L’impact historique de l’orientalisme sur les études kurdes

Fév 4, 2024Expériences et analyses, Histoire

La lutte kurde est anti-coloniale par essence. Dans le domaine universitaire, les études kurdes ont été longtemps l’apanage d’acteurs occidentaux, qui ont projeté sur leur peuple kurde leurs propres préjugés et visions du monde. La chercheuse Hawzhin Azeez revient dans cet article publié initialement sur le site du Kurdish center for Studies sur l’impact qu’a pu avoir ce regard occidental et très souvent masculin sur les Kurdes. Elle raconte aussi les efforts d’une nouvelle génération de chercheurs kurdes pour se réapproprier le domaine des études kurdes.

Historiquement, la recherche au Kurdistan et sur les Kurdes a impliqué des étrangers qui ont présenté l’identité et l’histoire kurdes de manière à ce qu’elles s’inscrivent dans le cadre de leur vision du monde et de leurs intérêts eurocentriques. La littérature qui en est issue, notamment les récits de voyage, les rapports, les journaux intimes, les romans et les écrits historiques, s’inscrit dans une perspective de légitimation des objectifs impérialistes de l’Occident et de la justification de son hégémonie culturelle, tout en s’efforçant de faire comprendre aux autochtones la nécessité d’accepter la civilisation et la culture occidentales comme étant supérieures. En ce qui concerne les Kurdes, en particulier autour du XIXe siècle, une pléthore d’érudits, de missionnaires, de cartographes, de voyageurs, de diplomates et d’anthropologues ont produit un corpus limité mais très influent de littérature qui a eu un impact profond sur la réalité vécue, l’action et le statut sociopolitique des Kurdes au Moyen-Orient, ainsi que sur le niveau de reconnaissance et les droits humains qui leur ont été accordés.

En effet, les textes publiés sur la question kurde aux XVIIIe, XIXe et début du XXe siècles ont souvent été rédigés dans une optique orientaliste et impérialiste par des voyageurs, des missionnaires et des diplomates étrangers qui analysaient et présentaient généralement leur compréhension de la culture et de l’identité kurdes d’un point de vue occidental et pour des publics occidentaux. En fait, cette dynamique reflète la lutte permanente à laquelle sont confrontées les études kurdes et les efforts de décolonisation d’un domaine fortement influencé par des points de vue et des “experts extérieurs” dont les hypothèses – et parfois les conclusions purement erronées – ont profondément nui aux études kurdes et contribué à la calcification d’une vision néfaste et orientaliste de l’histoire et de l’identité kurdes par rapport à la lutte nationaliste de ces derniers.

Ainsi, la majorité des experts ont toujours été des étrangers s’exprimant – sur un ton répétitif et similaire – sur le sort et l’existence des Kurdes à l’intention des publics occidentaux, plutôt qu’aux Kurdes eux-mêmes. Les chercheurs postcoloniaux ont affirmé qu’une grande partie de la littérature produite au cours de cette première période avait tendance à romantiser, essentialiser, exotiser et à abuser de stratégies esthétiques, ce qui a eu pour effet de “supprimer les voix et leurs positions subalternes”. Les tropes soulignent que les Kurdes sont “inférieurs, soumis et ont besoin d’être sauvés”. Pourtant, ces points de vue sont plus que de simples tropes et mythes néfastes, et ont en effet abouti à la production d’institutions, de politiques et d’idées par le monde occidental à l’égard du Moyen-Orient, comme celles des régimes coloniaux français et britannique, et à leurs impacts désastreux sur les Kurdes.

« La majorité des experts ont toujours été des étrangers s’exprimant – sur un ton répétitif et similaire – sur le sort et l’existence des Kurdes à l’intention des publics occidentaux, plutôt qu’aux Kurdes eux-mêmes. »

Nombre de ces écrivains, qui étaient souvent des personnes occupant des postes de pouvoir et de décision politique, avaient des opinions racistes et erronées sur les Kurdes, ainsi que sur leur identité, leurs aspirations et leurs espoirs. Par exemple, dans son texte de 1922, le major Soane écrit à propos des Kurdes que “malgré tout leur retard et leur ignorance, il est tout à leur honneur que, lors du soulèvement généralisé de l’été 1920 en Mésopotamie, ce soient eux qui soient restés calmes, aient continué à payer leurs impôts et aient même offert leur aide contre leurs turbulents voisins”. En d’autres termes, les Kurdes sont rétrogrades mais utiles et coopératifs pour les intérêts de l’Empire britannique. C.J. Edmond, dans ses voyages, qualifie les Kurdes de “simples paysans” et applaudit les tactiques de civilisation de l’empire britannique, notamment celle consistant à faire pleuvoir des bombes sur les Kurdes qui protestaient lorsqu’ils allaient à l’encontre de ses intérêts. Le capitaine Hay, un autre officier britannique en poste à Hewlêr (Erbil) et Rewandiz, affirmait en 1922 que : “Plus je vois les Kurdes, plus je suis convaincu qu’ils ne veulent pas d’un gouvernement autonome et qu’ils ne sont pas aptes à le faire… Il faut qu’une force extérieure soit présente pour maintenir l’équilibre. Le Kurde a l’esprit d’un écolier, mais il n’est pas dépourvu de la cruauté innée de l’écolier. Il a besoin d’une raclée un jour et d’une dragée le lendemain… trop de sévérité ou trop de gâteries le rendent ingérable… s’il voit que son maître a une canne, il se tiendra tranquille. S’il voit deux compagnies d’infanterie à Rowanduz, il deviendra aussi obéissant que vous pouvez le souhaiter”.

Rosita Forbes, une écrivaine de voyage populaire du début du 20e siècle, présente une image romantique mais non civilisée de la femme kurde lorsqu’elle écrit que “les Kurdes, dont les femmes paraissaient toutes porter des bébés sur le dos et des fusils à la main, semblaient considérer les combats plus comme un amusement qu’autre chose”. De même, dans Kurds, Arabs & Britons : The Memoir of Wallace Lyon in Iraq 1918-44, le regard du major Lyon sur les différents groupes ethno-religieux locaux est souvent désobligeant et condescendant. Même des textes plus récents comme After Such Knowledge, What Forgiveness ? My Encounters With Kurdistan (1998), Jonathan C. Randal affirme que “bien que les Kurdes soient imprévisiblement violents, leur sens de l’humour, leur courage et leur cordialité en ont fait des gens adorables”. Dans ces textes, on trouve à la fois des stéréotypes sur les indigènes non civilisés et des observations surprises sur les traits positifs des Kurdes.

Sans surprise, les rapports importants sur les Kurdes publiés par l’empire ottoman comportaient des analyses qui mettaient en évidence la nature infantile du nationalisme kurde et le refus d’accorder le statut d’État à ces derniers. Par exemple, Kurdistan de Francis Maunsell (1894), Wild Life among the Koords de Fredrick Millingen (1870) et, bien sûr, The Kurdish Tribes of the Ottoman Empire de Mark Syke (1908), présentent tous les Kurdes comme des êtres arriérés, tribaux et primitifs, dont l’existence est marquée par des querelles intertribales et des guerres incessantes avec d’autres communautés, y compris les Chrétiens, et qui ont donc un effet négatif sur la stabilité et la sécurité de la région.

Parmi d’autres titres, notés ici au hasard, citons The Yezidis : A Strange Survival (1904), Feast of the Devil Worshippers (1943), The Devil Worshippers (1946), The Sheep and the Chevrolet : A Journey through Kurdistan (1947), Through Wild Kurdistan (1962), The Kurdish War (1964), et Children of the Jinn : In Search of the Kurds and Their Country (1980) – qui, selon Jalil Karimi, Ahmad Mohammadpur, et Karim Mahmoodi dans leur article Dismantling Kurdish Texts : An Orientalist Approach, promeuvent des généralisations et des stéréotypes qui continuent à dépersonnaliser et à déshumaniser les colonisés.

Le père de l’orientalisme, Edward Said, qui a produit les textes novateurs Orientalism (1978) et Culture and Imperialism (1993), a identifié la manière dont les écrits et les textes orientalistes ont activement façonné et produit le monde et les personnes qu’ils décrivent, et a mis en évidence les méthodes scientifiques et les processus de recherche défaillants utilisés par les écrivains orientalistes sur le Moyen-Orient. Ces visions du monde erronées et stéréotypées ont ensuite été utilisées pour justifier l’impérialisme occidental, les projets civilisationnels et les guerres, qui continuent de peser sur le Moyen-Orient et ses habitants. Dans ses écrits, Saïd a également évoqué sa position unique de connaisseur de et d’étranger à l’Orient, ayant été exilé de Palestine lors de la Nabka de 1948, puis ayant vécu au Liban, en Égypte et enfin aux États-Unis, ce qui lui a permis d’accéder aux écoles et universités d’élite coloniales britanniques dans chacun de ces pays. Ironiquement, Said est connu pour ses opinions hostiles à l’égard des Kurdes non-arabes, qui semblent avoir moins de droits humains, de justice et d’action que l’Orient arabe sur lequel il écrit. Par exemple, au début des années 1990, Said a défendu le régime brutal de Saddam, niant les preuves croissantes de son utilisation d’armes chimiques contre les Kurdes, en déclarant que l’utilisation d’armes chimiques par les Baasistes contre les Kurdes était “au mieux… incertaine”. Plus tard, il s’est rétracté en affirmant que les États-Unis “ont en fait soutenu [Saddam] pendant le génocide des Kurdes par le Baas”, rejetant la responsabilité sur les États-Unis et réduisant la culpabilité et la responsabilité du régime baasiste pour ses politiques internes à l’égard des Kurdes.

Bien entendu, malgré ces problèmes, il existe encore un certain nombre de grands ouvrages et d’universitaires occidentaux qui ont écrit avec profondeur et passion sur la question kurde, sans être kurdes. La liste suivante n’est en aucun cas une liste exhaustive et n’a pas pour but de suggérer que les travaux de ces auteurs sont entièrement exempts de problèmes ; néanmoins, les écrits de David Mcdowall, Martin Van Bruinessen, Michael M. Gunter, Michael Eppel, Thomas Jeffrey Miley et Thomas Schmidinger, entre autres, présentent une diversité de questions et de concepts discutés autour des Kurdes.

Pour en revenir au problème qui nous occupe, les chercheurs kurdes commencent à combler le manque de connaissances qu’ils ont depuis longtemps sur eux-mêmes et critiquent de plus en plus ouvertement la prédominance des voix extérieures dans les études kurdes. Dans leur article de 2019, les chercheurs kurdes Bahman Bayangani et Sahar Faeghi présentent une réflexion astucieuse sur l’orientalisation des études kurdes lorsqu’ils affirment ce qui suit : “L’un des principaux moyens d’étudier la personnalité et le caractère des ethnies, des nations et des cultures est principalement l’opinion que les autres se font d’eux. Depuis l’avènement de la modernité, l’Occident a toujours été un acteur majeur qui a exploré les moindres recoins du monde. Parallèlement à la domination coloniale, l’Occident a toujours essayé d’étudier et de comprendre les autres cultures afin d’établir sa domination et son hégémonie dans tous les domaines. Par conséquent, les Kurdes, comme d’autres cultures orientales et groupes culturels importants au Moyen-Orient, ont toujours été au centre des études orientales”.

« les chercheurs kurdes commencent à combler le manque de connaissances qu’ils ont depuis longtemps sur eux-mêmes et critiquent de plus en plus ouvertement la prédominance des voix extérieures dans les études kurdes »

Les auteurs étudient ensuite un certain nombre de textes, dont Narrative of a Residence in Kurdistan (1836) de Claudius James Rich, et concluent que les voix extérieures qui écrivent sur les Kurdes s’engagent souvent dans un certain nombre de pratiques de recherche orientalistes, y compris les stéréotypes. C’est pourquoi les premiers chercheurs sur l’identité kurde ont constamment eu recours à des méthodes d’idéalisation, à des rituels de dégradation, à la méconnaissance des différences et à l’exotisme.

D’autres chercheurs kurdes, comme Zeynap Kaya dans le chapitre de son livre de 2021 intitulé Orientalist Views of Kurds and Kurdistan (Vues orientalistes des Kurdes et du Kurdistan), ont maintenu une position similaire, arguant que : “La conception occidentale de l’identité nationale repose sur l’idée que pour qu’une communauté soit considérée comme une nation, elle doit avoir un certain niveau de développement, une direction politique unifiée et un sentiment d’identité et d’intérêt partagés. Or, les Kurdes étaient considérés comme une société tribaliste, divisée et sous-développée […] de tels points de vue ressemblent étrangement aux points de vue turcs sur les Kurdes au début du 21e siècle”.

L’étude de la contribution et de l’impact néfastes des perspectives orientalistes et des pratiques de recherche dans les études kurdes est un domaine de recherche encore récent. Les premiers chercheurs dans le domaine des études kurdes, leurs préjugés et leurs hypothèses, ainsi que leur objectivité et leur intégrité dans la recherche ont influencé la manière dont les connaissances sont construites et présentées au public occidental au sujet de la kurdité. Cela ne veut pas dire que les chercheurs de l’intérieur, ancrés dans leur propre culture, ne sont pas affectés par la subjectivité de la “sur-identification” et les approches biaisées. Les réflexions critiques sur la “positionnalité” et la théorie “insider-outsider” sur la recherche dans le domaine des études kurdes sont tout à fait pertinentes.

Les points de vue extérieurs sur le Kurdistan et les Kurdes ont souvent été nuisibles et préjudiciables aux droits, à l’identité, à la culture et aux aspirations nationalistes des Kurdes. Elles ont servi l’Empire et les objectifs civilisationnels du monde occidental, sans se soucier de la réalité et des besoins des colonisés. Les désastreux accords Sykes-Picot de 1916 et le traité de Lausanne de 1922 sont le résultat des programmes racistes et coloniaux des dirigeants et administrateurs britanniques et français qui ont déterminé l’avenir et l’humanité même des Kurdes d’un coup de pinceau ignorant, autorisé et raciste qui continue de terroriser et de massacrer les Kurdes des dizaines d’années plus tard.

En tant que femme kurde et universitaire, je ne peux m’empêcher d’être influencée par un profond désir de voir davantage d’études sur les Kurdes du point de vue de leurs compatriotes, et plus particulièrement des voix des femmes kurdes et d’autres groupes intra-minoritaires tels que les Yazidis. Il ne fait aucun doute que les voix d’experts et d’universitaires non kurdes ont profondément contribué aux études kurdes, mais il est indéniable que la prédominance d’experts et d’universitaires extérieurs a un impact sur le domaine. La recherche sur la positionalité et la recherche interne par rapport à la recherche externe favorise la nature plus érudite et moins naïve des chercheurs externes imbriqués dans une culture. Cependant, nous devons nous interroger sur la base inhérente qui est tacitement ou implicitement reproduite dans les études kurdes, alors que ses fondements sont si profondément orientalistes, ainsi que sur la forte dominance actuelle des voix et des réflexions extérieures sur les Kurdes.

Compte tenu de cette longue histoire d’effacement, de silence imposé par l’État et de politiques assimilationnistes violentes à l’égard des Kurdes, les espaces universitaires qui offrent des plateformes pour présenter et amplifier les voix des universitaires kurdes sont importants pour éviter certaines des erreurs commises par le passé dans la recherche sur les études kurdes. Par exemple, il y a quelques semaines, une conférence sur les études kurdes s’est tenue à la London School of Economics, où plus de 100 universitaires majoritairement kurdes, dont de nombreux jeunes chercheurs et chercheuses, ont pu présenter leurs recherches, établir des réseaux, se connecter, partager des idées et organiser de futurs projets de recherche. De telles plateformes sont essentielles pour permettre aux voix, aux points de vue et aux subjectivités kurdes d’émerger et de combler le silence de longue date qui a prédominé dans les études kurdes.

Il est temps que les Kurdes se réapproprient et réanalysent leur histoire colonisée et s’engagent dans une révision urgente et moralement nécessaire de leur passé. Il est temps que les Kurdes parlent de leur propre oppression, mais aussi de leur résistance dans leurs propres termes, en analysant leur histoire et leur culture vécues avec toutes leurs limites et leurs erreurs. Ce bilan doit être fait par les Kurdes, avec leurs propres mots, leur propre langue et leur propre vision. Leurs cicatrices témoignent de leur validité, et personne ne comprend mieux une douleur que ceux qui l’ont subie. Comme d’autres communautés colonisées, ils sont en train de démanteler le besoin intériorisé de voir un étranger privilégié parler pour eux et d’eux, et de poursuivre ainsi la pratique historique de l’effacement et du silence. Le subalterne doit parler, et il est prêt et disposé à le faire si seulement le monde voulait bien l’écouter.

Photo de présentation : The jiyan archive.