Contre le patriarcat, construire la lutte internationaliste des femmes

Déc 3, 2022Expériences et analyses, Femmes, Internationalisme

La libération des femmes est au cœur d’une lutte pour la libération de toute l’humanité des formes d’oppression et de domination les plus perfides et les plus insidieuses. Nous publions ici la traduction d’un texte de l’universitaire et activiste du mouvement des femmes kurdes Dilar Dirik, paru initialement dans le numéro 8 de Roarmag. Dans ce texte, la chercheuse se penche sur ce que devrait être un internationalisme qui soutienne les luttes de libération des femmes, et les dangers qui guettent un tel mouvement.

La lutte contre le patriarcat – qu’elle soit organique et spontanée ou militante et organisée – constitue l’une des plus anciennes formes de résistance. Elle porte en elle un éventail d’expériences et de connaissances les plus diverses, et incarne la lutte contre l’oppression dans ses formes les plus anciennes et universelles.

Des premières rébellions de l’Histoire aux premières grèves, manifestations et mouvements organisés de femmes, les femmes en lutte ont toujours pensé que leur résistance était liée à des problèmes plus larges d’injustice et d’oppression dans la société. Que ce soit dans la lutte contre le colonialisme, les dogmes religieux, le militarisme, l’industrialisme, l’autorité étatique ou la modernité capitaliste, les mouvements de femmes ont historiquement mobilisé l’expérience des différents aspects de l’oppression et la nécessité de lutter sur plusieurs fronts.

L’État et l’effacement des femmes

La division de la société en hiérarchies strictes – notamment par la centralisation du pouvoir idéologique, économique et politique – a historiquement fait perdre aux femmes leur place au sein de leurs communautés. La solidarité et les modes de vie fondés sur la subsistance ayant été remplacés par des systèmes de discipline et de contrôle, les femmes ont été poussées en marge de la société et réléguées à un statut de sous-humaines, aux ordres des hommes au pouvoir. Mais, contrairement à ce que l’histoire patriarcale voudrait nous faire croire, cet assujettissement n’a pas eu lieu sans une résistance intrépide et une rébellion venue de la base.

« La violence coloniale s’est concentrée sur la création ou la consolidation du contrôle patriarcal sur les communautés qu’il souhaitait dominer. »

La violence coloniale, en particulier, s’est concentrée sur la création ou la consolidation du contrôle patriarcal sur les communautés qu’il souhaitait dominer. Établir une société «gouvernable» signifie normaliser la violence et l’assujettissement dans les relations interpersonnelles les plus intimes. Dans le contexte colonial, ou plus généralement au sein des communautés et des classes opprimées, le foyer constituait la seule sphère de contrôle pour l’homme soumis, qui semblait pouvoir affirmer sa dignité et son autorité uniquement dans sa famille – une version miniature de l’État ou colonie.

Au fil des siècles, une compréhension de l’amour et de l’affection familiale s’est développée, qui s’est dissociée de la solidarité et de la mutualité communautaires, institutionnalisant de plus en plus l’idée que la violence et la domination font simplement partie de la nature humaine. Comme le soutiennent des autrices comme Silvia Federici et Maria Mies, l’impérialisme capitaliste – avec son noyau intrinsèquement patriarcal – a conduit à la destruction d’univers entiers de modes de vie, de solidarités, d’économies et de contributions à l’histoire, à l’art et à la vie publique des femmes, par la chasse aux sorcières européenne, par des projets coloniaux à l’étranger et par la destruction généralisée de la nature.

A l’époque contemporaine, de nombreuses activistes féministes et chercheuses ont critiqué la relation entre les normes sexuelles oppressives et la montée du nationalisme. Fondamentalement, sur la base des notions patriarcales de production, de gouvernance, de parenté et de conceptions de la vie et de la mort, le nationalisme recourt à la domestication de la femme pour ses propres besoins. Cette tendance se répète aujourd’hui dans le mouvement global à droite, les fascistes et les nationalistes d’extrême droite prétendant souvent agir dans l’intérêt des femmes. Protéger les femmes de l’inconnu, après tout, reste l’un des plus vieux stéréotype utilisé pour justifier une guerre psychologique, culturelle et physique contre les femmes. En conséquence, le corps et les comportements des femmes sont instrumentalisés pour les intérêts d’un système capitaliste mondial de plus en plus réactionnaire.

« la classe a toujours eu une signification différente pour les femmes et pour les hommes »

Le colonialisme d’hier et le militarisme capitaliste ciblent directement les sphères de l’économie communale et l’autonomie des femmes en leur sein. En conséquence, les vagues de violence épidémique contre les femmes détruisent tout ce qui reste de la vie avant que les relations sociales capitalistes et les modes de production ne prennent racine. Il n’est donc pas surprenant que les femmes, ressentant la domination et la violence capitalistes de la manière la plus intense, et de tous côtés, soient souvent au premier plan dans les pays du Sud pour lutter contre la destruction capitaliste de leurs terres, eaux et forêts.

Féminisme impérialiste et socialisme patriarcal

Identifions deux autres questions que les luttes radicales des femmes doivent aborder aujourd’hui. La plus ancienne des deux est peut-être la mise à l’écart de la libération des femmes par les groupes et mouvements progressistes, socialistes, anticolonialistes ou autres mouvements de gauche. Historiquement, bien que les femmes aient participé à des mouvements de libération à divers titres, leurs revendications ont souvent été écartées au profit de ce que les dirigeants (généralement masculins) considéraient comme l’objectif prioritaire. Il ne s’agit toutefois pas d’un phénomène inhérent aux luttes pour le socialisme ou d’autres alternatives au capitalisme. En fait, il s’agit plutôt d’une démonstration de la profondeur que doit atteindre la lutte contre l’oppression et l’exploitation si l’on veut obtenir un véritable changement.

Les traits autoritaires des expériences historiques passées, fondés sur leurs obsessions ultramodernes et étatistes à la limite de l’ingénierie sociale, sont tout à fait conformes aux conceptualisations patriarcales de la vie. Comme l’ont souligné de nombreuses historiennes féministes, la classe a toujours eu une signification différente pour les femmes et pour les hommes, en particulier lorsque le corps et le travail non rémunéré des femmes ont été appropriés et commercialisés par les systèmes dominants d’une manière qui a profondément naturalisé leur statut d’objet.

Résultat de systèmes féminicides millénaires, dont beaucoup ne figurent pas dans les cours d’histoire encore aujourd’hui, combiné à la reproduction quotidienne de la domination patriarcale dans la culture hégémonique, les relations intimes dans la sphère apparemment aimante de la famille, les traumatismes psychologiques profonds et les comportements intériorisés produisent un besoin de rompre radicalement avec les attentes sociétales et culturelles d’une vision de la femme et d’une féminité passives par la prise de conscience, l’action politique et l’organisation autonome.

Comme l’a montré l’expérience de notre propre mouvement – la lutte des femmes dans le mouvement de libération kurde – sans un divorce total avec le patriarcat, sans une guerre contre notre auto-esclavage intériorisé, nous ne pourrons pas jouer notre rôle historique dans la lutte générale pour la libération. Nous ne pouvons pas non plus nous réfugier dans des sphères féminines autonomes sans courir le danger de nous séparer des préoccupations et des problèmes réels de la société – et donc du monde – que nous cherchons à révolutionner. En ce sens, notre lutte autonome des femmes est devenue la garantie de notre peuple pour démocratiser et libérer notre société et le monde au-delà.

Le revers de cette expérience négative des mouvements de femmes au sein de luttes de libération plus larges est lié au deuxième problème, plus récent, auquel les luttes de femmes sont confrontées aujourd’hui : la déradicalisation du féminisme par les idéologies libérales et les structures de la modernité capitaliste. De plus en plus, les mouvements et les luttes progressistes qui ont le potentiel de combattre le pouvoir sont confrontés à ce qu’Arundhati Roy appelle l'”ONG-isation de la résistance”. L’un des principaux outils permettant d’enfermer et de dompter la rébellion et la rage des femmes est la délégation des luttes sociales au domaine des organisations de la société civile et des institutions d’élite qui sont souvent forcément détachées des personnes sur le terrain.

Ce n’est pas une coïncidence si chaque pays qui a été envahi et occupé par des États occidentaux prétendant importer “la liberté et la démocratie” abrite aujourd’hui une multitude d’ONG de défense des droits des femmes. Le fait que la violence à l’égard des femmes soit en augmentation dans ces mêmes pays agresseurs devrait soulever des questions sur la fonction et l’objectif que de telles organisations jouent dans la justification de l’empire. Les questions qui nécessitent une restructuration radicale d’un système international oppressif sont désormais réduites à des phénomènes marginaux qui peuvent être résolus par la politique de diversité des entreprises et le comportement individuel, ce qui normalise l’acceptation par les femmes de changements cosmétiques au détriment d’une transformation radicale.

« Ce n’est pas une coïncidence si chaque pays qui a été envahi et occupé par des États occidentaux prétendant importer “la liberté et la démocratie” abrite aujourd’hui une multitude d’ONG de défense des droits des femmes. »

Aujourd’hui, on attend des femmes qu’elles applaudissent les manifestations d’autosatisfaction des formes les plus manifestes d’impérialisme et de néolibéralisme pour leur “inclusivité de genre” ou leur “ouverture vers les femmes”. Cette appropriation grotesque des luttes des femmes et de l’égalité des sexes a été démontrée dans un récent article conjoint du Guardian, cosigné par la star hollywoodienne et ambassadrice de l’ONU Angelina Jolie et le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, dans lequel les deux ont rendu publique leur collaboration pour garantir que l’OTAN assume “la responsabilité et l’opportunité d’être un protecteur de premier plan des droits des femmes”.

La mentalité impérialiste qui sous-tend la logique selon laquelle l’OTAN, l’un des principaux responsable de la violence mondiale, des génocides, des viols passés sous silence, des féminicides et des catastrophes écologiques, mènera la lutte féministe en formant son personnel pour qu’il soit plus “sensible” aux droits des femmes, est un résumé de la tragédie du féminisme libéral d’aujourd’hui. Diversifier les institutions oppressives en complétant leurs rangs par des personnes d’âge, de race, de sexe, d’orientation sexuelle et de croyance différents est une tentative de rendre invisibles leurs piliers tyranniques et constitue l’une des attaques idéologiques les plus dévastatrices contre les imaginaires alternatifs d’une vie juste et libre.

Tant les conservateurs de droite que les gauchistes misogynes et autoritaires, en particulier en Occident, sont prompts à blâmer les “politiques identitaires” et leur prétendue fragilité pour aborder les problèmes sociaux actuels. L’expression “politique identitaire” a pourtant été inventée dans les années 1970 par le Combahee River Collective, un groupe de féministes lesbiennes noires radicales qui soulignait l’importance de l’action politique autonome, de la réalisation de soi, de la prise de conscience pour la capacité à se libérer et à libérer la société selon les termes des opprimés eux-mêmes. Il ne s’agissait pas d’un appel à une préoccupation égocentrique de l’identité détachée des questions plus larges de classe et de société, mais plutôt d’une formulation de plans d’action basés sur l’expérience pour combattre les multiples couches d’oppression.

Le problème aujourd’hui n’est pas une politique basée sur l’appartenance identitaire, mais la cooptation de celle-ci par le libéralisme afin de supprimer ses racines intersectionnelles et anticapitalistes radicales. En conséquence, les médias libéraux couronnent les chefs d’État, les PDG et les autres représentantes d’un ordre bourgeois fondé sur le sexisme et le racisme comme les icônes du féminisme contemporain – et non le militantisme des femmes dans la rue qui pourtant risquent leur vie dans la lutte contre les États policiers, le militarisme et le capitalisme.

En se concentrant sur l’identité comme une valeur en soi, comme l’idéologie libérale voudrait que nous le fassions, nous courons le danger de tomber dans l’abîme de l’individualisme libéral, dans lequel nous pouvons certes créer des espace sûrs, mais où en fin de compte nous devenons directement ou indirectement complices de la perpétuation d’un système mondial d’écocide, de racisme, de violence patriarcale et de militarisme impérialiste.

L’internationalisme est synonyme d’action directe

En se concentrant sur l’identité comme une valeur en soi, comme l’idéologie libérale voudrait que nous le fassions, nous courons le danger de tomber dans l’abîme de l’individualisme libéral, dans lequel nous pouvons certes créer des espace sûrs, mais où en fin de compte nous devenons directement ou indirectement complices de la perpétuation d’un système mondial d’écocide, de racisme, de violence patriarcale et de militarisme impérialiste.

L’un des principaux drame des recherches d’alternatives est donc la délégation de la volonté individuelle ou collective à des instances extérieures à la communauté en lutte : les hommes, les ONG, l’État, la nation, etc. La crise de la démocratie libérale représentative est fortement liée à son incapacité à tenir sa promesse, à savoir représenter toutes les couches de la société. Comme les groupes opprimés, en particulier les femmes, en ont fait l’expérience au cours de l’histoire, la libération d’une personne ne peut être abandonnée aux mêmes systèmes qui reproduisent une violence et un assujettissement insupportables. Face à cette fausse dichotomie à laquelle les luttes des femmes sont souvent confrontées, l’urgence de l’internationalisme apparaît avec encore plus d’insistance.

Au cœur de l’internationalisme se trouve historiquement la prise de conscience qu’au-delà de tout ordre existant, les gens doivent être conscients de la souffrance des autres et considérer l’oppression d’un seul comme la misère de tous. L’internationalisme est une extension révolutionnaire de la conscience de soi à l’humanité dans son ensemble, fondée sur la capacité de voir les liens entre les différentes expressions de l’oppression. En ce sens, l’internationalisme doit nécessairement rejeter toute forme de délégation aux institutions du statu quo et doit recourir à l’action concrète et directe.

Il y a plus de cent ans, le mois de mars a été choisi par les femmes travailleuses socialistes pour être la journée internationale des femmes et de leurs luttes militantes. Un siècle plus tard, mars est devenu le mois où l’on commémore et honore les femmes internationalistes dans la révolution du Rojava. En mars 2018, deux femmes militantes remarquables, Anna Campbell (Hêlîn Qerecox), antifasciste révolutionnaire d’Angleterre, et Alina Sanchez (Lêgêrîn Ciya), internationaliste socialiste et médecin d’Argentine, ont perdu la vie au Rojava au cours de leur quête d’une vie libérée du fascisme patriarcal et de ses mercenaires sous la modernité capitaliste.

Trois ans plus tôt, en mars 2015, l’une des premières martyres internationalistes de la révolution du Rojava, la communiste noire allemande Ivana Hoffmann, a perdu la vie dans la guerre contre les fascistes violeurs féminicides de Daech. Avec des milliers de camarades kurdes, arabes, turkmènes, syriaques chrétiens, arméniens et autres, ces trois femmes, dans l’esprit de l’internationalisme féminin, ont insisté pour être en première ligne contre la destruction des mondes des femmes par les systèmes patriarcaux. Au moment où j’écris ces mots, plus de trois mois après, le corps d’Anna est toujours caché sous les décombres, au milieu de l’occupation coloniale et patriarcale de l’État turc à Afrin, au Rojava.

Vers la fin de l’année 2017, des femmes kurdes, arabes, syriaques chrétiennes et turkmènes, ainsi que des camarades internationalistes, ont annoncé la libération de Raqqa et ont dédié ce moment historique à la liberté de toutes les femmes du monde. Parmi elles, les femmes ézidies, qui se sont organisées de manière autonome pour se venger des violeurs de Daech qui, trois ans auparavant, avaient commis un génocide contre leur communauté et réduit des milliers de femmes en esclavage.

Au cœur de la défense de l’humanité menée par ces femmes se trouvait l’engagement à embellir la vie par une lutte permanente contre les systèmes et les mentalités fascistes. Dans l’esprit de la révolution qu’elles ont rejoint, elles n’ont pas compromis leur féminité au nom d’une libération qui marginalise la lutte contre le patriarcat.

Les luttes des femmes révolutionnaires – par opposition aux appropriations libérales contemporaines du langage féministe – ont toujours incarné l’esprit de l’internationalisme dans leurs combats en prenant les devants contre le fascisme et le nationalisme. Pour rester fidèle à la promesse de solidarité, la politique internationaliste, dans la veine des luttes des femmes, doit comprendre que l’oppression peut s’opérer à travers une variété de modes, de sorte que tant la violence que la résistance à celle-ci n’ont pas à avoir partout la même forme.

L’internationalisme d’aujourd’hui doit se réapproprier l’action directe pour un changement systémique sans dépendre de pouvoirs extérieurs – parti, gouvernement ou État – et doit être radicalement démocratique, antiraciste et antipatriarcal.