.

«L ’Occident étouffe et vide de nos existences et de nos identités la dimension politique de notre souffle de vie »

Condamner les dégâts matériels et la colère exprimée des communautés Kurdes en Europe sans condamner les auteurs et les commanditaires des assassinats ravive en nous l’amertume d’une confiance trop souvent transgressée. Si les communautés kurdes de France sont décrites comme discrètes et respectueuses, le racisme positif qui en découle nous laisse d’autant plus indifférents qu’en dehors du Moyen-Orient les Kurdes n’existent pas. Autrement dit, l’Occident étouffe et vide de nos existences et de nos identités la dimension politique de notre souffle de vie. Si les Kurdes existent dans les discours occidentaux, c’est pour permettre de combattre l’avancée d’entités qui dérangent ou menacent la prétendue paix de l’Occident. Ainsi, notre histoire n’existe plus, notre langue est réduite à celle de fièr·es combattant·es contre les extrémismes des pays d’Orient. Comme l’a théorisé Edward Saïd dans ses travaux sur l’orientalisme, les Kurdes font parties de ces figures altérisées sur un versant positif qui combattent des figures altérisées sur un versant négatif, tout cela sur fond d’encouragements à géométries économiques et diplomatiques variables. Après avoir distingué le bon du mauvais camp de ces Autres-là, les occidentaux peuvent regarder sans crainte le sang et les larmes versées au Moyen-Orient. Depuis leurs chaleureuses maisons civilisées et vernies, sur des terres où le sang n’a pas encore séché, les démocraties et républiques laïques peuvent enfin récolter les bénéfices des graines d’une guerre qui ne leur a rien coûté.

D’autre part, il s’agit du deuxième assassinat politique orchestré en France et à Paris en dix ans. Assassinat de figures politiques et artistiques importantes aux yeux des communautés kurdes de France et d’Europe. Autrement dit, nous avons fui nos terres en laissant derrière nous notre Soleil, nos glaces, nos montagnes, nos fleuves, nos fleurs, nos ancêtres, nos familles et ami·es en quête de sécurité et de liberté pour finir assassiné·es en toute impunité à la lumière du jour. En outre, les éléments des assassinats du 9 janvier 2013 demeurent à l’heure actuelle toujours classés secret-défense. Or, nous voulons que ces informations soient rendues publiques et que réparation soit faite.

Si les martyrs ne meurent jamais, l’histoire traumatique de notre peuple, nos exils et nos souffrances non plus. En ce sens, ces énièmes assassinats ont réveillé en nous le sentiment d’insécurité que nous portons du fait de n’avoir aucun État, aucune Nation, aucune légitimité à exister aux yeux du monde hormis celui de notre peuple lui-même et de nos semblables tout aussi dominés et minorisés, traumatisés et mutilés physiquement et psychiquement qui luttent pour exister dignement, pour un jour pouvoir, sereins, contempler le Soleil se lever sur leurs terres.

Avec ce sentiment de ne pas être en sécurité, c’est l’exil lui-même et tous les traumatismes que nos ancêtres et nos parents nous ont transmis qui se réveillent et si, comme tout être humain, les communautés kurdes ont su sublimer ces stigmates ; comment s’organiser, comment lutter, comment chanter, comment mettre en mots, comment rendre beau quand des États espionnent, menacent, harcèlent et tuent symboliquement et humainement nos organisations politiques et artistiques ?

« La neutralité n’existe pas car tout ce qui est et tout ce qui naît est nécessairement symbolique et par conséquent politique. »

Comment vivre et quelle vie devons-nous mener ? Aux peuples sous colonisation, sous domination, sous exploitation, sous apartheid, sous génocide, sous guerre de haute comme de basse intensité, qu’elles soient sociales, économiques, culturelles, religieuses, d’un autre nom ou d’un autre genre : ces questions se posent et nous nous devons d’y répondre. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme et cela vaut aussi pour nos histoires, pour nos traumatismes et pour nos luttes. La neutralité n’existe pas car tout ce qui est et tout ce qui naît est nécessairement symbolique et par conséquent politique.

Ma souffrance est universelle et elle résonne avec celle des Palestinien·nes de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est, de 1948 et des réfugié·s, des Bédouin·es, des Sahraoui·es du Sahara Occidental, des Baloutches d’Iran et du Pakistan, des Assyrien·nes, des Chaaldéen·nes et tous les autres peuples qui luttent pour la reconnaissance de leur langue, de leur culture, de leurs croyances et de leur identité.

Contre l’histoire humaine mais plus spécifiquement française et occidentale qui écrase nos Histoires, contre les incessants rappels coloniaux sur nos corps et sur nos esprits, contre les injonctions racistes et racialisantes, levons-nous et unissons-nous. Que nos souffrances convergent tels des fleuves dans un océan commun, dans un océan humain, pour imposer nos identités et la dignité qu’ils tentent de nous priver.

La France, les pays de l’Union Européenne et les pays membres de l’Organisation des Nations Unies doivent prendre leurs responsabilités afin de garantir notre sécurité, notre liberté et notre dignité. Nous ne cautionnerons pas les injustices des instances juridiques et judiciaires. La dimension psychiatrique comme alternative à l’incarcération des meurtriers blancs d’Occident est monnaie courante et ne saurait réparer les actes irréparables commis par ceux-ci. Le traitement des personnes ayant commis un délit ou un crime doit être équitable combien même l’incarcération n’est pas une solution durable. Les personnes non-blanches sont quasi systématiquement jugées et incarcérées, malheureusement l’inverse est loin d’être vrai et la décision de la suspension de la garde à vue et du jugement affluent en ce sens. Enfin, une fois encore nous souhaitons que le secret-défense soit levé concernant l’attentat du 9 janvier 2013 et nous demandons à ce que l’enquête de l’attentat du 23 décembre 2022 se poursuive et que les auteurs et commanditaires des assassinats soient retrouvés et soient jugés.

À force de pleurer, nos montagnes vont fleurir, tu verras

Ahmet Kaya – À force de pleurer – 1994