Lettre d’une camarade de lutte à Şehîd Ceren Güneş

Nov 3, 2022Actualités, Femmes, Pratiques militantes

La médecin Ceren Güneş a combattu en tant qu’internationaliste au Rojava. Le 3 novembre 2019, elle est tombée martyre dans la résistance contre l’invasion turque sur la ligne de front Serêkaniyê / Til Temir. Une de ses amies et camarades, internationaliste elle aussi, lui a écrit cette lettre quelques semaines plus tard.

Nous publions ici un article paru sur le site de la Commune internationaliste et traduit en français par Serhildan.

Chère camarade Ceren Güneş,

Comment commencer cette lettre ? Comment puis-je exprimer en mots tout l’amour et la rage que j’ai en moi ? Toujours profondément dans la résistance de la défense au Rojava, toujours profondément dans les pensées et les souhaits de liberté de tant de camarades, les mêmes que tu avais aussi. Née en Turquie, tu as rapidement commencé à militer dans des organisations révolutionnaires, portant en toi la plus belle perspective de femme combattante révolutionnaire et d’amour pour tes camarades femmes. Tes convictions t’ont conduite jusqu’aux terres du Kurdistan, où tu as pris part à la lutte armée pour la défense de chaque terre menacée par l’oppression.

Ceci n’est pas une “lettre d’adieu”. Tout ce que j’ai appris à tes côtés m’aide à me souvenir de toi et à me rappeler pourquoi nous nous sommes rencontrées, pourquoi nos chemins devaient se retrouver. Nous sommes toutes les deux arrivées au Rojava, à des époques très différentes, mais partageant la décision de lutter, de construire et de défendre un nouvel avenir. Construire des liens forts entre camarades, affronter le fascisme, soutenir toutes les femmes et jeunes filles qui grandissent opprimées, lutter pour la liberté de toutes les sœurs et camarades enfermées dans les prisons, choisir de marcher aux côtés des personnes opprimées et de vivre une vie collective.

Mais oui… tu me manques.

 

Dès le début, j’ai pu voir ta force et ta lumière. Combattante et déterminée, pleine de valeur et de compromis, tu incarnais la signification à donner sa vie pour la lutte contre le fascisme et le capitalisme. J’ai eu la chance de partager à tes côtés des moments intenses de notre vie quotidienne, les conversations au clair de lune avec du thé chaud et des chants révolutionnaires, des moments de résistance. Ici, dans les villages et les villes, l’invasion des troupes fascistes turques et des bandes djihadistes continue, et de la même manière que tu as participé à la défense de cette terre, tes camarades continuent à aller de l’avant, parce que nous savons que c’est aussi ce que tu aurais aimer faire. Nous savons que notre lutte fait vivre les camarades tombées au combat, et nous rappelle les raisons pour lesquelles nous défendons des idées révolutionnaires, ce qui renforce les valeurs que nous construisions ensemble.

Je garderai toujours à l’esprit les initiatives que tu as prises pour construire la solidarité entre camarades, pour découvrir la lutte des différents mouvements féministes dans tous les coins du monde, pour rendre visible chaque révolte, pour faire de l’internationalisme l’image la plus vivante de la défense de l’autonomie des organisations féminines. J’ai vu la valeur que tu donnais aux camarades avec lesquels tu as appris à lutter et à vivre une vie en communauté. Pour moi, tu es une véritable référence en matière de courage et de bravoure. J’espère pouvoir continuer à suivre tes empreintes, car ton action fait déjà partie de notre histoire. Cette histoire que nous construisons nous-mêmes, convaincues que la lutte pour la vie est la seule voie possible. Avec la décision ferme que nous devons nous mobiliser pour cette guerre.

Camarade Ceren, chaque fois que je me souviens de toi, je dois sourire, car je sais que ton cœur révolutionnaire écrit l’histoire de toutes les femmes qui se battent en suivant tes pas. Ta détermination et ton engagement inspireront le monde entier à se révolter et à rejoindre la lutte contre l’oppression, ils conserveront la mémoire de toutes les femmes qui ont décidé comme toi, de donner leur vie pour construire une résistance contre le fascisme d’Erdogan, le silence de l’Europe et la complicité de la Russie et des États-Unis.

Je t’écris depuis les villages de la ligne de défense de Til Temir. Les mêmes villages qui t’ont vu combattre, les mêmes qui sont brutalement attaqués par les soldats turcs et les groupes djihadistes. Ils peuvent utiliser toutes les armes de guerre qu’ils veulent, mais ils ne peuvent pas mettre fin à la résistance du peuple du Rojava, ils ne peuvent pas mettre fin à la mémoire de toutes ces années de révolution et de rêves devenus réalité. Les racines de cette terre participent déjà à l’exemple de dignité que les mères, les filles, les grands-mères, les combattantes, les cuisinières, les médecins, les infirmières… sont en train de construire.

En t’écrivant, je me souviens des camarades internationalistes qui sont venues et ont combattu avec la plus forte conviction, avec l’amour le plus profond, pour défendre ce territoire et les idées qui y vivent. Elles ont choisi de diffuser les idées révolutionnaires dans le monde, devenant une source d’inspiration pour toutes celles qui, comme moi, ont décidé de venir, d’apprendre, de voir de leurs propres yeux et de participer de leurs propres mains à l’immense travail que les femmes camarades ont développé au Kurdistan. Şehîd Aynur Ada, Şehîd Ivanna Hofman, Şehîd Anna Campbell, Şehîd Legerin Ciya, Şehîd Sara Dorsin, Şehîd Andrea Wolf, Şehîd Ceren Güneş. Je me souviens de vous et je réaffirme la conviction que les femmes sont le moteur de la défense de cette vie sauvage.

D’autres jours de résistance sont encore à venir, et nous prendrons soin les uns des autres, nous lutterons ensemble pour ceux qui sont tombés et pour ceux qui sont à venir. A toutes les camarades internationalistes qui se trouvent en train de combattre et de défendre le territoire du Rojava, à toutes les camarades qui, bien qu’éloignées les unes des autres, partagent les mêmes pas et décisions, pour vous toutes je continue à me convaincre chaque jour que notre lutte est la lutte pour la vie, et que bien que notre ennemi soit puissant, nous avons les armes les plus précieuses et les plus fortes, l’unité et le soutien collectif. Pour la terre et les camarades qui sont tombées martyres dans cette guerre historique contre le Pouvoir.

 

Camarade Şehîd Ceren Güneş, tes mots de liberté sont plus vivants et présents pour moi que jamais. Je t’emmènerai avec moi dans mes pensées et dans mon cœur, en faisant de nos jours le meilleur hommage, pour continuer et ne pas abandonner. Si je m’arrête un instant, je t’entends encore chanter des chansons révolutionnaires en langue turque, dans la cuisine préparant le thé pour les camarades, et nous faisant toutes asseoir ensemble et partager de longs moments de conversation. Si je m’arrête un instant, je me souviens de ces nuits à côté d’autres camarades où nous discutions de la manière de continuer à nous battre ensemble lorsque le moment viendrait où nos chemins se sépareraient.

Et je continue à sourire, car notre chemin reste le même et ton souvenir m’enseigne la valeur de tous les moments que nous partageons ensemble.

Jusqu’au dernier recoin de ce monde, jusqu’à ce que nous soyons tou·tes libres, nous ne nous arrêterons pas ! Nos pas et nos idées révolutionnaires nous font rester ensemble de toute façon, partout. Une des camarades femmes internationalistes que tu connais aussi m’a dit un jour que le travail pour la libération des femmes qui est fait ici est si fort, que même avec les difficultés nous avançons toutes ensemble, que cet amour nous fait devenir “pour toujours”.

Je n’ai pas de meilleure façon de te décrire… Camarade Ceren, nous sommes pour toujours !

La terre où tu reposes remplit de sens la résistance infatigable des combattantes, la terre du Rojava se souviendra de toi dans chaque nouvelle camarade qui rejoindra la révolution. Et dans mon cœur je t’emmène avec moi, chère sœur, parce que celles qui luttent ne meurent jamais et que ce fait, ni les armées fascistes ni le capitalisme le plus extrême ne sont capables de le changer. Hasta siempre, et toi toujours avec nous !

Şehîd Namirin. Résister c’est vivre, dans n’importe quel coin de ce monde …

De la part d’une de tes camarades femmes internationalistes. Toujours proches.

Décembre 2019. Til Temir. Rojava