Noms kurdes : la bataille de la mémoire
Pour éradiquer un peuple, il faut d’abord tuer sa mémoire, et notamment la langue, vecteur de celle-ci. Dès sa fondation au début du XXe siècle, la République turque a mis en place des politiques d’assimilation linguistique dans les régions kurdes visant à turquifier leurs habitants en leur faisant oublier leur langue. Dans un article paru sur le site Kurdish studies en juin 2023, le Dr. Thoreau Redcrow, coordinateur du centre d’études kurdes, retrace la bataille pour la mémoire des noms kurdes.
« La mémoire n’est pas un instrument de mesure du passé, mais son théâtre. Elle est le support de l’expérience passée, tout comme la terre est la matière dans laquelle les villes mortes sont enterrées. » – Walter Benjamin
En tant que peuple occupé sans État propre, les Kurdes ont vu, au cours du siècle dernier, tous les éléments de leur culture et de leur identité – musique, danse, vêtements, livres, fêtes et même couleurs – interdits, bannis ou effacés. Mais il est un autre élément de la vie quotidienne qui vise viscéralement le cœur de l’existence kurde, un élément que la Turquie en particulier a tenté d’anéantir : les noms. Le degré obsessionnel auquel l’État turc a mené ce processus, ainsi que les trois autres États-nations qui occupent le Kurdistan (Syrie, Irak, Iran) dans une bien moindre mesure, est au cœur de cet article.
Cet assaut vernaculaire a été global, visant à la fois l’identité familiale individuelle et la géographie humaine. Ainsi, les Kurdes ont été confrontés à des interdictions et à des tentatives de « nettoyage linguistique » concernant non seulement les noms profondément personnels qu’ils donnent à leurs enfants, mais aussi les mots qu’ils utilisent pour désigner tout ce qui les entoure, qu’il s’agisse de la nature des rivières, des sommets montagneux, des animaux et des fleurs du Kurdistan ou des villes et des villages que les Kurdes appellent leur patrie.
En séparant psychologiquement le peuple kurde de sa propre réalité vécue, on espère que cette dissonance cognitive amènera les Kurdes à oublier qui ils et elles sont et à s’assimiler aux États hégémoniques dominants. La turquisation, l’arabisation et la persanisation ne se produisent pas dans le vide – elles se produisent d’abord dans les cerveaux et sur les langues des Kurdes qui ne connaissent que le monde tel qu’il est nommé par leur occupant. Après tout, comment peut-on libérer un lieu que l’on ne peut pas nommer correctement ?
Le pédagogue critique Paulo Freire a écrit que la libération des opprimés dépendait d’abord de l’attribution d’un nom, car il savait que la transformation d’une société se produisait d’abord dans le monde métaphysique des mots, avant d’être transférée dans les actes. La langue, et donc les mots, sont les munitions qui alimentent les révolutions de la pensée et les rébellions armées. C’est pourquoi les États-nations qui souhaitent opprimer et assujettir une population commencent généralement par interdire leur langue avant toute autre chose.
« Depuis sa création dans les années 1920, la Turquie a tenté d’effacer l’existence même des Kurdes en les assimilant, en prétendant qu’ils n’étaient que des « Turcs des montagnes » et en interdisant légalement leur langue, leur culture et leurs noms de lieux géographiques, parmi de nombreuses autres tactiques. Dans les années 1960, le président turc Cemal Gursel a fait l’éloge d’un livre qui affirmait que les Kurdes étaient d’origine turque et a contribué à populariser l’expression « cracher au visage de celui qui vous traite de Kurde » pour faire du mot « Kurde » une insulte. »
– Michael Gunter, spécialiste des études kurdes
L’obsession turque d’éradiquer la kurdicité
Parmi les quatre États qui occupent le Kurdistan, les actions de la Turquie pour renommer ou effacer la réalité kurde ont été les plus fanatiques et les plus radicales. Les Kurdes n’ont pas été les seules victimes, car en plus des 4 000 noms kurdes de villes, de villages et de lieux que la Turquie a renommés dans toute l’Anatolie, elle a également effacé les noms originaux d’environ 4 200 lieux grecs, 3 600 arméniens, 750 arabes, 400 syriaques, 300 géorgiens et 200 lazes.
Ce « génocide culturel » de la langue a été délibéré et réalisé par des commissions gouvernementales spécialisées, créées dans le seul but d’effacer toute mémoire vivante des peuples indigènes historiquement enracinés dans le sol où leurs ancêtres ont été enterrés. En changeant plus de 28 000 noms topographiques, l’espoir était de voir émerger de ce trou noir de la mémoire une nation turquifiée, construite artificiellement, ethniquement lobotomisée de ce qu’elle était avant la création de la « Turquie ».
Peu après la création de la Turquie, le mot « Kurdistan » a été interdit, tout comme le mot « Arménie » l’avait été par les Ottomans en 1880, en prélude au génocide arménien. En fait, l’obsession centenaire de l’État turc pour l’effacement de l’identité kurde peut également être observée lors des sanglants derniers jours de l’Empire ottoman en ruine, où ses partisans ont tenté de détruire tous les vestiges de l’identité chrétienne.
Tout comme un siècle plus tard, lorsque le calife de Daech, Abu Bakr al-Baghdadi émettra des fatwas pour réduire en esclavage et assassiner les Yazidis, en octobre 1916, le ministre ottoman de la guerre Enver Pacha a publié un édit (ferman) déclarant : « Il a été décidé que les provinces, les districts, les villes, les villages, les montagnes et les rivières qui sont nommés dans des langues appartenant à des nations non musulmanes telles que l’arménien, le grec ou le bulgare, seront renommés en turc, afin de profiter de ce moment propice ».
Le « moment propice » était bien sûr le nettoyage ethnique et les génocides perpétrés par les Jeunes Turcs, qui étaient déjà en cours. Notamment, bien que Pacha ne visait à l’époque que les minorités non musulmanes – parce qu’il se considérait comme un représentant du califat – sa logique meurtrière est entrée dans la conscience turque, peu après que l’intellectuel turc Hüseyin Avni Alparslan a écrit : « Si nous voulons être les maîtres de notre pays, nous devons transformer en turc jusqu’au nom du plus petit village et ne pas laisser ses variantes arméniennes, grecques ou arabes. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons peindre notre pays avec ses couleurs ».
Ces « couleurs » ont généralement été le rouge du drapeau turc, qui correspond au sang des millions de victimes qui se sont opposées à la « peinture unificatrice » d’Ankara. En conséquence, lorsque la République turque a été proclamée en 1923, les Kurdes constituaient la dernière grande minorité restante, et le gouvernement s’en est pris à eux dans les décennies qui ont suivi.
Tout d’abord, le massacre de Zilan en 1930, au cours duquel les habitants kurdes qui avaient pris part à la rébellion d’Ararat ont été massacrés, et l’utilisation de la langue, des vêtements, du folklore et des noms kurdes a été interdite. Cette interdiction a été suivie par la loi sur les noms turcs de 1934, qui a décrété que chaque citoyen turc devait porter un nom turc, interdisant tous les noms kurdes. Le porte-parole du gouvernement, le Dr Mehmet Sekban, avait défendu sa politique d’assimilation un an plus tôt, en déclarant en 1933 : « Pourquoi avoir peur d’être assimilé ? La position du faible, assimilé par le puissant, s’est toujours révélée meilleure. Cela suffit sans avoir besoin d’utiliser la force ».
Au milieu des années 1930, le gouvernement turc a commencé à renommer les villes et villages kurdes. Un exemple célèbre est celui de Dêrsim (qui signifie « porte d’argent » en kurde), devenu Tunceli (qui signifie « main de bronze » en turc). Le changement de nom de Dêrsim, en particulier, a été un moyen d’affirmer le contrôle sur les Kurdes locaux et d’affaiblir leur mémoire historique des révoltes passées qui avaient pris place à cet endroit. En fin de compte, la mise en œuvre de ces politiques a eu pour effet d’aliéner la population kurde locale, jusqu’à ce qu’un nouveau soulèvement kurde se produise sous la forme de la rébellion de Dêrsim en 1937-1938, sous la direction de Seyîd Riza. Tragiquement, en raison de la réaction odieuse de l’État turc, qui a assassiné plus de 40 000 Kurdes pour avoir revendiqué leurs droits culturels et linguistiques, cette période a finalement reçu le nom plus précis de « génocide de Dêrsim ».
À peu près à la même époque, en novembre 1937, Atatürk visite la ville connue sous le nom d’Amed en kurde, Āmīd en syriaque, Tigranakert en arménien et Diyār Bakr (les maisons de la tribu Bakr) en arabe et déclare qu’il ne comprend pas ce que signifie le nom de la ville. Ces changements ont été effectués sous prétexte d’éliminer les « notions séparatistes » à l’intérieur des frontières de la Turquie.
Dix ans plus tard, la répression de l’identité kurde en Turquie a refait surface, avec l’adoption de la loi sur la presse de 1950. En conséquence, les noms de lieux kurdes qui n’avaient pas encore été effacés et remplacés par des noms turcs pour un usage « officiel » l’ont été, et la culture populaire kurde a été sévèrement ciblée. La langue kurde elle-même a été interdite, même pour « l’expression, la diffusion et la publication d’opinions », et des sanctions pénales ont été prévues pour l’utilisation du kurde dans le cinéma, la vidéo et la musique, par le biais de la « loi sur les œuvres cinématographiques, vidéo et musicales ».
En 1952, la Turquie a créé la Commission spéciale pour les changements de noms, sous la supervision du ministère de l’intérieur. Elle est investie du pouvoir de changer tous les noms qui ne relèvent pas de la compétence des municipalités, comme les rues, les parcs ou les lieux. La commission était composée de membres de la Société de la langue turque, de professeurs de turc des départements de géographie, de langue et d’histoire de l’université d’Ankara, de l’état-major militaire et des ministères de la défense, de l’intérieur et de l’éducation. Au cours des 26 années suivantes, jusqu’en 1978, plus de 35 % de tous les villages de Turquie ont vu leur nom officiellement remplacé par un nom turc, dont beaucoup portaient un nom d’origine vieux de plusieurs milliers d’années. Pour vous montrer l’importance que l’État turc accorde à la falsification historique et à l’effacement de la véritable histoire de l’Anatolie, après le coup d’État militaire de 1960, l’une des premières mesures prises au cours des quatre premiers mois a été de changer officiellement les noms d’environ 10 000 nouveaux villages.
Cependant, le contrôle des noms de personnes et de lieux ne suffisait pas, car la Turquie exigeait même que l’on refuse de reconnaître sa propre appartenance ethnique. Pour ce faire, la République turque a utilisé le terme de « Turcs des montagnes » pour désigner les Kurdes entre les années 1930 et 1970, afin d’obscurcir et d’effacer délibérément l’existence même du peuple kurde dans le pays. Cette classification a été remplacée par le nouvel euphémisme de « Turcs orientaux » en 1980.
Deuxième coup d’État
À la suite du coup d’État militaire de 1980 en Turquie, la répression brutale des Kurdes dans tout le Kurdistan du Nord (sud-est de la « Turquie ») n’a fait qu’augmenter de manière exponentielle. Lorsque les guérilleros kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) ont commencé à mener des attaques défensives en représailles contre l’État qui torturait les Kurdes au point que les prisonniers choisissaient de s’immoler par le feu, l’État turc a réagi en essayant d’effacer complètement la culture kurde.
La journaliste Aliza Marcus décrit la situation qui a suivi le coup d’État de 1980 dans son livre Blood and Belief : The PKK and the Kurdish Fight for Independence : « Dans la nouvelle Turquie façonnée par les généraux, l’identité culturelle, linguistique et politique kurde a été éradiquée par la loi. Les expressions les plus simples de l’identité culturelle – donner des noms kurdes aux enfants, chanter des chansons kurdes et, bien sûr, parler kurde dans les bureaux de l’État – ont été considérées comme un acte séparatiste. Les Kurdes en tant que Kurdes ont cessé d’exister dans le domaine officiel et public, au point qu’un journaliste turc visitant un village kurde deux mois après l’attaque du PKK n’a pu qu’écrire que les habitants parlaient le turc avec beaucoup de difficulté. Mais la langue qu’ils parlaient en fait, le kurde, n’était pas mentionnée. L’interdiction des activités liées au kurde était si complète que les pouvoirs en place pouvaient être pardonnés d’avoir oublié qu’il y avait, en fait, un problème kurde en Turquie« .
La Turquie a commencé par changer les noms de 280 autres villages, principalement kurdes, entre 1983 et 1985, en se concentrant sur les noms géographiques kurdes de rivières ou de montagnes, etc. Paradoxalement, au moment même où la Turquie brûlait les villages kurdes, elle rebaptisait leurs ruines. Et au moment même où les commandos turcs terrorisaient les villageois kurdes en les décapitant et en leur coupant les oreilles pour en faire des colliers-trophées, ils changeaient avec diligence le nom de chaque ruisseau, colline ou col de montagne kurde où ils avaient perpétré de tels massacres. Cela montre la symbiose entre la barbarie et l’effacement linguistique.
En 1983, le mot « Kurde » est devenu synonyme de « terroriste » aux yeux d’Ankara, et l’État turc a continué à réprimer l’identité kurde, en interdisant au gouvernement d’utiliser le terme « kurde » sous quelque forme que ce soit, tout en réitérant l’interdiction de la langue kurde, des chansons folkloriques kurdes et de donner des prénoms kurdes aux enfants. Les cartes sont rapidement devenues un champ de bataille figuratif, et un Commandement général des cartes a été créé dans le but de fonctionner comme un comité de censure, toutes les cartes vendues devant être approuvées par ce dernier. Comme le note un rapport du lexicographe Sevan Nişanyan : « Dans le but d’effacer complètement les anciens noms, des politiques très dures ont été mises en œuvre. L’impression des anciens noms, même entre parenthèses, sur les cartes, leur entrée dans le pays et leur distribution ont été interdites… Les publications qui présentaient les anciens noms à l’échelle locale ont été confisquées.«
Le régime militaire qui a duré de 1980 à 1983 considérait toute manifestation de kurdité, qu’il s’agisse de parler la langue kurde ou d’écouter de la musique kurde, comme un défi à l’intégrité nationale. Par exemple, la tristement célèbre loi 2932, entrée en vigueur en 1983, interdisait l’utilisation de la langue kurde en public et en privé. Le deuxième article de la loi stipulait : « Aucune langue ne peut être utilisée pour l’explication, la diffusion et la publication d’idées autres que la première langue officielle des pays reconnus par l’État turc« . La loi a été soigneusement formulée pour faire du kurde sa seule cible, mais elle ne mentionne jamais le mot « kurde », car cela signifierait la reconnaissance officielle de l’existence des Kurdes en tant que peuple. Selon Sezgin Tanrıkulu, avocat spécialiste des droits de l’homme, la junte militaire qui dirigeait la Turquie de 1980 à 1983 a également envoyé une liste de noms kurdes à tous les bureaux d’enregistrement, interdisant aux parents de donner à leurs enfants ces noms non approuvés.
L’importance des noms pour Ankara
L’État turc accorde beaucoup d’importance aux noms de personnes, ce qui se reflète dans ses actions. Par exemple, les médias turcs ont généralement refusé d’utiliser le nom du leader kurde emprisonné Abdullah Öcalan, car son nom se traduit directement par « Serviteur de Dieu » (en arabe) + « Vengeur » (en turc). C’est pourquoi, pendant des années, les fonctionnaires turcs ont simplement dit « İmralı » pour Öcalan, qui est le nom de l’île de la mer de Marmara où il croupit en isolement depuis 24 ans.
Pour des raisons similaires, la dictature d’Erdoğan en Turquie s’emporte lorsque la presse occidentale utilise le nom de guerre Mazloum Kobanî, pour le général kurde des FDS Ferhat Abdi Şahin, et ce pour deux raisons. Premièrement, parce que » Mazloum » signifie » opprimé » ou » humble » en arabe et apparaît souvent dans le Coran, et deuxièmement parce qu’il fait référence au nom kurde de la ville héroïque du Rojava, Kobanê (qu’Erdoğan insiste pour appeler » Ayn al-Arab » par mesquinerie) – le lieu de la première défaite de Daech, que la Turquie utilisait comme force mercenaire par procuration contre les YPG/YPJ.
Cette obsession pour les noms peut même être observée dans les efforts déployés par la Turquie pour modifier le nom de son pays en anglais en « Türkiye », parce qu’Erdoğan était trop sensible aux blagues des Américains à Thanksgiving sur le fait de « découper la dinde » et de se moquer de l’apparence ridicule de l’oiseau. Et si vous doutez du sérieux avec lequel la Turquie prend les noms, essayez d’utiliser l’expression « yaourt grec » dans les rues d’Ankara, ou d’appeler Istanbul Constantinople et Izmir Smyrne.
Noms de famille
Pour illustrer de manière choquante l’effacement psychologique susmentionné, de nombreux Kurdes du Bakur sont contraints de porter non seulement un nom de famille turc, mais aussi un nom qui signifie « Turc » avec une connotation positive, comme le nom de famille Öztürk (Turc pur).
Parallèlement au changement de nom à l’intérieur du pays, l’État turc s’est également appuyé sur la procédure juridique pour supprimer l’identité kurde, même à l’encontre de la diaspora qui se trouvait hors du pays en Europe. Par exemple, les bureaux consulaires turcs ont régulièrement fourni aux bureaucrates européens des listes de noms turcs officiellement reconnus, afin d’empêcher les Kurdes détenteurs d’un passeport turc d’enregistrer leurs nouveau-nés sous des noms kurdes non approuvés lorsqu’ils vivaient à l’étranger.
Cette situation reflète les réglementations nationales en Turquie, où il est interdit aux parents kurdes de donner à leurs enfants des noms kurdes, et où ils sont obligés de leur donner deux noms, un nom turc pour l’usage public et un nom kurde pour la famille et la communauté locale. En outre, la Turquie a interdit l’utilisation de noms comprenant les lettres q, w et x – courantes dans la langue kurde – en raison de leur inexistence dans l’alphabet turc.
Un exemple parmi tant d’autres : en 2002, la police militaire d’occupation d’Amed a demandé au bureau du procureur de l’État d’annuler 600 noms d’enfants et de les remplacer par des équivalents turcs. Parmi les prénoms kurdes interdits car considérés comme subversifs, on trouve Berivan (laitière), Dilan (danse), Baran (pluie), Yayla (haut plateau) et Berrak (transparent). En réponse, Selahattin Demirtaş avait à l’époque expliqué pourquoi « Les Kurdes donnent à leurs enfants des noms kurdes depuis des milliers d’années… Culturellement, les habitants de cette région se considèrent comme kurdes, donc naturellement, ils donnent à leurs enfants des noms issus de leur propre langue et de leur propre culture. Mais pour le gouvernement [turc], il s’agit d’une question de sécurité de l’État. Et pour certaines personnes, il s’agit d’un rejet de l’assimilation qui leur est imposée par le gouvernement ».
Dilek Aktepe, kurde du Bakur vivant en Allemagne, a décrit sa propre situation en déclarant : « C’est une question d’identité : beaucoup de gens pensent que je suis d’origine turque à cause de mon nom, mais je veux être reconnue comme Kurde. Même notre nom de famille devait être turc dans le nord du Kurdistan occupé. Un nom kurde a une signification émotionnelle profonde pour moi. Je changerai de nom dans un avenir proche ».
Arabisation et baasisation
La suppression de l’identité kurde a également été menée par divers gouvernements arabes syriens et régimes baasistes au Kurdistan Ouest (Rojava), de manière encore plus prononcée (bien que moins violente) que les politiques baasistes de Saddam au Kurdistan Sud (Bashur). En Syrie, il s’agit notamment du refus d’enregistrer les enfants portant des noms kurdes, du remplacement des noms de lieux kurdes par des noms arabes, de l’interdiction des entreprises portant des noms kurdes, de l’interdiction des écoles privées kurdes et de l’interdiction des livres et autres documents rédigés en kurde.
Le réalisateur de films kurdes contemporains Mano Khalil, qui a grandi au Rojava avant d’obtenir l’asile en Suisse, décrit sa propre enfance comme suit : « J’ai grandi au Kurdistan syrien dans les années 1960, dans une petite famille kurde qui ne comprenait aucun mot arabe – la différence est la même qu’entre l’anglais et le chinois. Ma mère est originaire du Kurdistan turc, mon père du Kurdistan syrien, et je suis allé dans une école arabe où le kurde était absolument interdit – mes parents m’ont dit de ne jamais rien dire en kurde. Le troisième jour, le professeur m’a montré une petite pomme dans un livre pour voir si je comprenais l’arabe. J’ai dit sêv, le mot kurde, et il m’a frappé très fort sur la main. C’était tellement grave que ma mère a dit qu’elle allait le tuer. Notre école était une prison. Nous avons appris à haïr, pas à aimer. Aller à l’université à Damas a donc été un choc. Nous avons appris comment fonctionnait le monde extérieur, que nous avions des droits, qu’il était honteux que la Syrie mette un meurtrier en prison pour trois ans, mais un poète écrivant en kurde pour douze ans… Le simple fait de dire que je suis kurde [était] un acte politique« .
Dans le nord de la Syrie (Rojava), il est interdit aux Kurdes de parler ou d’enseigner la langue kurde et de célébrer les fêtes kurdes, et nombre d’entre eux n’ont pas le droit de posséder la nationalité syrienne. Comme en Turquie, le gouvernement syrien a officiellement arabisé les noms de centaines de villes et de villages dans son registre.
Selon le chercheur Zohrab Qado, l’arabisation des noms de villes et de villages « a été planifiée » et accélérée lorsque le régime baasiste syrien est arrivé au pouvoir dans les années 1960, mais elle avait commencé la décennie précédente sous l’éphémère République arabe unie de Syrie et d’Égypte. Par exemple, la ville kurde de Dêrik a été rebaptisée par décret officiel Al-Malikiyah en 1957, en l’honneur d’Adnan al-Maliki, le fondateur de l’armée syrienne. Ailleurs, de 1978 à 1998, les noms de plus de 500 villages de la seule province de Hêsekê ont été arabisés, et des villes comme Kobanê ont été rebaptisées Ayn al-Arab. En règle générale, il suffit d’une lettre officielle du ministère de l’intérieur pour que des centaines d’années d’histoire soient officiellement effacées. Outre les noms de lieux, les nouveaux-nés kurdes devaient également voir leurs noms approuvés et arabisés par les agences de sécurité.
Plus récemment, l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES), qui contrôle désormais une grande partie du Rojava (à l’exception des zones occupées par les mercenaires djihadistes turcs), a commencé à corriger ces politiques baasistes et à redonner aux villages leurs noms kurdes d’origine, avec les noms arabes entre parenthèses. Pour ce faire, les communautés locales sont consultées sur le nom kurde d’origine de leurs villes. Joseph Lahdo, coprésident de la commission des municipalités autonomes de Hêsekê, a décrit le processus en précisant : « Nous ne renommons pas les villes et les villages, nous leur redonnons leur nom historique d’origine. »
Pour illustrer l’impact de ce processus, Sheikhmous Rasho, un agriculteur kurde d’une soixantaine d’années, a exprimé avec enthousiasme sa joie de voir son village retrouver son nom kurde d’origine, Girsor : « Notre village a plus de 200 ans. Mais ils ont remplacé les noms kurdes par des noms arabes, afin de pouvoir dire qu’il s’agissait de villages arabes et de nous éloigner de notre nationalité et de notre langue. »
Bien que les noms de personnes kurdes soient utilisés dans l’Irak voisin (Bashur) depuis les années 1960, le baasisme irakien ayant généralement réprimé la kurdité par la destruction de villages et le génocide, plutôt que par la linguistique, des pressions ont été exercées pour se conformer aux noms arabes. Yasser Tamimi, un Kurde du Bashur qui s’est ensuite installé aux Pays-Bas, explique sa propre situation et la façon dont il a obtenu son nom : « Je suis né à Bagdad dans les années 1980. Un officier irakien d’origine palestinienne a vu mes parents avec leur nouveau-né à l’hôpital et leur a dit de m’appeler Yasser. Il leur a dit : « Les grands hommes s’appellent Yasser ou Saddam », en référence au défunt dirigeant palestinien Yasser Arafat et au dictateur irakien déchu Saddam Hussein. Comment pouvaient-ils oser dire « non » à un officier irakien à l’époque de Saddam ? En fait, mes parents voulaient m’appeler Kawa, comme l’ancien héros kurde. Je changerai définitivement de nom pour un nom kurde « .
Persanisation et islamisation
Depuis la révolution islamique iranienne de 1979, l’État oblige les familles kurdes à choisir un nom parmi une liste de noms approuvés pour leurs enfants, tout en accordant au Conseil suprême des registres le droit de rejeter les noms qu’il juge inadmissibles. La République islamique d’Iran fait valoir que les noms non approuvés pourraient insulter l’islam ou semer des divisions ethniques dans le pays, en rappelant à la population à quel point l’Iran est diversifié. Par conséquent, les 10 millions de Kurdes du Kurdistan oriental (Rojhilat) se voient souvent interdire de donner à leurs enfants certains noms kurdes, y compris le nom Kurdistan lui-même (qui, ironiquement, est le nom d’une province iranienne) et d’autres noms kurdes tels que Peshawa (chef), Komar (république), Qazi (juge), Awara (réfugié) et Zrebar (lac de mer). Le nom Qandil n’est pas non plus autorisé car il fait référence aux montagnes de Qandil où sont basées les guérillas kurdes du PKK et du PJAK (Parti de la vie libre du Kurdistan).
Comme en Turquie, cela oblige souvent les Kurdes d’Iran à donner deux noms à leurs nouveau-nés, l’un pour l’enregistrement officiel ou les documents légaux et l’autre en kurde pour la famille et les amis. Le cas le plus célèbre est celui de la martyre kurde Jina Amini (dont la mort a déclenché la récente révolution Jin, Jiyan, Azadî dans tout l’Iran), mais que le monde a d’abord connue sous son nom officiel persan : Mahsa.
Wrya Mamle, écrivain kurde originaire de Mehabad et aujourd’hui réfugié en Norvège, a déclaré avoir ressenti l’impact de ces interdictions lorsqu’il a demandé l’enregistrement du nom de sa fille, Hana (qui signifie « se tourner vers » en kurde sorani), et que sa demande a été rejetée. Mamle explique : « Ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas accepter le nom de leur fille : « Ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas l’accepter parce que c’était un nom étranger. Je leur ai dit : « Non, c’est un nom kurde ».Ensuite, ils ont sorti un document d’une centaine de pages contenant des noms considérés comme acceptables. Ils m’ont dit que Hana ne figurait pas sur la liste et qu’il ne pouvait donc pas être utilisé.«
Le défi linguistique
Le romancier Marcel Proust a théorisé la notion selon laquelle la mémoire est comme une corde descendue du ciel pour vous tirer de l’abîme du non-être. Mais que se passe-t-il si un État oppresseur coupe la corde précisément pour vous empêcher d’atteindre votre pleine existence ?
Lorsque l’on sait que les États qui occupent le Kurdistan se sont donné beaucoup de mal pour effacer les noms de villes et de villages kurdes (en particulier en Turquie), il devient évident qu’aucun Kurde ne devrait accepter un tel effacement. Les Kurdes devraient utiliser avec fierté les noms kurdes des villes où ils vivent et ne devraient jamais avoir peur d’exprimer la réalité qu’ils sont bien du Kurdistan.
[NDLR : Serhildan ne cautionne pas, pour un auteur non-kurde, le jugement exprimé ci-dessous sur les personnes kurdes vivant sous occupation turque.]
Chaque fois qu’un Kurde dit « Diyarbakır » au lieu d’Amed, il valide les politiques génocidaires d’Atatürk, celles-là mêmes qui ont chassé les mères kurdes des falaises de Dêrsim (qui ne devrait jamais être appelée « Tunceli »). Chaque fois qu’un Kurde dit qu’il vient du « Kurdistan turc » au lieu du Kurdistan du Nord, il reconnaît le droit de l’État turc d’occuper cette région et déshonore tous les Kurdes qui ont été assassinés par l’armée turque alors qu’ils défendaient leur droit à l’existence. Les noms ne sont pas de simples mots, ce sont des actes politiques verbaux. Et avant que la libération ne se produise dans la patrie, elle doit d’abord se produire dans le cerveau et sur le bout de la langue maternelle.