L’histoire des escadrons de la mort turcs – Première partie
Nous republions en trois parties une série d’articles parus sur RojInfo en mars 2022. Alors que le procès concernant la tentative d’assassinat des dirigeants kurdes du KNK Remzi Kartal et Zübeyir Aydar se poursuivait en Belgique, tous les regards étaient à nouveau tournés vers les « escadrons de la mort » turcs en Europe. Alors que de nouveau, trois militant.es kurdes ont été assassiné.es à Paris, le 23 décembre 2012, l‘article revient sur l’histoire des pratiques d’assassinats ciblés de la Turquie, et retrace leur continuité avec les pratiques génocidaires de la jeune république turque.
L’Europe est utilisée comme « zone d’opération » par l’État turc depuis plus d’un siècle. De nombreux dissidents y ont été ciblés par les réseaux criminels turcs. L’existence de ces escadrons de la mort remonte aux dernières années de l’empire ottoman. Créée par Enver Pacha, ministre de la guerre de l’empire ottoman connu pour être l’un plus importants protagonistes du génocide arménien, l’Organisation spéciale (Teşkilat-ı Mahsusa) est l’ancêtre des structures souterraines actuelles.
Les noms des escadrons de la mort ont changé, mais leurs méthodes et leur idéologie sont restées les mêmes. Ils ont essayé de faire taire et d’éliminer les oppositions par l’oppression et des moyens criminels, tant dans le pays qu’à l’étranger. L’Organisation spéciale et ses émanations ont établi une relation symbiotique avec la mafia et les gangs de criminels libérés des prisons. Elles ont mené des activités de contre-espionnage et des assassinats à l’intérieur et à l’extérieur des frontières turques. Cette structure s’est transformée en une machine à tuer ; avec le génocide arménien, elle a commis l’un des crimes les plus lourds de l’histoire.
La dernière héritière de l’Organisation spéciale est l’Agence nationale du renseignement (MIT) fondée en 1965. Cette structure a mis en place de nombreux réseaux criminels dans le triangle police-armée-mafia. Tous avaient et ont encore des liens étroits avec les politiciens, les patrons, les juges et les procureurs, les médias ainsi que les milieux sportifs et artistiques. Le JİTEM (Service de renseignement et d’antiterrorisme de la gendarmerie) a été un de ces escadrons de la mort, un organisme mobilisé contre les Kurdes. L’existence de ce groupe paramilitaire a été dévoilée notamment lors de l’accident de Susurluk en 1996. Abdulkadir Aygan, un ancien membre du JİTEM réfugié en Suède, a également fait des aveux importants sur cette structure. Il a avoué avoir participé à nombre d’actes de torture, d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées. Suite à ses aveux, une fosse commune a été découverte en 2009.
L’accident de Susurluk a non seulement révélé les relations entre l’État, la mafia et les groupes paramilitaires des gardiens de village [ndlr : organisation para-militaire créée dans les villages kurdes par l’État turc pour combattre le PKK.], mais a également livré des informations sur les opérations de l’État à l’étranger. Abdullah Çatlı, mort dans l’accident suspect attribué au JİTEM, était un agent de l’État chargé de la contre-guérilla, un chef mafieux et un membre du Mouvement nationaliste (Ülkücü Hareket), une organisation d’extrême-droite turque dont les membres se font appeler les Loups gris. Pour les ultra-nationalistes turcs, il était un « héros ».
Avec l’affaire Ergenekon, les opérations criminelles menées à l’étranger ont également été mises en lumière. L’organisation Ergenekon, appelée aussi État profond ou Gladio turc, a fait l’objet de poursuites judiciaires dans le cadre d’une lutte pour le pouvoir entre cette structure secrète d’obédience kémaliste et le gouvernement islamiste. Les informations qui ont fuité en 2008 ont montré qu’Abdullah Çatlı avait été recruté par Kenan Evren, chef du putsch de 1980, notamment contre les Arméniens de France dans les années 1980. Selon le rapport de Susurluk, les meurtres et les attentats à la bombe ont commencé le 22 octobre 1983, après un contact entre Abdullah Çatlı et les autorités de l’époque. Dans les années 1980, de nombreux crimes ont été commis sur le territoire français. Cependant, Çatlı n’a été arrêté qu’une fois, uniquement pour trafic de drogue, en 1984, et envoyé à la prison de la Santé à Paris. Transféré en Suisse, il s’est évadé de façon suspecte de la prison en 1990.
RELATIONS ÉTAT-POLITIQUE-MAFIA
Après l’accident de Susurluk, le Premier ministre de l’époque, Mesut Yılmaz a demandé, sous la pression de l’opinion publique, un rapport d’enquête sur les relations entre l’État, les politiques et la mafia. Dans le rapport préparé par le sous-secrétaire du Premier ministre, Kutlu Savaş, il était écrit que des groupes mafieux et nationalistes commettaient des meurtres à l’étranger au nom de l’État, au su du MIT, en prélevant des crédits sur le trésor public.
Mehmet Eymür, ancien chef du département de lutte contre le terrorisme, a reconnu la relation entre l’État et la mafia dans un procès intenté à Istanbul après la publication du rapport. « Nous en avions besoin, à la fois contre les activités de l’ASALA arménienne et contre celles du PKK à l’étranger. Il n’est pas possible pour des agents normaux de le faire. Nous avions besoin de tueurs à gages », a-t-il déclaré.
Dans ses déclarations, Eymür a admis que Hiram Abbas, membre du MİT, et Alaattin Çakıcı, chef mafieux, avaient tué des Arméniens à Beyrouth, et que Çakıcı était également responsable de l’exécution d’Agop Agopian, un des fondateurs de l’ASALA tué le 28 avril 1988 à Athènes. Selon les déclarations d’Eymür, il y avait dans l’organisation des personnes comme Mehmet Ağar, ancien ministre de la Justice et de l’Intérieur, Korkut Eken, commandant des forces spéciales de l’armée turque, et Mehmet Ali Aĝca, auteur de la tentative d’assassinat contre le pape Jean-Paul II à Rome le 13 mai 1981.
LA CRIMINALISATION DU PKK EN EUROPE A ENCOURAGE LES ASSASSINATS
Les opérations criminelles visant le mouvement de libération kurde ont débuté au début des années 1980. La criminalisation du PKK par les États européens a encouragé ces plans de l’État turc. L’Allemagne est le premier État à avoir qualifié le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) d’ « organisation terroriste » en 1985. Lorsque un an plus tard, le 28 février 1986, le premier ministre suédois de l’époque, Olof Palme, a été assassiné alors qu’il sortait du cinéma avec son épouse, le meurtre a été délibérément attribué au PKK. La lutte du peuple kurde pour son autodétermination a ainsi été criminalisée dans le monde entier et une chasse aux sorcières a été lancée contre les militants kurdes.
Pourtant, il était clair dès le début qu’Olof Palme avait été victime d’une conspiration. Le mouvement kurde avait alors pointé du doigt le Gladio et divers services secrets. Lorsque le principal suspect dans cette affaire est décédé 34 ans plus tard, les autorités judiciaires ont définitivement classé le dossier, reconnaissant que le PKK n’avait rien à voir avec le meurtre de Palme. À plusieurs reprises, les dirigeants du mouvement kurde ont demandé des excuses au gouvernement suédois pour l’avoir accusé sans aucun fondement.
TENTATIVES D’ASSASSINAT CONTRE DES DIRIGEANTS KURDES AU DANEMARK
La Turquie a recommencé à envoyer des escadrons d’assassins en Europe à partir du début des années 1990. İmdat Yılmaz, immigré au Danemark depuis 1978 et président de la Fédération des associations kurdes l’époque, a été visé en 1994 par une tentative d’assassinat commanditée par les services secrets turcs (MIT). Yılmaz a été attaqué alors qu’il quittait son domicile le 7 février. L’agresseur a vidé son chargeur sur lui. Suivant la piste d’un prétendu « conflit interne au sein du PKK », la police danoise a perquisitionné l’association kurde et arrêté plusieurs militants. Malgré les pressions exercées par la police qui cherchait à étayer sa thèse, Yılmaz, qui a survécu à ses blessures, a clairement indiqué que l’assassinat était l’œuvre des services secrets turcs. L’affaire a été classée sans enquête sérieuse. Cependant, le service de renseignement danois PET connaissait l’auteur de l’attentat. Il s’agissait d’un certain Sabah Ketene, qui se rendait souvent à l’ « Association culturelle des Turkmènes irakiens » à Copenhague et était porteur d’un passeport diplomatique turc.
Dans son article publié dans le quotidien Hürriyet du 11 juin 2006, le journaliste nationaliste turc Emin Çölaşan déclare avoir connu Ketene sous le nom de « Kahraman » (héros). Tout en décrivant comment son « héros » Sabah Ketene avait perpétré la tentative d’assassinat au Danemark, Çölaşan a attiré l’attention sur le fait qu’il était alors fonctionnaire d’État. Plusieurs années après, il faisait l’éloge du membre du MIT dans le journal Sözcü daté du 2 juillet 2019, cette fois, sous le titre de « Héros turkmène ». Tout en écrivant qu’il avait rencontré Ketene avant sa mort, il indiquait : « Il était membre du MIT et avait fait beaucoup d’actions, notamment à l’étranger. Il était à la fois un agent de renseignement et chef d’une des équipes de tueurs clandestins. »
Citant Ketene, le journaliste écrit: « Quand on nous confie une mission dans un pays, nous y allons séparément et nous nous retrouvons là-bas. Nous avons fait une descente dans l’immeuble où vivait un membre important du PKK dans la capitale d’un pays d’Europe occidentale. Nous l’avons coincé devant l’ascenseur et avons tiré au moins 10 balles sur lui. Nous sommes partis en pensant qu’il était mort. Mais l’homme avait sept vies. Il est resté en soins intensifs pendant six mois et a fini par se rétablir. Nous n’avons pas pu l’achever, mais il ne sera plus jamais le même. »
D’après l’article de Çölaşan, on peut comprendre que Sabah Ketene a commis de nombreux autres crimes en Europe : « Nous avons formé des équipes, organisé et commencé à brûler leurs forêts à la fois sur les îles grecques et sur le continent. Leurs si belles forêts ont été réduites en cendre… Des bombes ont également explosé dans certaines zones touristiques ! Nous avons même fait exploser quelques bombes dans le métro du Pirée à Athènes… » Ketene, qui a également expliqué avoir mené une attaque à la bombe contre le PKK à Hewlêr (Erbil), la capitale de la région autonome du Sud-Kurdistan (Kurdistan irakien), a été tué à la suite d’une action armée dans cette même région en avril 2006.
LES ACTIVITÉS CRIMINELLES DE LA TURQUIE EN EUROPE SOUS LE RÉGIME D’ERDOGAN
La lutte pour le pouvoir et les nouveaux partenariats durant la transition du kémalisme à l’ère de Recep Tayyip Erdoğan ont révélé de nouvelles structures paramilitaires. À l’étranger notamment, les activités de renseignement, d’enlèvement et d’assassinat se sont intensifiées. Toutes les structures liées à l’État turc, qu’elles soient religieuses ou laïques, ont commencé à travailler comme des agences de renseignement. Les mosquées, les imams, les disciples des sectes, les nationalistes, les associations, les journalistes, les politiciens, les ambassadeurs et bien d’autres font partie de ce réseau de renseignements.
La première attaque majeure du gouvernement Erdogan à l’étranger a eu lieu à Paris le 9 janvier 2013. Sakine Cansız, cofondatric du PKK, Fidan Doğan, représentante du KNK à Paris, et Leyla Şaylemez, membre du mouvement de jeunesse kurde, ont été assassinées dans un attentat organisé par le MIT. Tous les indices de l’enquête pointent vers Ankara.
Au cours des années suivantes, les attaques contre les Kurdes et les autres voix de l’opposition se sont multipliées, tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger. De nouvelles structures paramilitaires sont entrées en jeu. Elles sont d’autant plus efficaces que désormais, les pouvoirs législatifs et judiciaires sont concentrés aux mains de l’exécutif qui contrôle l’armée, la police et les médias. L’une de ces structures est la société SADAT (Société de conseil en défense internationale), une organisation paramilitaire utilisée comme instrument de pression interne, et chargée par ailleurs de mener des opérations à l’étranger.
SADAT est mentionnée dans le dossier sur les tentatives d’assassinat de personnalités kurdes en Belgique et de la politicienne Berivan Aslan en Autriche. Adnan Tanriverdi, le chef de SADAT, s’est rendu à Paris avec Erdogan en 2018, au moment de la préparation de la tentative d’assassinat en Belgique. Son nom n’a pas été mentionné dans la délégation officielle. On ne sait pas quel type de réunions il a tenu lors de cette visite, ce qui a été discuté ou si des accords ont été conclus. Les informations révélées par l’enquête menée en Belgique montrent également les liens entre l’équipe d’assassins et SADAT. Dans le dossier, figurent des photos de membres de l’équipe d’assassinat avec Adnan Tanrıverdi. L’affaire de Bruxelles est considérée comme cruciale pour la mise en lumière et le jugement de ces structures obscures.
Mais qui est l’homme à la tête de SADAT ? Tanriverdi était le conseiller personnel d’Erdogan. C’est un ancien soldat qui a été chef du département de guerre spéciale de l’état-major général et de l’organisation de défense civile de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) pendant 30 ans. Il est actuellement chargé de cours à l’Académie militaire turque dont Hulusi Akar, le chef d’état-major turc, est l’un des étudiants.
La relation de Tanriverdi avec Erdogan remonte au moins à 1994. Après la « tentative de coup d’État » du 15 juillet 2016, Tanrıverdi a commencé à travailler en tant que conseiller principal du président sur les questions de sécurité. Il assisté à des sommets sur la sécurité au plus haut niveau de l’État. À la suite des réactions suscitées par des propos qu’il avait tenus lors du 3e Congrès international de l’Union islamique qui s’est tenu à Istanbul en décembre 2019 – « Nous devons nous préparer à l’arrivée du Mahdi », avait-il dit -, Tanrıverdi a démissionné de ses fonctions à la fois de conseiller principal et de membre du Comité de sécurité et de politique étrangère le 8 janvier 2020.
SADAT, qu’il a fondée, a été officiellement enregistrée le 28 février 2012. À cette époque, elle comptait 23 officiers et sous-officiers à la retraite. Aujourd’hui, elle disposerait de 64 conseillers dans 22 pays musulmans, notamment au sein du gouvernement de Tripoli. SADAT, qui participe directement à l’entraînement des groupes armés en Syrie, peut facilement entrer dans les camps militaires turcs. De 2016 à 2018, elle a formé des groupes armés qui ont participé aux opérations d’invasion turque dans le nord de la Syrie. À l’intérieur du pays, SADAT est utilisée comme une milice politique armée. Elle possèderait des camps, notamment dans les provinces de Tokat et de Konya. La majeure partie des activités de SADAT reste cependant confidentielle.
La société militaire privée travaille en particulier pour la sécurité des gouvernements des pays musulmans. SADAT, qui fait office de médiateur entre les gouvernements en question et l’industrie de la défense turque, assure également la formation de l’infanterie, des forces spéciales, de la marine et des forces aériennes. Considérée comme un nouveau Gladio turc, elle gère les opérations à l’intérieur et à l’extérieur du pays. En d’autres termes, elle agit comme une structure parallèle du MIT.
De fait, le régime d’Erdogan a multiplié les menaces contre les dissidents en Europe grâce à ses structures paramilitaires. Désormais, ce ne sont pas seulement les Kurdes, mais toutes les voix actives de l’opposition qui sont visées.
SADAT est également mentionnée dans un article publié par le magazine français Le Point en septembre 2021 au sujet d’une tentative d’assassinat contre Berivan Aslan, ancienne députée autrichienne d’origine kurde. Bien que Feyyaz Öztürk, qui s’est avéré être un agent du MIT, ait avoué la tentative d’assassinat, au lieu de l’arrêter, l’Autriche a préféré s’en débarrasser en l’expulsant vers l’Italie, pays dont il est ressortissant. S’adressant au journaliste Guillaume Perrier du magazine Le Point, Öztürk a déclaré qu’une cellule secrète agissant pour le compte du MIT l’avait contacté en 2018, qu’en août 2020, il avait rencontré à Belgrade un dénommé « Uğur » qui lui avait confié la mission de tuer la politicienne autrichienne Berivan Aslan.
En septembre 2020, Öztürk s’est rendu au siège des services de renseignement autrichiens (BVT) auxquels il a rapporté en détail la mission qui lui avait été confiée par la cellule secrète turque. Suite à ses aveux, il a été mis en examen pour « participation à des tentatives d’assassinat et relations avec des organisations criminelles ». Mais il a été soudainement libéré trois mois plus tard.
Selon le journaliste Guillaume Perrier, « après le putsch manqué du 15 juillet 2016, des purges ont été réalisées sur des milliers d’agents du renseignement soupçonnés de trahison. Pour combler le vide, l’État s’est appuyé sur des cellules nationalistes ou des groupes paramilitaires. La société de sécurité privée SADAT, fondée par un général islamiste, est ainsi devenue l’un des principaux sous-traitants du MIT dans ses opérations à l’étranger. » L’ancien espion turc a précisé en outre avoir « vécu en France dans une planque du MIT, un appartement à Choisy, en plein quartier chinois ».
A suivre…