« Nous avons été torturés dans les prisons d’Assad »

Fév 16, 2025A la une, Internationalisme

Militants internationalistes partisans de la révolution au Rojava, Oğuz Yüzgeç et Sercan Üstündaş ont passé les trois dernières années dans une prison de Damas. Après leur libération le mois dernier, ils ont raconté les tortures qu’ils ont subies et ce qu’ils attendent de la Syrie post-Assad. Ce texte est une traduction en français d’un article datant du 27 janvier 2025, et dont la publication originale est a retrouver sur le site Jacobin.com.

Dans un paysage fracturé et déchiré par la guerre en Syrie, l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie – communément appelée Rojava – est devenue un point de ralliement pour les révolutionnaires du monde entier. Établi pendant la guerre civile syrienne, le cadre politique du Rojava est fondé sur le confédéralisme démocratique – une vision de la société qui met l’accent sur la démocratie de base, l’égalité des genres et l’écologie. Ce système réuni diverses communautés, des Kurdes aux Arabes, en passant par les Assyriens, sous la bannière de la coexistence pacifique et de la justice sociale.

Cette vision a attiré des internationalistes comme Oğuz Yüzgeç et Sercan Üstündaş, qui voyaient dans le Rojava un modèle révolutionnaire aux implications mondiales, à se joindre à la lutte pour le défendre. Mais en 2021, ils sont tombés dans une embuscade tendue par les forces fidèles au dictateur Bachar el-Assad et ont été emprisonnés. Ce n’est que le mois dernier, avec son renversement, qu’Oğuz et Sercan ont finalement été libérés de la tristement célèbre prison branche 235 Palestine, à Damas.

De la défense de Kobané contre le soi-disant État islamique (Daech) à la survie sous les tortures dans les prisons d’Assad, leurs parcours mettent en lumière les sacrifices et la résilience nécessaires pour soutenir une vision révolutionnaire face à d’immenses défis. Vedat Yeler s’est entretenu avec les deux militants libérés au sujet de leur expérience et des perspectives d’avenir de leur mouvement.

Rejoindre le combat au Rojava

Vedat Yeler : Pouvez-vous décrire les moments les plus marquants de votre séjour au Rojava ? En quoi cela vous a-t-il changé ?

Oğuz Yüzgeç : Les liens de la camaraderie se sont renforcés dans un pays où la mort est constamment présente. Dans un monde souvent rempli de vide et de désespoir, la révolution a offert une chance d’éprouver des sentiments et de chercher à atteindre des objectifs authentiques. Ce que nous avons gagné ici – la solidarité, le sens et un lien véritable – est bien plus important que tout ce que nous avons laissé derrière nous.

« Dans un monde souvent rempli de vide et de désespoir, la révolution a offert une chance de se connecter à des sentiments authentiques et à un but. »

Secan Üstündaş : Vivre la révolution du Rojava, c’était assister et contribuer à une profonde transformation sociétale. Le combat n’était pas uniquement militaire, il s’agissait aussi de reconstruire un nouvel ordre social. Tout en résistant à Daech et aux autres menaces, nous nous sommes également engagés dans un travail de presse pour documenter ce moment extraordinaire de l’histoire. J’ai appris l’immense complexité du démantèlement d’un système oppressif tout en construisant un meilleur système.

Oğuz Yüzgeç : Les mots de [Vladimir] Lénine résonnent profondément : « Vivre une révolution est bien plus gratifiant et instructif que de simplement écrire à son sujet. » Cette révolution n’a pas seulement été menée avec des armes, mais aussi en organisant des communautés et en répondant à leurs besoins fondamentaux. Cette expérience directe m’a appris que la révolution ne consiste pas seulement à s’emparer du pouvoir, mais aussi à établir un lien profond et significatif avec les personnes qu’elle cherche à servir. La lutte au Rojava m’a profondément façonné et m’a permis de mieux comprendre comment lancer et soutenir un mouvement qui sert véritablement son peuple.

Capture par les hommes de main d’Assad

Vedat Yeler : Comment avez-vous été capturés, que s’est-il passé au début ?

Sercan Üstündaş : En 2021, alors que nous voyagions dans ce qui était une zone de ligne de front près des frontières du régime, nous avons été pris en embuscade par les forces du régime d’Assad et remis aux milices pro-régime. La communication était impossible puisque nous ne parlions pas l’arabe. Nous avons d’abord été emmenés au 290e centre de renseignements d’Alep, où nous avons passé huit jours à l’isolement et subi les premiers interrogatoires. Nous leur avons dit que nous étions au Rojava en tant que partisans du mouvement de libération du Kurdistan et pour la solidarité internationale, mais ils n’ont pas bien compris notre position. Ensuite, nous avons été transférés à la tristement célèbre branche 235 Palestine à Damas pour des interrogatoires plus poussés. Nous y avons été incarcérés jusqu’au jour de notre libération.

La vie dans les prisons d’Assad : torture, isolement et survie

Vedat Yeler : Pouvez-vous décrire les conditions de détention dans cette prison ?

Sercan Üstündaş : Nous avons d’abord été mis à l’isolement. Les cellules mesuraient environ deux mètres sur un mètre, sans toilettes. Nous avions droit à des pauses toilettes d’une minute deux fois par jour, à 8 heures et à 22 heures. Pendant le premier mois, nous n’avons même pas été interrogés, nous avons simplement été enfermés dans ces conditions difficiles. La communication était impossible car aucun de nous ne parlait arabe.

Oğuz Yüzgeç : Les interrogatoires ont commencé un mois plus tard. Ils essayaient de nous forcer à admettre que nous étions des agents du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] et exigeaient des informations détaillées sur les infrastructures militaires et civiles du Rojava. Ils ont également fait pression sur nous pour que nous coopérions avec eux en tant qu’informateurs. L’objectif était de nous faire trahir la révolution. Cela a marqué le début de tortures physiques et psychologiques plus sévères.

Vedat Yeler : Pouvez-vous décrire les tortures que vous avez subies ?

Oğuz Yüzgeç : La méthode la plus courante consistait à fouetter les pieds, c’est-à-dire à nous frapper sous la plante des pieds tout en les immobilisant à l’aide d’un pneu en caoutchouc. Des chocs électriques étaient également utilisés sur des zones sensibles comme le cou et l’aine. Lors de certaines séances, plusieurs chocs étaient administrés. Les gardiens versaient de l’eau sur nous et nous laissaient debout pendant des heures, ce qui constituait une autre forme de torture.

Sercan Üstündaş : Il était interdit de dormir. Nous devions rester éveillés de 6 heures du matin à minuit. Les gardes frappaient aux portes toutes les heures, et si nous ne répondions pas immédiatement, nous étions battus. Le simple fait de demander à aller aux toilettes ou chez le médecin entraînait des violences. Si nous tombions malades, ils nous disaient : « Pourquoi es-tu malade ? » et nous punissaient davantage.

Oğuz Yüzgeç : L’hygiène était un autre outil de punition. On ne nous donnait pas de coupe-ongles ni de matériel de nettoyage comme des brosses à dents. Les ongles longs étaient punis, nous obligeant à les arracher avec les dents. Les gardiens nous obligeaient à épiler nos poils à la main, et tout poil découvert lors des inspections était sanctionné par des coups. L’objectif était de transformer chaque aspect de la vie quotidienne en une forme de torture.

Sercan Üstündaş : Le manque de soleil et d’eau a provoqué des maladies comme la gale et des infections cutanées. Les gardiens se moquaient de nos blessures et nous les frappaient pour nous faire souffrir davantage. Les soins médicaux étaient inexistants ; ils refusaient explicitement de soigner les blessures liées à la torture.

Oğuz Yüzgeç : La torture n’était pas cachée. Elle se déroulait ouvertement dans les couloirs, où plusieurs personnes étaient torturées en même temps. Pensez à un couloir, des dizaines de personnes sont torturées ; ici, ils me torturent ; cinq mètres plus loin, ils maintiennent quelqu’un pour le fouetter aux pieds ; quelques mètres plus loin, ils pratiquent la « pendaison palestinienne » [c’est-à-dire par les poignets]. D’autres sont interrogés sans être torturés. Le fait d’entendre et de voir les autres souffrir a ajouté une dimension psychologique aux mauvais traitements.

La prison branche de Palestine était tristement célèbre. Ceux qui y entraient savaient qu’ils n’en sortiraient pas les mêmes. Le dicton qu’ils utilisaient en arabe était le suivant : « Si vous entrez ici, vous êtes mort ; quand vous en sortez, vous renaissez« . La torture avait été institutionnalisée ici, même avant la guerre civile syrienne.

Sercan Üstündaş : Après six mois d’isolement et de torture, ils nous ont emmenés dans les principaux quartiers de la prison et nous ont dit ce qui suit : « Si vous voulez changer votre témoignage, frappez à la porte et dites que vous voulez voir le procureur. Si vous ne le faites pas, vous ne sortirez pas d’ici.« 

Vedat Yeler : Quelles étaient les conditions de vie dans la prison ?

Sercan Üstündaş : Les cellules étaient incroyablement petites et surpeuplées. Chaque personne ne disposait que d’un carré d’environ 40 cm de côté pour s’asseoir. Il y avait entre 80 et 110 personnes par cellule. L’air était étouffant et il était difficile de s’asseoir. L’éclairage était faible et l’atmosphère oppressante.

Oğuz Yüzgeç : Les repas étaient servis dans un bassine commune, qui servait également à se laver, à laver les vêtements et à nettoyer les toilettes. L’eau était apportée deux fois par jour et versée directement dans la bouche des personnes à partir d’un pichet en plastique.

Vedat Yeler : Comment avez-vous géré l’hygiène de base ?

Sercan Üstündaş : L’hygiène était pratiquement inexistante. On nous donnait un demi-savon vert tous les quinze jours, et il fallait l’utiliser pour tout : le bain, la vaisselle, et même le nettoyage de la cellule. Il y avait beaucoup trop peu de couvertures, peut-être vingt-cinq ou vingt-six pour plus de cent personnes, et elles n’étaient jamais lavées. Nous avons utilisé les mêmes couvertures pendant plus de deux ans. Les poux étaient partout. Chaque jour, nous essayions de les enlever de nos vêtements, mais sans lumière ni matériel de nettoyage appropriés, nous ne pouvions pas nous en débarrasser. Beaucoup sont morts du choléra ou d’autres maladies, mais c’était considéré comme une routine.

« Aussi dures et inhumaines que soient ces conditions, nous savions qu’il était essentiel de résister ; la survie elle-même est devenue une forme de résistance. »

Vedat Yeler : Comment avez-vous gardé l’espoir dans des conditions aussi déshumanisantes ?

Sercan Üstündaş : Nous connaissons bien la tradition de la résistance dans les prisons. Les régimes oppressifs, les fascistes et les dictatures réactionnaires tentent de briser les opprimés par l’emprisonnement et la torture. Nous avons déjà vu cela dans les prisons turques. Aussi dures et inhumaines que soient ces conditions, nous savions qu’il était essentiel de résister. La survie elle-même est devenue une forme de résistance.

Nous aimions la vie, mais je n’avais aucun espoir d’en sortir vivant. Telle est la réalité. Ce qui nous a permis de tenir, c’est notre conscience révolutionnaire. L’histoire nous a montré que les prisons sont souvent des champs de bataille pour la résistance, que ce soit en Turquie, au Kurdistan, en Irlande ou au Viêt Nam. J’ai pensé à ceux qui ont résisté dans les cachots de Diyarbakır, à ceux qui ont fait des grèves de la faim en Irlande et aux révolutionnaires vietnamiens dans les prisons de Saigon. Leur défi m’a donné de la force.

Ce ne sont pas seulement des idées abstraites qui nous ont soutenus. C’était aussi les valeurs qui nous étaient chères – la musique, les livres et la camaraderie qui faisaient partie de notre lutte. Ces choses nous rappelaient pourquoi nous nous battions. Même lorsque nous étions témoins de la mort autour de nous, que ce soit par la torture, la maladie ou l’exécution, nous tenions bon. Il ne s’agissait pas de rêver de liberté, mais de préserver la dignité de nos convictions, même face à la mort.

Évasion et retour

Vedat Yeler : Comment s’est déroulée votre évasion de la prison ?

Sercan Üstündaş : Dans les dix derniers jours, nous avons senti que quelque chose d’extraordinaire se passait à l’extérieur, mais nous ne savions pas exactement quoi. En effet, pendant deux semaines, aucun nouveau détenu n’a été amené à la branche de Palestine. Le dernier jour, nous avons commencé à entendre des coups de feu. Au début, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une fête ou d’un mariage. Mais au fur et à mesure que le bruit augmentait, j’ai compris qu’il s’agissait d’un assaut contre la prison elle-même.

Le premier groupe qui nous a rejoints nous a demandé si nous étions des prisonniers. Nous avons répondu par l’affirmative. Ils ont cassé la serrure avec un marteau et ont crié : « Nous sommes les hommes de Jolani [Ahmed Hussein al-Sharaa] ». Ils scandaient des slogans religieux. J’ai immédiatement pensé : « Si ce sont des djihadistes soutenus par l’État turc, ils pourraient nous tuer ou nous livrer à la Turquie. » J’ai décidé de dissimuler mon identité et d’éviter de trop parler.

Vedat Yeler : Que s’est-il passé après votre libération ?

Oğuz Yüzgeç : Ils ont dit à tout le monde de rentrer chez soi. Il n’y a pas eu de tri ou de questionnement, ils ont simplement ouvert les portes. Pour moi, la première pensée a été la survie – trouver un chemin sûr pour retourner au Rojava.

Sercan Üstündaş : Les rues étaient chaotiques. Les habitants du quartier nous ont identifiés comme des prisonniers et nous ont invités chez eux. Ils nous ont donné des vêtements, nous ont nourris et nous ont offert des téléphones pour contacter nos familles. Certains nous ont même aidés à organiser le transport vers les zones contrôlées par les Kurdes. C’était surréaliste.

Vedat Yeler : Qu’avez-vous ressenti en retournant au Rojava ?

Oğuz Yüzgeç : Le Rojava nous a accueillis à bras ouverts. Les camarades ici ont compris exactement ce que nous avions enduré. Ils nous ont fourni tout ce dont nous avions besoin pour nous rétablir et nous réintégrer. Ce fut un profond moment de solidarité. Après avoir échappé à l’enfer de la prison du régime, retourner à la révolution était comme retrouver la vie elle-même.

Vedat Yeler : Comment cette expérience a-t-elle façonné votre point de vue sur la lutte ?

Sercan Üstündaş : Cela a renforcé l’importance de rester attaché aux valeurs révolutionnaires. Survivre à la prison d’Assad nous a rappelé que vivre pour ces idéaux est en soi un acte de défi.

Oğuz Yüzgeç : Cela a également mis en évidence les complexités de cette guerre. Un ennemi nous a emprisonnés, tandis qu’un autre ennemi nous a involontairement libérés. La révolution du Rojava consiste à construire la liberté dans un monde de contradictions, et c’est un combat dans lequel nous restons engagés.

Vedat Yeler : Que pensez-vous du rôle de la Turquie en Syrie et de sa stratégie à l’égard du Rojava après la chute d’Assad ?

Oğuz Yüzgeç : Avec la chute d’Assad, la Turquie a intensifié ses efforts pour combler le vide du pouvoir, faisant de la Syrie un axe central de sa stratégie régionale. Il ne s’agit pas d’une nouveauté : la Turquie entretient depuis longtemps des liens avec des groupes tels que Hayat Tahrir al-Sham [HTS] et, tout au long de la guerre civile syrienne, elle a joué le rôle de mécène auprès des factions islamistes, leur apportant un soutien financier, logistique et militaire.

Aujourd’hui, le principal objectif stratégique de la Turquie est devenu le démantèlement de l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie. L’État turc reconnaît que le Rojava a émergé comme une alternative démocratique puissante dans la région, qui promeut la libération des femmes, l’égalité ethnique et la gouvernance locale. Cette vision s’oppose directement au nationalisme et à l’autoritarisme de la Turquie. En réponse, la Turquie considère cette période comme une dernière occasion de lancer une vaste campagne militaire contre le Rojava avec son mandataire, l’Armée nationale syrienne (ANS).

Actuellement, de violents affrontements ont lieu autour de Kobané. Cependant, la résistance est extraordinaire. Les habitants du Rojava se sont mobilisés, aux côtés des Forces démocratiques syriennes (FDS), en organisant des groupes de surveillance civils dans les zones les plus contestées, en formant des unités d’autodéfense et en soutenant les lignes de front avec de la nourriture et des ressources. Chacun contribue à sa mesure à la survie de la révolution.

Si l’agression de la Turquie peut être stoppée, le Rojava sera plus proche que jamais de garantir son statut de région autonome et libre. Il est essentiel de noter que ni les HTS ni la SNA ne pourraient mener des opérations contre le Rojava sans le soutien de la Turquie. En outre, la Turquie a été le principal obstacle aux efforts internationaux visant à résoudre le conflit en Syrie. Il est donc crucial de mettre un terme à l’intervention de la Turquie.