Pour Sêal
Les images des combattantes du Rojava ont fait le tour du monde — notamment après la bataille de Kobanê, en 2015, où elles contribuèrent à la déroute de Daech. Mais cette mise en lumière médiatique s’est souvent doublée d’une occultation de leurs motivations idéologiques. En octobre 2014, l’un des membres de notre rédaction rencontrait Sêal, une jeune combattante des Unités de protection de la femme (YPJ). Sept ans plus tard, il cherche à la retrouver et apprend rapidement qu’elle fait partie des premières combattantes tuées lors de l’offensive menée contre Daechdans les régions de Tabqa et Raqqa, en 2017 — deux fiefs importants du mouvement djihadiste. Afin de raconter son histoire, il part alors à la rencontre de sa famille et de personnes qui l’ont connue. Article de Loez publié sur Ballast.
Sur la route de Qamishlo, mai 2021.
Autour d’un shawarma, dans un petit restaurant où nous faisons une pause après avoir roulé depuis le poste-frontière de Semalka — là où le Tigre sépare le nord-ouest de la Syrie de l’Irak —, je montre à Alan une image d’un groupe de combattantes des YPJ. La photographie a été prise dans une base située aux environs de Tal Elo, non loin de la ville où nous nous trouvons actuellement. Celle d’entre les combattantes qui m’intéresse plus particulièrement se tient debout au dernier rang, tout à gauche. Ce n’est pas son unité. Sêal nous avait suivis après que nous ayons visité sa famille et alors que nous allions assister à l’entraînement du groupe de combattantes, parmi lesquelles elle pose. Alan reconnaît plusieurs des jeunes femmes. Deux sont ses cousines : l’une s’est mariée, l’autre combat toujours. Une autre des jeunes femmes est devenue kadro : elle a rejoint la guérilla du PKK et combat l’armée turque dans les montagnes au nord de l’Irak.
Alan est revenu de Damas, où il étudiait la géologie, pour s’engager dès 2011 dans la révolution qui débute au nord de la Syrie. Il a rapidement rejoint les YPG, comme plusieurs de ses frères, avant de travailler longtemps avec les réfugié·es yézidi·es, puis dans les médias. Son visage souriant et sa bonne humeur sont connues de beaucoup au sein de l’Administration autonome1 comme dans les forces armées. Sa famille est très impliquée dans la vie politique de Tirbespiye : son père a été maire pendant plusieurs années et son frère, Rêwan, est tombé martyr en décembre 2013. Après l’avoir soigneusement observée, il transfère la photographie à l’une de ses connaissances, commandante dans les YPJ, afin qu’elle se renseigne.
Le lendemain, la réponse tombe : Sêal n’est plus. Elle est tombée martyre dans la province de Raqqa en 2017.
Sur la route de Qamishlo, mai 2021. Autour d’un shawarma, dans un petit restaurant où nous faisons une pause après avoir roulé depuis le poste-frontière de Semalka — là où le Tigre sépare le nord-ouest de la Syrie de l’Irak —, je montre à Alan une image d’un groupe de combattantes des YPJ. La photographie a été prise dans une base située aux environs de Tal Elo, non loin de la ville où nous nous trouvons actuellement. Celle d’entre les combattantes qui m’intéresse plus particulièrement se tient debout au dernier rang, tout à gauche. Ce n’est pas son unité. Sêal nous avait suivis après que nous ayons visité sa famille et alors que nous allions assister à l’entraînement du groupe de combattantes, parmi lesquelles elle pose. Alan reconnaît plusieurs des jeunes femmes. Deux sont ses cousines : l’une s’est mariée, l’autre combat toujours. Une autre des jeunes femmes est devenue kadro : elle a rejoint la guérilla du PKK et combat l’armée turque dans les montagnes au nord de l’Irak.
Alan est revenu de Damas, où il étudiait la géologie, pour s’engager dès 2011 dans la révolution qui débute au nord de la Syrie. Il a rapidement rejoint les YPG, comme plusieurs de ses frères, avant de travailler longtemps avec les réfugié·es yézidi·es, puis dans les médias. Son visage souriant et sa bonne humeur sont connues de beaucoup au sein de l’Administration autonome1 comme dans les forces armées. Sa famille est très impliquée dans la vie politique de Tirbespiye : son père a été maire pendant plusieurs années et son frère, Rêwan, est tombé martyr en décembre 2013. Après l’avoir soigneusement observée, il transfère la photographie à l’une de ses connaissances, commandante dans les YPJ, afin qu’elle se renseigne.
Le lendemain, la réponse tombe : Sêal n’est plus. Elle est tombée martyre dans la province de Raqqa en 2017.
Girkê Legê, fin octobre 2014
C’est la troisième fois cette année-là que je me rends au Rojava. À plusieurs reprises, j’ai rencontré les combattantes des YPJ, organisées en unités non-mixtes à partir de 2013. La capacité à s’autodéfendre fait partie des piliers du confédéralisme démocratique, le système politique basé sur la démocratie directe et l’émancipation des femmes que, à partir de 2012, des militant·es tentent de mettre en place au nord de la Syrie, dans les zones libérées du régime syrien. Pour les femmes, c’est aussi le moyen d’affirmer leur place dans la société en participant à sa protection. Cette fois, je demande s’il serait possible de rencontrer l’une d’elles au sein de sa famille. Après quelques jours, le commandement des YPJ répond favorablement.
Nous nous rendons dans la base de Girkê Legê. C’est la première fois que je rencontre Sêal. La jeune femme est souriante, timide ; elle dégage une impression de sérénité. Assise avec deux camarades, un homme et une femme, elle tresse avec eux des franges à un grand foulard vert comme en portent souvent les combattant·es en hiver. Sa commandante va nous accompagner pour rendre visite à sa famille. Elle l’a choisie pour l’éloigner quelques jours des combats, me dira-t-on plusieurs années après. Nous prenons la route. Le soleil d’automne est encore chaud ; d’immenses champs de blé s’étendent loin au sud, vers la Jazaa2. À l’horizon, les panaches de fumée noire des raffineries artisanales, où des paysans sans travail se détruisent la peau et les poumons, obscurcissent le ciel. La ligne de front avec Daech a été repoussée juste après celles-ci, à quelques dizaines de kilomètres.
À cette époque, la famille habite encore une petite maison en terre battue en lisière du village de Gir Ziyaret. Les parents ne sont pas là. Il avait fallu partir pour un rendez-vous médical pour le père, Sîleman, à la santé fragile. Cinq ans plus tard, sa mère, Halima, le regrette encore. Je ne l’apprendrai qu’alors, mais ces visites à la famille sont fort rares. Ce sont donc ses deux frères et leurs épouses qui nous accueillent. Nous prenons le thé dans la pièce principale, tout en longueur. Sêal garde un sourire doux sur son visage, mais elle ne prend que peu la parole pour répondre aux questions. Que pense-t-elle à ce moment ? Cherche-t-elle à comprendre ce que ce journaliste étranger, décidément pas très clair dans ses questions, souhaiterait qu’elle dise ? C’est finalement sa commandante, Zilan, qui monopolise l’entretien : elle a une quarantaine d’années, les traits marqués, le physique dur, mais affable de celles qui ont vécu dans la guérilla du PKK. Elle a combattu de nombreuses années dans les montagnes avant d’être envoyée au nord de la Syrie, d’où elle est originaire.
Sêal est contente de revoir ses frères ; elle prend dans ses bras l’un des bébés. La famille pose pour des photos de groupe. Son cousin, Mazlum, nous rejoint. Il tombera martyr avant elle, en 2015, lors de la deuxième opération pour reprendre Tel Hamis des mains de Daech. Finalement, nous n’aurons pas le temps ni l’occasion d’avoir plus d’échange ; je n’en apprendrai pas beaucoup plus sur qui est la jeune femme. Restera une photo — Sêal, assise à côté de ses belles-sœurs. L’une en uniforme militaire, son arme à portée de main, l’autre un bébé dans les bras. Deux destins différents. Et des questions sans réponse : qu’est-ce qui a poussé Sêal, comme des milliers d’autres jeunes femmes, à rejoindre les YPJ ? De quelle manière cet engagement aura-t-il changé à sa vie ?
« Elle a fait des travaux politiques. Après ça, je lui ai dit d’arrêter : Ma fille, je ne veux pas que tu meures. Mais elle a refusé ma demande. Parfois, quand elle était au village, elle ne rentrait pas à la maison, elle restait chez les heval [« camarades » en kurde, ndlr] et dans les maisons des martyrs. Elle sentait le poids de la révolution sur ses épaules. »
Gir Ziyaret, mai 2021
Le village de Gir Ziyaret se niche le long de la route qui mène de Tirbespiye à Gire Spî, peu avant l’entrée de la ville. C’est un gros village, qui s’étale au pied de la colline artificielle qui sert de cimetière, comme on en voit beaucoup dans cette région. La route qui y mène, caillouteuse et poussiéreuse, n’est pas goudronnée. Un jeune homme sur une moto, à qui on pose la question, nous emmène à la maison de la famille de Sêal, que nous n’avons pas trouvée malgré les indications reçues.
Les lieux ont changé. Une grille de fer s’ouvre sur une vaste cour. Sur la gauche, se dresse la masse grise d’une grande maison nouvellement construite. À droite, l’ancienne maison en terre battue a disparu : en lieu et place, il y a maintenant un jardin où sèche du linge posé sur des claies en bois. Poules et canards s’abritent à l’ombre d’un grand arbre bien taillé. Dehors, la mère de Sêal nous accueille, cigarette aux lèvres. Un foulard, posé sur sa tête et noué autour du cou, laisse entrevoir ses cheveux blancs. Son frère Reber est également présent.
Les murs de la pièce pour recevoir sont nus, hormis sur un côté où sont accrochés plusieurs photographies en grand format de Sêal, parfois seule, parfois en compagnie d’autres martyrs. Le sol est recouvert de tapis. Nous nous asseyons sur des matelas, le dos calé contre un coussin. Alors qu’Halima commence à parler de sa fille, quelques larmes roulent sur ses joues, qu’elle écrase de sa main.
Sêal est née en 1994 ou 1995, sa mère ne se rappelle plus très bien. Elle a été appelée Newroz. Un nom loin d’être anodin : Newroz, c’est la fête qui tous les 21 mars célèbre le printemps — pour les Kurdes, elle est devenue un symbole de résistance. C’est que la mère de Sêal était déjà une sympathisante du leader du PKK, Abdullah Öcalan, qu’elle admire. Elle a choisi le prénom de deux de ses fils en son hommage. Dans la famille, on est patriote kurde. Et pauvre. Avant la révolution, le père, ses sept fils et ses cinq filles trimaient dans les champs de propriétaires plus aisés.
Celle qu’on appelait encore Newroz a quitté l’école à la 6e classe — vers 12 ans, donc — pour rejoindre ses sœurs dans les champs de coton. Enfant, sa mère se rappelle qu’elle aimait s’asseoir sur le rocher en face du tendûr, le four à pain, pendant qu’elle cuisait les boules de pâte aplaties à la main. Elle disait que c’était son cheval. Quand la révolution a commencé, le fils aîné et le cadet ont rejoint rapidement les YPG. Leur famille ne se s’est pas enfuie, souligne la mère ; c’est ensuite que Newroz a voulu s’engager. C’était dans les derniers mois de l’année 2013, avant l’opération de Tel Hamis. « Pas en cachette, Dieu merci », soupire Halima, qui a essayé de la dissuader en lui expliquant que c’était une lourde responsabilité, un engagement difficile, qu’elle ne supporterait pas les contraintes de la vie militaire. Mais Newroz n’a pas lâché. Elle voulait y aller. Elle a dit au revoir à tous puis est partie pour renaître et devenir Sêal Cûdi — littéralement, Sêal signifie « l’ombre du drapeau », ou bien « les trois drapeaux » : les interprétations divergent entre « sê », l’ombre, et « sî », le chiffre trois… Dans tous les cas, c’est un nom patriotique. Après sa formation, sa connaissance de l’arabe et du kurde vaudra à Sêal d’être envoyée sur les routes de la région avec un cadre du TEV-DEM3, Eli Shemo, pour un travail plus politique que militaire. Pendant près d’un an, elle traduit des réunions avec les tribus arabes, aide au recrutement de nouvelles combattantes…
Plusieurs fois, ses parents ont tenté de la faire revenir à la maison. D’abord son père, Sîleman, dont le visage rond et tanné rappelle celui de Sêal. « Elle a fait des travaux politiques. Après ça, je lui ai dit d’arrêter : Ma fille, je ne veux pas que tu meures. Mais elle a refusé ma demande. Parfois, quand elle était au village, elle ne rentrait pas à la maison, elle restait chez les heval [« camarades » en kurde, ndlr] et dans les maisons des martyrs. Elle sentait le poids de la révolution sur ses épaules. » Sîleman n’a pas vu changer sa fille. Parfois, incrédule, il disait à ses amis qu’elle n’était quand même pas si courageuse ; alors, il s’entendait répondre : « Non, tu as tort, elle est la plus courageuse des heval. » Une anecdote lui revient. En 2012, le village est menacé par l’arrivée de forces du Front islamique, affiliées aux rebelles syriens. Les habitants prennent leurs armes et vont organiser leur défense. Sîleman saisit son fusil et commence à se diriger vers les lignes, quand il se retourne et voit sa fille qui le suit, déterminée à le protéger lui.
Plus tard, Halima lui a fait envoyer un message par des amies à elles, deux filles arabes du village. Sêal était alors engagée depuis trois ans : pour sa mère, il était temps qu’elle rentre à la maison. Lorsque les deux filles sont revenues, elles ont dit à Halima : « Nous n’avons pas pu la convaincre de revenir, mais elle était sur le point de nous faire rejoindre les YPJ. » Après un silence Halima ajoute : « Les deux filles sont encore vivantes aujourd’hui. »
La dernière fois que sa famille l’a vue en vie, c’était au début de l’année 2017, environ trois mois avant sa mort. Elle avait obtenu trois jours de permission, mais ses camarades ne sont pas venues la chercher avant le cinquième jour, ce qui l’a mise en colère. Les deux combattantes qui viennent la chercher seront tuées en même temps qu’elle. À leur arrivée, elle s’est écriée « Heval, tu m’as oubliée, tu as dit trois jours mais maintenant ça fait cinq jours ! ». Elles ont répondu « Comment oses-tu dire ça ? On ne t’a jamais oubliée ! » Il paraît que sa vieille grand-mère a alors senti que c’était la dernière fois qu’elle la voyait. Elle s’est levée et l’a suivie, puis le reste de la famille lui a emboîté le pas. « C’était la dernière fois, après ça, je l’ai vue dans son cercueil », souffle Halima.
Peu avant de mourir, on voit Sêal donner une interview à une chaîne kurde. « Nous nous dirigeons vers l’opération de Raqqa, nous allons venger nos martyrs, le succès est à nous. »
« J’ai toujours ses livres de Serok Apo [surnom donné à Öcalan, ndlr] et son petit Coran. Son amie nous a dit qu’elle le lisait quand elle était fatiguée », raconte Halima. Elle portait souvent un foulard noué serré sur la tête, bordé de petites perles de couleur uniforme — pas le modèle fleuri qu’on voit souvent porté par les combattant·es kurdes. À ce qu’on raconte, elle était toujours en première ligne, avec les groupes d’élite, les kadros, formé·es au sein de la guérilla du PKK dans la lutte contre l’armée turque. Des combattant·es rompu·es aux opérations de nuit. Sêal s’était spécialisée dans les armes lourdes : DShK de calibre 12,7 millimètres, lance-roquettes RPG, mitrailleuse PKC. Peut-être les travaux dans les champs lui avaient-ils donné l’endurance et la force nécessaires pour porter les dix kilos (sans munitions) de la mitrailleuse russe. Ainsi la voit-on, sur une vidéo, la charger sur son épaule avant de partir en opération alors que la nuit tombe : gestes précis, sourire aux lèvres.
Son journal personnel, couvert d’une écriture serrée et hésitante, est rempli de consignes d’utilisation de différentes armes. Sur une page agrémentée de quelques schémas, Sêal détaille l’utilisation du RPG, comment charger la roquette, l’armer, épauler… Les explications techniques succèdent aux écrits idéologiques, laissant à de rares occasions place à des citations personnelles choisies par la jeune fille — dont quelques poèmes, dont on ne sait si elle les a composés elle-même, en hommage, peut-être, aux deux martyrs dont le nom figure en haut de la page.
Tekoser [4]
Une autre étoile brille dans le ciel, je sais que c’est l’étincelle de tes yeux. Je n’ai jamais été effrayée par les sombres nuits mais j’ai eu peur de l’étincelle dans tes yeux. C’est si douloureux que je ne peux pas en parler. Je voulais écrire ton nom dans la légende des amoureux, mais j’ai eu peur de te perdre en l’écrivant.
Je n’ai pas peur de ce jour, mais j’ai peur du jour où tu me laisseras seule et partiras. Je n’ai pas peur de la mort, et je n’ai pas peur de la douleur qui mange mon cœur, mais j’ai peur de te perdre.
J’ai tellement peur de ton départ et que tu me laisses seule dans cette folie. Je n’ai pas peur des nuits noires mais j’ai peur d’y rester seule sans toi, personne ne voit cette peur dans mon cœur parce que je la leur cache.
Ma douleur ne blesse que moi, alors pourquoi devais-je en parler ?
Ne faites pas de votre cœur une rivière où chaque passant peut boire, mais faites-en un royaume possédé par une personne rare.
Je ne regrette personne qui soit entré dans ma vie : les fidèles m’ont rendue joyeuse, les mauvais m’ont fait gagner en expérience et les meilleurs ne me quitteront jamais.
Elle avait bien changé, Sêal. « Son esprit a changé, son attitude, son langage, elle a commencé à parler comme une kadro », raconte son frère Reber — son nom signifie « le guide », une des façons dont ses partisans appellent Öcalan. Lui aussi a combattu dans les YPG. Halima ajoute : « Elle était joyeuse, elle plaisantait, elle me disait « Tu es bouffie mais mon papa est mince ». Elle était intelligente et tout le monde l’aimait, brillante, sachant garder un secret. Dieu merci, je suis toujours fière d’elle. »
Dans son journal, Sêal écrit : « Mon Leader, tu as ressuscité le peuple kurde, tu l’as instruit, tu m’as donné une vie qui a un sens et des valeurs. »
La famille conserve précieusement sur un ordinateur des images de la jeune fille. Sur une vidéo, on la voit assise devant un feu, la tête posée sur une main, pensive ; à ses côtés, quelques-unes de ses camarades dansent sur une musique sortie d’un téléphone portable. Sur une autre vidéo, elle part en opération nocturne, la tête emmitouflée dans deux foulards. Ses yeux sont fatigués, son sourire grave se perd dans la nuit. Sur les dernières photos qui existent d’elle, ses traits se sont durcis. Des rides sont apparues au coin de ses yeux, malgré son jeune âge ; elle a gagné en assurance. Beaucoup de ses ami·es sont tombé·es martyrs. Seul·es quelques un·es viennent encore visiter la famille, dont son amie et première commandante Ruken, aujourd’hui chauffeure dans les YPJ.
Girke Lege, mai 2021
Le temps est orageux, l’air lourd.
À la sortie de Girke Lege, une petite route qui passe à côté de derricks au balancement lancinant longe des champs de blé fraîchement moissonnés. La maison de heval Ruken est en bordure du chemin. Son pick-up blanc Toyota est garé devant un mur qui entoure une petite cour. La maison est peinte en blanc, l’intérieur est frais. Petite de taille, le corps sec, la peau tannée et les traits du visage marqués, Ruken est une kadro, une engagée professionnelle. Comme la plupart de celles et ceux qui l’ont croisée, elle a été marquée par Sêal. Elles ont fait connaissance au moment de son engagement dans les YPJ en 2013. Il y avait un checkpoint militaire dans leur village. D’après Ruken, voir des femmes avec des armes l’a encouragée à les rejoindre — et puis ses frères étaient déjà dans les YPG… Sêal a été la première de son village et de ses environs à rejoindre les YPJ.
Son envie d’apprendre, sa curiosité et son charisme ont vite marqué la commandante. Elle était la première de sa classe de formation. « C’était une fille du Parti. » Sêal était curieuse, elle interrogeait sans cesse les kadros sur leur vie dans les montagnes au sein de la guérilla du PKK. Ses livres étaient entre ses mains, elle écrivait les souvenirs des camarades, leurs histoires. Bien qu’ayant quitté l’école tôt, elle écrivait toujours dans son journal. « Elle était unique. » Durant son année de travail politique, elle côtoyait nombre de kadros, qui lui disaient « Tu as l’air d’avoir passé des années dans les montagnes ». Mais ce travail ne suffisait pas à Sêal : elle voulait partir au front, et en première ligne.
Une semaine avant d’être tuée, elle a souhaité revoir sa chère Ruken. Celle-ci était absente et Sêal était venue sans prévenir. Les deux femmes ne s’étaient pas vues depuis longtemps, après trois années passées ensemble ; Sêal avait rejoint les lignes de front, pas Ruken. Elle a ainsi été au combat à Tel Alo, Tel Hamis, Jazaa, Tel Temir, Heseke, dans les montagnes de Kezwan…
Quand elle est arrivée sur le front, elle a plongé directement dans l’univers de la guerre. « Certains combattants pleuraient, le moral était bas, mais heval Sêal n’était pas comme elles, comme eux », affirme Ruken. À la fin de sa formation, elle a refusé sa permission de dix jours. Elle n’a pas voulu rentrer à la maison, elle a demandé à rejoindre les combats — c’était pendant l’opération de Tel Hamis, fin 2013. Elle aimait rencontrer les combattant·es formé·es au sein du PKK, venu·es de Turquie, d’Iran, de Syrie. Et aussi, plus tard, les étranger·es, américain·es, français·es… « Elle était curieuse, leur parlant de tout, des combats, de l’amitié. Elle avait une forte personnalité. Tout le monde l’appréciait. » Malgré le fait qu’elle soit nouvelle, elle a demandé à former les nouvelles recrues.
En 2016, elle a été blessée à la tête lors de l’opération visant à libérer la ville de Shaddadi. Un combattant de Daech s’était fait exploser à proximité de la maison où se trouvait son groupe, et celle-ci s’était écroulée sur eux.
Le village de Gir Ziyaret se niche le long de la route qui mène de Tirbespiye à Gire Spî, peu avant l’entrée de la ville. C’est un gros village, qui s’étale au pied de la colline artificielle qui sert de cimetière, comme on en voit beaucoup dans cette région. La route qui y mène, caillouteuse et poussiéreuse, n’est pas goudronnée. Un jeune homme sur une moto, à qui on pose la question, nous emmène à la maison de la famille de Sêal, que nous n’avons pas trouvée malgré les indications reçues.
Les lieux ont changé. Une grille de fer s’ouvre sur une vaste cour. Sur la gauche, se dresse la masse grise d’une grande maison nouvellement construite. À droite, l’ancienne maison en terre battue a disparu : en lieu et place, il y a maintenant un jardin où sèche du linge posé sur des claies en bois. Poules et canards s’abritent à l’ombre d’un grand arbre bien taillé. Dehors, la mère de Sêal nous accueille, cigarette aux lèvres. Un foulard, posé sur sa tête et noué autour du cou, laisse entrevoir ses cheveux blancs. Son frère Reber est également présent.
Les murs de la pièce pour recevoir sont nus, hormis sur un côté où sont accrochés plusieurs photographies en grand format de Sêal, parfois seule, parfois en compagnie d’autres martyrs. Le sol est recouvert de tapis. Nous nous asseyons sur des matelas, le dos calé contre un coussin. Alors qu’Halima commence à parler de sa fille, quelques larmes roulent sur ses joues, qu’elle écrase de sa main.
Sêal est née en 1994 ou 1995, sa mère ne se rappelle plus très bien. Elle a été appelée Newroz. Un nom loin d’être anodin : Newroz, c’est la fête qui tous les 21 mars célèbre le printemps — pour les Kurdes, elle est devenue un symbole de résistance. C’est que la mère de Sêal était déjà une sympathisante du leader du PKK, Abdullah Öcalan, qu’elle admire. Elle a choisi le prénom de deux de ses fils en son hommage. Dans la famille, on est patriote kurde. Et pauvre. Avant la révolution, le père, ses sept fils et ses cinq filles trimaient dans les champs de propriétaires plus aisés.
Celle qu’on appelait encore Newroz a quitté l’école à la 6e classe — vers 12 ans, donc — pour rejoindre ses sœurs dans les champs de coton. Enfant, sa mère se rappelle qu’elle aimait s’asseoir sur le rocher en face du tendûr, le four à pain, pendant qu’elle cuisait les boules de pâte aplaties à la main. Elle disait que c’était son cheval. Quand la révolution a commencé, le fils aîné et le cadet ont rejoint rapidement les YPG. Leur famille ne se s’est pas enfuie, souligne la mère ; c’est ensuite que Newroz a voulu s’engager. C’était dans les derniers mois de l’année 2013, avant l’opération de Tel Hamis. « Pas en cachette, Dieu merci », soupire Halima, qui a essayé de la dissuader en lui expliquant que c’était une lourde responsabilité, un engagement difficile, qu’elle ne supporterait pas les contraintes de la vie militaire. Mais Newroz n’a pas lâché. Elle voulait y aller. Elle a dit au revoir à tous puis est partie pour renaître et devenir Sêal Cûdi — littéralement, Sêal signifie « l’ombre du drapeau », ou bien « les trois drapeaux » : les interprétations divergent entre « sê », l’ombre, et « sî », le chiffre trois… Dans tous les cas, c’est un nom patriotique. Après sa formation, sa connaissance de l’arabe et du kurde vaudra à Sêal d’être envoyée sur les routes de la région avec un cadre du TEV-DEM3, Eli Shemo, pour un travail plus politique que militaire. Pendant près d’un an, elle traduit des réunions avec les tribus arabes, aide au recrutement de nouvelles combattantes…
Plusieurs fois, ses parents ont tenté de la faire revenir à la maison. D’abord son père, Sîleman, dont le visage rond et tanné rappelle celui de Sêal. « Elle a fait des travaux politiques. Après ça, je lui ai dit d’arrêter : Ma fille, je ne veux pas que tu meures.
Mais elle a refusé ma demande. Parfois, quand elle était au village, elle ne rentrait pas à la maison, elle restait chez les heval [« camarades » en kurde, ndlr] et dans les maisons des martyrs. Elle sentait le poids de la révolution sur ses épaules. » Sîleman n’a pas vu changer sa fille. Parfois, incrédule, il disait à ses amis qu’elle n’était quand même pas si courageuse ; alors, il s’entendait répondre : « Non, tu as tort, elle est la plus courageuse des heval. » Une anecdote lui revient. En 2012, le village est menacé par l’arrivée de forces du Front islamique, affiliées aux rebelles syriens. Les habitants prennent leurs armes et vont organiser leur défense. Sîleman saisit son fusil et commence à se diriger vers les lignes, quand il se retourne et voit sa fille qui le suit, déterminée à le protéger lui.
Plus tard, Halima lui a fait envoyer un message par des amies à elles, deux filles arabes du village. Sêal était alors engagée depuis trois ans : pour sa mère, il était temps qu’elle rentre à la maison. Lorsque les deux filles sont revenues, elles ont dit à Halima : « Nous n’avons pas pu la convaincre de revenir, mais elle était sur le point de nous faire rejoindre les YPJ. » Après un silence Halima ajoute : « Les deux filles sont encore vivantes aujourd’hui. »
La dernière fois que sa famille l’a vue en vie, c’était au début de l’année 2017, environ trois mois avant sa mort. Elle avait obtenu trois jours de permission mais ses camarades ne sont pas venues la chercher avant le cinquième jour, ce qui l’a mise en colère. Les deux combattantes qui viennent la chercher seront tuées en même temps qu’elle. À leur arrivée, elle s’est écriée « Heval, tu m’as oubliée, tu as dit trois jours mais maintenant ça fait cinq jours ! ». Elles ont répondu « Comment oses-tu dire ça ? On ne t’a jamais oubliée ! » Il paraît que sa vieille grand-mère a alors senti que c’était la dernière fois qu’elle la voyait. Elle s’est levée et l’a suivie, puis le reste de la famille lui a emboîté le pas. « C’était la dernière fois, après ça, je l’ai vue dans son cercueil », souffle Halima.
Peu avant de mourir, on voit Sêal donner une interview à une chaîne kurde. « Nous nous dirigeons vers l’opération de Raqqa, nous allons venger nos martyrs, le succès est à nous. »
« J’ai toujours ses livres de Serok Apo [surnom donné à Öcalan, ndlr] et son petit Coran. Son amie nous a dit qu’elle le lisait quand elle était fatiguée », raconte Halima. Elle portait souvent un foulard noué serré sur la tête, bordé de petites perles de couleur uniforme — pas le modèle fleuri qu’on voit souvent porté par les combattant·es kurdes. À ce qu’on raconte, elle était toujours en première ligne, avec les groupes d’élite, les kadros, formé·es au sein de la guérilla du PKK dans la lutte contre l’armée turque. Des combattant·es rompu·es aux opérations de nuit. Sêal s’était spécialisée dans les armes lourdes : DShK de calibre 12,7 millimètres, lance-roquettes RPG, mitrailleuse PKC. Peut-être les travaux dans les champs lui avaient-ils donné l’endurance et la force nécessaires pour porter les dix kilos (sans munitions) de la mitrailleuse russe. Ainsi la voit-on, sur une vidéo, la charger sur son épaule avant de partir en opération alors que la nuit tombe : gestes précis, sourire aux lèvres.
Son journal personnel, couvert d’une écriture serrée et hésitante, est rempli de consignes d’utilisation de différentes armes. Sur une page agrémentée de quelques schémas, Sêal détaille l’utilisation du RPG, comment charger la roquette, l’armer, épauler… Les explications techniques succèdent aux écrits idéologiques, laissant à de rares occasions place à des citations personnelles choisies par la jeune fille — dont quelques poèmes, dont on ne sait si elle les a composés elle-même, en hommage, peut-être, aux deux martyrs dont le nom figure en haut de la page.
Tekoser4
Une autre étoile brille dans le ciel, je sais que c’est l’étincelle de tes yeux. Je n’ai jamais été effrayée par les sombres nuits mais j’ai eu peur de l’étincelle dans tes yeux. C’est si douloureux que je ne peux pas en parler. Je voulais écrire ton nom dans la légende des amoureux, mais j’ai eu peur de te perdre en l’écrivant.
Je n’ai pas peur de ce jour, mais j’ai peur du jour où tu me laisseras seule et partiras. Je n’ai pas peur de la mort, et je n’ai pas peur de la douleur qui mange mon cœur, mais j’ai peur de te perdre.
J’ai tellement peur de ton départ et que tu me laisses seule dans cette folie. Je n’ai pas peur des nuits noires mais j’ai peur d’y rester seule sans toi, personne ne voit cette peur dans mon cœur parce que je la leur cache.
Ma douleur ne blesse que moi, alors pourquoi devais-je en parler ?
Ne faites pas de votre cœur une rivière où chaque passant peut boire, mais faites-en un royaume possédé par une personne rare.
Je ne regrette personne qui soit entré dans ma vie : les fidèles m’ont rendue joyeuse, les mauvais m’ont fait gagner en expérience et les meilleurs ne me quitteront jamais.
Elle avait bien changé, Sêal. « Son esprit a changé, son attitude, son langage, elle a commencé à parler comme une kadro », raconte son frère Reber — son nom signifie « le guide », une des façons dont ses partisans appellent Öcalan. Lui aussi a combattu dans les YPG. Halima ajoute : « Elle était joyeuse, elle plaisantait, elle me disait « Tu es bouffie mais mon papa est mince ». Elle était intelligente et tout le monde l’aimait, brillante, sachant garder un secret. Dieu merci, je suis toujours fière d’elle. »
Dans son journal, Sêal écrit : « Mon Leader, tu as ressuscité le peuple kurde, tu l’as instruit, tu m’as donné une vie qui a un sens et des valeurs. »
La famille conserve précieusement sur un ordinateur des images de la jeune fille. Sur une vidéo, on la voit assise devant un feu, la tête posée sur une main, pensive ; à ses côtés, quelques-unes de ses camarades dansent sur une musique sortie d’un téléphone portable. Sur une autre vidéo, elle part en opération nocturne, la tête emmitouflée dans deux foulards. Ses yeux sont fatigués, son sourire grave se perd dans la nuit. Sur les dernières photos qui existent d’elle, ses traits se sont durcis. Des rides sont apparues au coin de ses yeux, malgré son jeune âge ; elle a gagné en assurance. Beaucoup de ses ami·es sont tombé·es martyrs. Seul·es quelques un·es viennent encore visiter la famille, dont son amie et première commandante Ruken, aujourd’hui chauffeure dans les YPJ.
« Je ne peux pas oublier les mots de heval Sêal quand son cousin est tombé martyr. Elle m’a dit : Ruken, tu dois venir me chercher, tu es ma chérie, tu m’as entraînée jusqu’à aujourd’hui. Ton amitié me rend plus forte. Si je meurs, n’oublie pas ma famille : apporte un morceau de tissu et une écharpe à ma mère. J’ai dit que je ne pouvais pas le faire, que sa mère serait blessée. C’est douloureux quand je rends visite à sa famille, parmi les amis de Sêal : je suis celle qui est restée. Il y a celles qui sont tombées, celles qui se sont mariées, celles qui ont quitté les YPJ, celles qui sont allées dans les montagnes. Je me souviens de notre vie d’avant, de la cuisine, des quarts de garde. Nous étions comme deux sœurs. Quand nous avons visité sa maison et qu’elle a dit à sa famille C’est ma commandante, j’ai dit Nous sommes amies, ne dis pas de tels mots : nous avons le même âge, nous avons dormi ensemble, nous avons ramassé des plantes pour les cuisiner sur un feu de bois. Au point que les autres ont fait des commentaires. Ils nous ont dit d’arrêter d’être ensemble tout le temps. Un lien fort comme ça est mal vu, ici, mais nous ne pouvions pas les écouter. »
Sur le chemin du retour, une tempête s’abat sur la région.
Un vent violent soulève des nuages de poussière, le ciel est tourmenté, bas et gris. La lumière est étrange, électrique, donnant aux environs un aspect surnaturel. De la route, le village de Gir Ziyaret se distingue à peine, noyé dans la poussière.
Le village de Gir Ziyaret se niche le long de la route qui mène de Tirbespiye à Gire Spî, peu avant l’entrée de la ville. C’est un gros village, qui s’étale au pied de la colline artificielle qui sert de cimetière, comme on en voit beaucoup dans cette région. La route qui y mène, caillouteuse et poussiéreuse, n’est pas goudronnée. Un jeune homme sur une moto, à qui on pose la question, nous emmène à la maison de la famille de Sêal, que nous n’avons pas trouvée malgré les indications reçues.
Les lieux ont changé. Une grille de fer s’ouvre sur une vaste cour. Sur la gauche, se dresse la masse grise d’une grande maison nouvellement construite. À droite, l’ancienne maison en terre battue a disparu : en lieu et place, il y a maintenant un jardin où sèche du linge posé sur des claies en bois. Poules et canards s’abritent à l’ombre d’un grand arbre bien taillé. Dehors, la mère de Sêal nous accueille, cigarette aux lèvres. Un foulard, posé sur sa tête et noué autour du cou, laisse entrevoir ses cheveux blancs. Son frère Reber est également présent.
Les murs de la pièce pour recevoir sont nus, hormis sur un côté où sont accrochés plusieurs photographies en grand format de Sêal, parfois seule, parfois en compagnie d’autres martyrs. Le sol est recouvert de tapis. Nous nous asseyons sur des matelas, le dos calé contre un coussin. Alors qu’Halima commence à parler de sa fille, quelques larmes roulent sur ses joues, qu’elle écrase de sa main.
Sêal est née en 1994 ou 1995, sa mère ne se rappelle plus très bien. Elle a été appelée Newroz. Un nom loin d’être anodin : Newroz, c’est la fête qui tous les 21 mars célèbre le printemps — pour les Kurdes, elle est devenue un symbole de résistance. C’est que la mère de Sêal était déjà une sympathisante du leader du PKK, Abdullah Öcalan, qu’elle admire. Elle a choisi le prénom de deux de ses fils en son hommage. Dans la famille, on est patriote kurde. Et pauvre. Avant la révolution, le père, ses sept fils et ses cinq filles trimaient dans les champs de propriétaires plus aisés.
Celle qu’on appelait encore Newroz a quitté l’école à la 6e classe — vers 12 ans, donc — pour rejoindre ses sœurs dans les champs de coton. Enfant, sa mère se rappelle qu’elle aimait s’asseoir sur le rocher en face du tendûr, le four à pain, pendant qu’elle cuisait les boules de pâte aplaties à la main. Elle disait que c’était son cheval. Quand la révolution a commencé, le fils aîné et le cadet ont rejoint rapidement les YPG. Leur famille ne se s’est pas enfuie, souligne la mère ; c’est ensuite que Newroz a voulu s’engager. C’était dans les derniers mois de l’année 2013, avant l’opération de Tel Hamis. « Pas en cachette, Dieu merci », soupire Halima, qui a essayé de la dissuader en lui expliquant que c’était une lourde responsabilité, un engagement difficile, qu’elle ne supporterait pas les contraintes de la vie militaire. Mais Newroz n’a pas lâché. Elle voulait y aller. Elle a dit au revoir à tous puis est partie pour renaître et devenir Sêal Cûdi — littéralement, Sêal signifie « l’ombre du drapeau », ou bien « les trois drapeaux » : les interprétations divergent entre « sê », l’ombre, et « sî », le chiffre trois… Dans tous les cas, c’est un nom patriotique. Après sa formation, sa connaissance de l’arabe et du kurde vaudra à Sêal d’être envoyée sur les routes de la région avec un cadre du TEV-DEM3, Eli Shemo, pour un travail plus politique que militaire. Pendant près d’un an, elle traduit des réunions avec les tribus arabes, aide au recrutement de nouvelles combattantes…
Plusieurs fois, ses parents ont tenté de la faire revenir à la maison. D’abord son père, Sîleman, dont le visage rond et tanné rappelle celui de Sêal. « Elle a fait des travaux politiques. Après ça, je lui ai dit d’arrêter : Ma fille, je ne veux pas que tu meures.
Mais elle a refusé ma demande. Parfois, quand elle était au village, elle ne rentrait pas à la maison, elle restait chez les heval [« camarades » en kurde, ndlr] et dans les maisons des martyrs. Elle sentait le poids de la révolution sur ses épaules. » Sîleman n’a pas vu changer sa fille. Parfois, incrédule, il disait à ses amis qu’elle n’était quand même pas si courageuse ; alors, il s’entendait répondre : « Non, tu as tort, elle est la plus courageuse des heval. » Une anecdote lui revient. En 2012, le village est menacé par l’arrivée de forces du Front islamique, affiliées aux rebelles syriens. Les habitants prennent leurs armes et vont organiser leur défense. Sîleman saisit son fusil et commence à se diriger vers les lignes, quand il se retourne et voit sa fille qui le suit, déterminée à le protéger lui.
Plus tard, Halima lui a fait envoyer un message par des amies à elles, deux filles arabes du village. Sêal était alors engagée depuis trois ans : pour sa mère, il était temps qu’elle rentre à la maison. Lorsque les deux filles sont revenues, elles ont dit à Halima : « Nous n’avons pas pu la convaincre de revenir, mais elle était sur le point de nous faire rejoindre les YPJ. » Après un silence Halima ajoute : « Les deux filles sont encore vivantes aujourd’hui. »
La dernière fois que sa famille l’a vue en vie, c’était au début de l’année 2017, environ trois mois avant sa mort. Elle avait obtenu trois jours de permission mais ses camarades ne sont pas venues la chercher avant le cinquième jour, ce qui l’a mise en colère. Les deux combattantes qui viennent la chercher seront tuées en même temps qu’elle. À leur arrivée, elle s’est écriée « Heval, tu m’as oubliée, tu as dit trois jours mais maintenant ça fait cinq jours ! ». Elles ont répondu « Comment oses-tu dire ça ? On ne t’a jamais oubliée ! » Il paraît que sa vieille grand-mère a alors senti que c’était la dernière fois qu’elle la voyait. Elle s’est levée et l’a suivie, puis le reste de la famille lui a emboîté le pas. « C’était la dernière fois, après ça, je l’ai vue dans son cercueil », souffle Halima.
Peu avant de mourir, on voit Sêal donner une interview à une chaîne kurde. « Nous nous dirigeons vers l’opération de Raqqa, nous allons venger nos martyrs, le succès est à nous. »
« J’ai toujours ses livres de Serok Apo [surnom donné à Öcalan, ndlr] et son petit Coran. Son amie nous a dit qu’elle le lisait quand elle était fatiguée », raconte Halima. Elle portait souvent un foulard noué serré sur la tête, bordé de petites perles de couleur uniforme — pas le modèle fleuri qu’on voit souvent porté par les combattant·es kurdes. À ce qu’on raconte, elle était toujours en première ligne, avec les groupes d’élite, les kadros, formé·es au sein de la guérilla du PKK dans la lutte contre l’armée turque. Des combattant·es rompu·es aux opérations de nuit. Sêal s’était spécialisée dans les armes lourdes : DShK de calibre 12,7 millimètres, lance-roquettes RPG, mitrailleuse PKC. Peut-être les travaux dans les champs lui avaient-ils donné l’endurance et la force nécessaires pour porter les dix kilos (sans munitions) de la mitrailleuse russe. Ainsi la voit-on, sur une vidéo, la charger sur son épaule avant de partir en opération alors que la nuit tombe : gestes précis, sourire aux lèvres.
Son journal personnel, couvert d’une écriture serrée et hésitante, est rempli de consignes d’utilisation de différentes armes. Sur une page agrémentée de quelques schémas, Sêal détaille l’utilisation du RPG, comment charger la roquette, l’armer, épauler… Les explications techniques succèdent aux écrits idéologiques, laissant à de rares occasions place à des citations personnelles choisies par la jeune fille — dont quelques poèmes, dont on ne sait si elle les a composés elle-même, en hommage, peut-être, aux deux martyrs dont le nom figure en haut de la page.
Tekoser4
Une autre étoile brille dans le ciel, je sais que c’est l’étincelle de tes yeux. Je n’ai jamais été effrayée par les sombres nuits mais j’ai eu peur de l’étincelle dans tes yeux. C’est si douloureux que je ne peux pas en parler. Je voulais écrire ton nom dans la légende des amoureux, mais j’ai eu peur de te perdre en l’écrivant.
Je n’ai pas peur de ce jour, mais j’ai peur du jour où tu me laisseras seule et partiras. Je n’ai pas peur de la mort, et je n’ai pas peur de la douleur qui mange mon cœur, mais j’ai peur de te perdre.
J’ai tellement peur de ton départ et que tu me laisses seule dans cette folie. Je n’ai pas peur des nuits noires mais j’ai peur d’y rester seule sans toi, personne ne voit cette peur dans mon cœur parce que je la leur cache.
Ma douleur ne blesse que moi, alors pourquoi devais-je en parler ?
Ne faites pas de votre cœur une rivière où chaque passant peut boire, mais faites-en un royaume possédé par une personne rare.
Je ne regrette personne qui soit entré dans ma vie : les fidèles m’ont rendue joyeuse, les mauvais m’ont fait gagner en expérience et les meilleurs ne me quitteront jamais.
Elle avait bien changé, Sêal. « Son esprit a changé, son attitude, son langage, elle a commencé à parler comme une kadro », raconte son frère Reber — son nom signifie « le guide », une des façons dont ses partisans appellent Öcalan. Lui aussi a combattu dans les YPG. Halima ajoute : « Elle était joyeuse, elle plaisantait, elle me disait « Tu es bouffie mais mon papa est mince ». Elle était intelligente et tout le monde l’aimait, brillante, sachant garder un secret. Dieu merci, je suis toujours fière d’elle. »
Dans son journal, Sêal écrit : « Mon Leader, tu as ressuscité le peuple kurde, tu l’as instruit, tu m’as donné une vie qui a un sens et des valeurs. »
La famille conserve précieusement sur un ordinateur des images de la jeune fille. Sur une vidéo, on la voit assise devant un feu, la tête posée sur une main, pensive ; à ses côtés, quelques-unes de ses camarades dansent sur une musique sortie d’un téléphone portable. Sur une autre vidéo, elle part en opération nocturne, la tête emmitouflée dans deux foulards. Ses yeux sont fatigués, son sourire grave se perd dans la nuit. Sur les dernières photos qui existent d’elle, ses traits se sont durcis. Des rides sont apparues au coin de ses yeux, malgré son jeune âge ; elle a gagné en assurance. Beaucoup de ses ami·es sont tombé·es martyrs. Seul·es quelques un·es viennent encore visiter la famille, dont son amie et première commandante Ruken, aujourd’hui chauffeure dans les YPJ.
Gir Ziyaret, mai 2021
Quelques jours après avoir rencontré Ruken, nous rendons de nouveau visite à la famille de Sêal. Cette fois, son frère Lezgin, qui est sans doute le plus politisé de la famille, est là. Un temps enquêteur criminel dans les Asayesh5, il a été blessé au combat dans la Jazaa en 2014. Sept fragments d’acier sont désormais logés dans ses chairs. Aujourd’hui, il travaille à la coordination avec les forces russes.
« Elle était calme et gentille à la maison, se souvient-il. Je dis toujours qu’elle est celle qui ressemblait le plus à ma mère. Dans les combats d’enfants, ils l’appelaient Jackie Chan : personne ne pouvait nous attaquer à l’école ! Newroz, elle était courageuse et nous a défendus. » Une fois, le frère a croisé sa sœur sur un théâtre d’opération : elle était en première ligne, lui en arrière. « Après son engagement, nous ne l’avons plus beaucoup vue à la maison. Elle a choisi de se sacrifier et de s’éloigner de la vie normale et routinière. Elle était liée aux martyrs et à leurs chemins. Elle voulait vivre libre. Jin jiyan e [La femme c’est la vie, ndlr]. Cette révolution nous a obligés à assumer des responsabilités plus grandes que ce que nous pouvions. »
Il se lève et va chercher les affaires de Sêal — j’ai demandé, si la chose était possible, à les voir. À ma première visite, ni la mère, ni le frère présent à ce moment n’avaient mentionné leur existence. C’est Ruken qui en a parlé. Soigneusement rangées, elles étaient peu à peu tombées dans l’oubli.
Lezgin revient avec un sac de plastique blanc à la main. Jusqu’à présent, la famille n’avait pas trouvé le courage de l’ouvrir — c’est seulement la veille de notre venue que Lezgîn s’y est plongé. À l’intérieur, un drapeau des YPJ, une enveloppe, un tas de carnets et de photos, un ou deux livres, un drapeau d’Öcalan, un écusson des YPG. Je commence à feuilleter les carnets. Il y en a deux types. Des carnets petits formats avec un quadrillage à petits carreaux, et sur la couverture un portrait d’Öcalan. Ceux-ci sont remplis d’une écriture serrée et fine, les lettres arabes tracées d’une main maladroite. Ce sont les carnets de Sêal. Les autres carnets sont une surprise : ils sont écrits en turc et une signature revient, Arîn Mirkan. Cette capitaine est devenue un symbole de la bataille de Kobanê en se faisant exploser afin de sauver ses camarades. Mais la date ne correspond pas. 2016. Il s’agit donc d’une autre Arîn Mirkan. Finalement, une lettre échappée des carnets donne la clé du mystère, double page soigneusement écrite sur une feuille arrachée à un cahier quadrillé.
Cette Arîn Mirkan là a pour nom de naissance Fatma Atkas. Elle est née en 1989 dans le district de Mazidagi, de la province de Mardin, dans une famille sans réelle sensibilité militante : elle aspire seulement à une existence petite bourgeoise. Fatma Atkas a étudié à l’université de Siirt pour devenir professeure des écoles, avant d’abandonner sa formation en troisième année. C’est à l’université qu’elle rencontre le PKK. Elle commence à participer à des activités politiques et écrit pour le journal Azadiya Welat. Finalement, en 2012, elle rejoint la guérilla et reçoit une formation à Qandil. Pendant deux ans, elle travaille au sein des HPJ-YRK, la force armée féminine liée au PJAK, l’organisation sœur du PKK qui lutte contre l’État iranien. Elle est chargée de ce qu’elle appelle « les archives civiles ». Elle retourne ensuite en formation et se voit chargée d’entraîner de nouvelles combattantes. Mais Fatma veut combattre. Fin 2015, la combattante change son nom de code et choisit donc de s’appeler Arîn Mirkan. Un hommage à la martyre, mais aussi un message adressé à elle-même : elle poursuivra la lutte et se devra d’intensifier son engagement.
C’est peu de temps après, dans la première moitié de l’année 2016, qu’elle obtient finalement d’être envoyée au Rojava pour participer à l’opération qui vise à reprendre Manbidj et unifier les cantons d’Afrin et de Kobanê. La jeune femme devient rapidement commandante d’un groupe d’une trentaine de personnes et rejoint les combats. Mais tout ne se passe pas bien. Diriger un groupe de combattants mixte n’est pas une affaire simple : pour la première fois, Arîn voit mourir une de ses camarades ; elle s’en trouve durement affectée. Elle demande à aller en première ligne, ce qui lui est refusé. Dans son autocritique, la jeune femme pointe du doigt son manque d’expérience, qui l’a amenée à se laisser influencer dans ses prises de décision ; elle souligne à quel point il est difficile de commander à des hommes qui n’acceptent pas toujours bien l’autorité d’une femme, et à appliquer, de manière concrète, les façons de vivre proposées par le mouvement des femmes, le PAJK. Elle termine sur ces mots : « J’ai compris comment j’avais perdu et échoué et je suis en train d’apprendre comment gagner. Je pense être capable d’être une combattante PAJK qui mérite l’amour du leader. Je serai toujours une militante sans compromission avec une juste camaraderie. » La lettre est datée du 9 août 2016.
Environ huit mois plus tard, Arîn est tuée au combat. Deux jours avant l’annonce de la mort de Sêal, le 5 avril 2017, si on se fie aux communiqués officiels des YPG. Arîn lui a‑t-elle confié ses journaux avant de partir en opération, comme cela se fait régulièrement ? Les deux jeunes femmes étaient-elles proches ? Sur une vidéo tournée sans doute peu de temps auparavant, on l’aperçoit quelques instants avec Sêal tandis que les deux femmes semblent se préparer pour une nouvelle opération nocturne. Sur une autre vidéo, elles cuisinent ensemble. Les écrits de Arîn s’arrêtent à cette lettre du 9 août 2016. Sur une page de son journal, quelques mois avant, elle exprimait déjà son regret de ne pas avoir plus de temps pour écrire. Le nom de Sêal n’est pas mentionné, mais les deux femmes ne se sont peut être pas encore rencontrées. Toujours est-il que Sêal a décidé de garder les journaux de Arîn avec les siens. Avec peut-être en tête, un jour, de les faire parvenir à sa famille.
Est-elle ensuite partie au combat la rage au ventre, avec l’idée de venger la mort de sa camarade ? Elle avait déjà vu tomber tant d’ami·es, dont son cousin Mazlum, son frère de lait qu’elle aimait tant, tué lors de la deuxième opération de Tal Hamis en 2015. « Les martyrs sont nos leaders, nous ne reculerons pas, nous ne nous agenouillerons pas, nous résisterons », avait-elle écrit dans son journal, à une date inconnue. Ou bien Arîn et Sêal sont-elles tombées côte à côte ? Les YPG ne communiquent pas tous les décès ensemble, pour s’assurer des identités et avoir le temps de prévenir les familles avant. La notice nécrologique d’Arîn indique les villages de Safsafah pour lieu de mort ; celle de Sêal, Raqqa.
Le village de Gir Ziyaret se niche le long de la route qui mène de Tirbespiye à Gire Spî, peu avant l’entrée de la ville. C’est un gros village, qui s’étale au pied de la colline artificielle qui sert de cimetière, comme on en voit beaucoup dans cette région. La route qui y mène, caillouteuse et poussiéreuse, n’est pas goudronnée. Un jeune homme sur une moto, à qui on pose la question, nous emmène à la maison de la famille de Sêal, que nous n’avons pas trouvée malgré les indications reçues.
Les lieux ont changé. Une grille de fer s’ouvre sur une vaste cour. Sur la gauche, se dresse la masse grise d’une grande maison nouvellement construite. À droite, l’ancienne maison en terre battue a disparu : en lieu et place, il y a maintenant un jardin où sèche du linge posé sur des claies en bois. Poules et canards s’abritent à l’ombre d’un grand arbre bien taillé. Dehors, la mère de Sêal nous accueille, cigarette aux lèvres. Un foulard, posé sur sa tête et noué autour du cou, laisse entrevoir ses cheveux blancs. Son frère Reber est également présent.
Les murs de la pièce pour recevoir sont nus, hormis sur un côté où sont accrochés plusieurs photographies en grand format de Sêal, parfois seule, parfois en compagnie d’autres martyrs. Le sol est recouvert de tapis. Nous nous asseyons sur des matelas, le dos calé contre un coussin. Alors qu’Halima commence à parler de sa fille, quelques larmes roulent sur ses joues, qu’elle écrase de sa main.
Sêal est née en 1994 ou 1995, sa mère ne se rappelle plus très bien. Elle a été appelée Newroz. Un nom loin d’être anodin : Newroz, c’est la fête qui tous les 21 mars célèbre le printemps — pour les Kurdes, elle est devenue un symbole de résistance. C’est que la mère de Sêal était déjà une sympathisante du leader du PKK, Abdullah Öcalan, qu’elle admire. Elle a choisi le prénom de deux de ses fils en son hommage. Dans la famille, on est patriote kurde. Et pauvre. Avant la révolution, le père, ses sept fils et ses cinq filles trimaient dans les champs de propriétaires plus aisés.
Celle qu’on appelait encore Newroz a quitté l’école à la 6e classe — vers 12 ans, donc — pour rejoindre ses sœurs dans les champs de coton. Enfant, sa mère se rappelle qu’elle aimait s’asseoir sur le rocher en face du tendûr, le four à pain, pendant qu’elle cuisait les boules de pâte aplaties à la main. Elle disait que c’était son cheval. Quand la révolution a commencé, le fils aîné et le cadet ont rejoint rapidement les YPG. Leur famille ne se s’est pas enfuie, souligne la mère ; c’est ensuite que Newroz a voulu s’engager. C’était dans les derniers mois de l’année 2013, avant l’opération de Tel Hamis. « Pas en cachette, Dieu merci », soupire Halima, qui a essayé de la dissuader en lui expliquant que c’était une lourde responsabilité, un engagement difficile, qu’elle ne supporterait pas les contraintes de la vie militaire. Mais Newroz n’a pas lâché. Elle voulait y aller. Elle a dit au revoir à tous puis est partie pour renaître et devenir Sêal Cûdi — littéralement, Sêal signifie « l’ombre du drapeau », ou bien « les trois drapeaux » : les interprétations divergent entre « sê », l’ombre, et « sî », le chiffre trois… Dans tous les cas, c’est un nom patriotique. Après sa formation, sa connaissance de l’arabe et du kurde vaudra à Sêal d’être envoyée sur les routes de la région avec un cadre du TEV-DEM3, Eli Shemo, pour un travail plus politique que militaire. Pendant près d’un an, elle traduit des réunions avec les tribus arabes, aide au recrutement de nouvelles combattantes…
Plusieurs fois, ses parents ont tenté de la faire revenir à la maison. D’abord son père, Sîleman, dont le visage rond et tanné rappelle celui de Sêal. « Elle a fait des travaux politiques. Après ça, je lui ai dit d’arrêter : Ma fille, je ne veux pas que tu meures.
Mais elle a refusé ma demande. Parfois, quand elle était au village, elle ne rentrait pas à la maison, elle restait chez les heval [« camarades » en kurde, ndlr] et dans les maisons des martyrs. Elle sentait le poids de la révolution sur ses épaules. » Sîleman n’a pas vu changer sa fille. Parfois, incrédule, il disait à ses amis qu’elle n’était quand même pas si courageuse ; alors, il s’entendait répondre : « Non, tu as tort, elle est la plus courageuse des heval. » Une anecdote lui revient. En 2012, le village est menacé par l’arrivée de forces du Front islamique, affiliées aux rebelles syriens. Les habitants prennent leurs armes et vont organiser leur défense. Sîleman saisit son fusil et commence à se diriger vers les lignes, quand il se retourne et voit sa fille qui le suit, déterminée à le protéger lui.
Plus tard, Halima lui a fait envoyer un message par des amies à elles, deux filles arabes du village. Sêal était alors engagée depuis trois ans : pour sa mère, il était temps qu’elle rentre à la maison. Lorsque les deux filles sont revenues, elles ont dit à Halima : « Nous n’avons pas pu la convaincre de revenir, mais elle était sur le point de nous faire rejoindre les YPJ. » Après un silence Halima ajoute : « Les deux filles sont encore vivantes aujourd’hui. »
La dernière fois que sa famille l’a vue en vie, c’était au début de l’année 2017, environ trois mois avant sa mort. Elle avait obtenu trois jours de permission mais ses camarades ne sont pas venues la chercher avant le cinquième jour, ce qui l’a mise en colère. Les deux combattantes qui viennent la chercher seront tuées en même temps qu’elle. À leur arrivée, elle s’est écriée « Heval, tu m’as oubliée, tu as dit trois jours mais maintenant ça fait cinq jours ! ». Elles ont répondu « Comment oses-tu dire ça ? On ne t’a jamais oubliée ! » Il paraît que sa vieille grand-mère a alors senti que c’était la dernière fois qu’elle la voyait. Elle s’est levée et l’a suivie, puis le reste de la famille lui a emboîté le pas. « C’était la dernière fois, après ça, je l’ai vue dans son cercueil », souffle Halima.
Peu avant de mourir, on voit Sêal donner une interview à une chaîne kurde. « Nous nous dirigeons vers l’opération de Raqqa, nous allons venger nos martyrs, le succès est à nous. »
« J’ai toujours ses livres de Serok Apo [surnom donné à Öcalan, ndlr] et son petit Coran. Son amie nous a dit qu’elle le lisait quand elle était fatiguée », raconte Halima. Elle portait souvent un foulard noué serré sur la tête, bordé de petites perles de couleur uniforme — pas le modèle fleuri qu’on voit souvent porté par les combattant·es kurdes. À ce qu’on raconte, elle était toujours en première ligne, avec les groupes d’élite, les kadros, formé·es au sein de la guérilla du PKK dans la lutte contre l’armée turque. Des combattant·es rompu·es aux opérations de nuit. Sêal s’était spécialisée dans les armes lourdes : DShK de calibre 12,7 millimètres, lance-roquettes RPG, mitrailleuse PKC. Peut-être les travaux dans les champs lui avaient-ils donné l’endurance et la force nécessaires pour porter les dix kilos (sans munitions) de la mitrailleuse russe. Ainsi la voit-on, sur une vidéo, la charger sur son épaule avant de partir en opération alors que la nuit tombe : gestes précis, sourire aux lèvres.
Son journal personnel, couvert d’une écriture serrée et hésitante, est rempli de consignes d’utilisation de différentes armes. Sur une page agrémentée de quelques schémas, Sêal détaille l’utilisation du RPG, comment charger la roquette, l’armer, épauler… Les explications techniques succèdent aux écrits idéologiques, laissant à de rares occasions place à des citations personnelles choisies par la jeune fille — dont quelques poèmes, dont on ne sait si elle les a composés elle-même, en hommage, peut-être, aux deux martyrs dont le nom figure en haut de la page.
Tekoser4
Une autre étoile brille dans le ciel, je sais que c’est l’étincelle de tes yeux. Je n’ai jamais été effrayée par les sombres nuits mais j’ai eu peur de l’étincelle dans tes yeux. C’est si douloureux que je ne peux pas en parler. Je voulais écrire ton nom dans la légende des amoureux, mais j’ai eu peur de te perdre en l’écrivant.
Je n’ai pas peur de ce jour, mais j’ai peur du jour où tu me laisseras seule et partiras. Je n’ai pas peur de la mort, et je n’ai pas peur de la douleur qui mange mon cœur, mais j’ai peur de te perdre.
J’ai tellement peur de ton départ et que tu me laisses seule dans cette folie. Je n’ai pas peur des nuits noires mais j’ai peur d’y rester seule sans toi, personne ne voit cette peur dans mon cœur parce que je la leur cache.
Ma douleur ne blesse que moi, alors pourquoi devais-je en parler ?
Ne faites pas de votre cœur une rivière où chaque passant peut boire, mais faites-en un royaume possédé par une personne rare.
Je ne regrette personne qui soit entré dans ma vie : les fidèles m’ont rendue joyeuse, les mauvais m’ont fait gagner en expérience et les meilleurs ne me quitteront jamais.
Elle avait bien changé, Sêal. « Son esprit a changé, son attitude, son langage, elle a commencé à parler comme une kadro », raconte son frère Reber — son nom signifie « le guide », une des façons dont ses partisans appellent Öcalan. Lui aussi a combattu dans les YPG. Halima ajoute : « Elle était joyeuse, elle plaisantait, elle me disait « Tu es bouffie mais mon papa est mince ». Elle était intelligente et tout le monde l’aimait, brillante, sachant garder un secret. Dieu merci, je suis toujours fière d’elle. »
Dans son journal, Sêal écrit : « Mon Leader, tu as ressuscité le peuple kurde, tu l’as instruit, tu m’as donné une vie qui a un sens et des valeurs. »
La famille conserve précieusement sur un ordinateur des images de la jeune fille. Sur une vidéo, on la voit assise devant un feu, la tête posée sur une main, pensive ; à ses côtés, quelques-unes de ses camarades dansent sur une musique sortie d’un téléphone portable. Sur une autre vidéo, elle part en opération nocturne, la tête emmitouflée dans deux foulards. Ses yeux sont fatigués, son sourire grave se perd dans la nuit. Sur les dernières photos qui existent d’elle, ses traits se sont durcis. Des rides sont apparues au coin de ses yeux, malgré son jeune âge ; elle a gagné en assurance. Beaucoup de ses ami·es sont tombé·es martyrs. Seul·es quelques un·es viennent encore visiter la famille, dont son amie et première commandante Ruken, aujourd’hui chauffeure dans les YPJ.
Le récit des opérations militaires permet d’y voir plus clair. La nuit du 21 au 22 mars 2017, la bataille pour reprendre la ville de Tabqa commence, avec l’héliportage de forces spéciales américaines et de 500 combattant·es des Forces démocratiques syriennes (FDS) au sud de la ville, permettant son encerclement. Les combats font rage, notamment pour la prise du barrage, fortement endommagé, qui menace alors de céder et de noyer la vallée de l’Euphrate. Une brève trêve est déclarée pour que des technicien·nes y effectuent des réparations d’urgence. L’encerclement complet de Tabqa se termine les 5 et 6 avril 2017, quand les FDS coupent la route qui mènent à Raqqa, en s’emparant de Safsafah, un groupe de villages à quinze kilomètres à l’est de la ville sur les berges de l’Euphrate. Le lieu tire son nom des saules méditerranéens qu’on y trouve. Des centaines d’oliviers y poussent, et des champs entourent le village : un emplacement stratégique pour empêcher Daech d’envoyer des renforts à Tabqa.
Les djihadistes s’y sont retranchés. Ils savent que leurs jours sont comptés et livreront une bataille sans merci. Les combats dans Safsafah ont duré près de quarante heures d’après les comptes-rendus des médias, qui font aussi état de deux journalistes blessés, dix attaques-suicides repoussées et huit véhicules bourrés d’explosifs détruits. Les combattants de Daech se sont servis de la population civile comme bouclier humain, compliquant la tâche des FDS, qui ont tenté de préserver les vies des habitant·es et d’évacuer le plus de civils possibles. Acculés, les djihadistes ont multiplié les attaques-suicides et les bombardements au mortier.
Il a été dit à la famille de Sêal que celle-ci était tombée dans un piège. Ruken, elle, raconte : « Elles étaient six camarades kadros. Heval Sêal était la septième. Normalement, seuls les kadros étaient en première ligne, les combattants locaux restaient en appui en deuxième ligne. Mais Sêal était avec les kadros en première ligne. Les djihadistes ont monté un piège : deux femmes et quatre des hommes camarades ont été tués sur le coup. C’était le deuxième ou le troisième jour d’opération. » Dans la publication qui annonce le martyr de Sêal, avec celui de cinq autres combattant·es, c’est la seule dont le lieu du décès est indiqué comme « Rakka ». Pour les autres tombé·es les 5 et 7 avril, ce sont les villages de Safsafah qui sont mentionnés. En réalité, la bataille pour libérer la ville de Raqqa ne commencera que le 6 juin 2017. Dans le communiqué qui annonce la mort d’Arîn, la totalité des combattant·es ont des noms à consonance turque, ce qui laisse supposer qu’ils et elles étaient des cadres formé·es au sein du PKK. Et tous et toutes ont été tué·es à Safsafah. Il est donc certain que Sêal a également trouvé la mort là-bas, même s’il est difficile de savoir si les deux femmes ont perdu la vie au même moment. Leur différence de statut, l’une kadro du PKK, l’autre combattante « locale » des YPJ, explique également peut-être pourquoi leur mort n’a pas été annoncée au même moment.
Tabqa sera finalement reprise le 10 mai 2017, après trois ans et demi sous la coupe de Daech. D’après un général de la coalition, les FDS auront perdu une centaine de combattant·es dans la bataille.
Avant de mourir, Sêal avait commencé à coller sur un cahier à spirale des photos de combattant·es qu’elle avait connu·es, tombé·es martyr·es, ainsi que des fleurs séchées. Ronî, Harûn, Dersim, Têkoşer, Mazlum, Sahîn, Rizgar… Elle voulait y raconter leur histoire. Désormais, elle repose près d’eux au cimetière des martyr·es de Derik, à quelques heures de route à l’est de son village natal.
Dans la lumière claire du matin, les tombes en marbre blanc du cimetière s’alignent, toutes identiques. Elles sont garnies de verdure. Sur quelques-unes, des fleurs ont été déposées ; ici et là un foulard ou une photo les décore. Il est tôt, l’air est encore frais. Quelques femmes, visage enroulé dans un foulard pour se protéger du soleil qui ne tardera pas à devenir brûlant, nettoient à grande eau les allées et veillent à l’entretien des sépultures. Perdue au milieu de celle de milliers d’autres combattant·es tombé·es pour la liberté de leur peuple, la tombe de Sêal se situe sur la même rangée que celles des camarades mort·es à sa côté. À sa gauche Arjîn, puis Arîn. 28, 22 et 23 ans.
Autour du cimetière s’étend une vaste plaine de champs cultivés. Verte pendant quelques semaines au printemps, elle virera rapidement au jaune paille. Le Tigre y coule, se défiant des frontières imposées par les États-nations aux peuples qui vivaient là. Derrière encore, plus loin, l’ombre massive des monts Cûdi, que Sêal avait pris pour deuxième nom — ou qu’on lui avait donné —, se détache sur le ciel. C’est sur cette montagne, à l’intersection des trois frontières, Turquie, Syrie et Irak, que les premiers chrétiens situèrent le lieu d’atterrissage de l’arche de Noé. La Genèse la déplacera sur le mont Ararat, avant que le Coran ne la rapatrie finalement sur Cûdi. Aujourd’hui, celles et ceux qui reposent à ses pieds sont musulman·es, chrétien·es ou athées. Kurdes, Arabes, Assyrien·nes, Arménien·nes venu·es de la région ou de plus loin, mort·es en défendant qui une terre, qui sa liberté, qui un idéal de société plus juste.
Shehîd namirin — les martyrs ne meurent pas, scandent des millions de voix pour toutes les Sêal.
Le village de Gir Ziyaret se niche le long de la route qui mène de Tirbespiye à Gire Spî, peu avant l’entrée de la ville. C’est un gros village, qui s’étale au pied de la colline artificielle qui sert de cimetière, comme on en voit beaucoup dans cette région. La route qui y mène, caillouteuse et poussiéreuse, n’est pas goudronnée. Un jeune homme sur une moto, à qui on pose la question, nous emmène à la maison de la famille de Sêal, que nous n’avons pas trouvée malgré les indications reçues.
Les lieux ont changé. Une grille de fer s’ouvre sur une vaste cour. Sur la gauche, se dresse la masse grise d’une grande maison nouvellement construite. À droite, l’ancienne maison en terre battue a disparu : en lieu et place, il y a maintenant un jardin où sèche du linge posé sur des claies en bois. Poules et canards s’abritent à l’ombre d’un grand arbre bien taillé. Dehors, la mère de Sêal nous accueille, cigarette aux lèvres. Un foulard, posé sur sa tête et noué autour du cou, laisse entrevoir ses cheveux blancs. Son frère Reber est également présent.
Les murs de la pièce pour recevoir sont nus, hormis sur un côté où sont accrochés plusieurs photographies en grand format de Sêal, parfois seule, parfois en compagnie d’autres martyrs. Le sol est recouvert de tapis. Nous nous asseyons sur des matelas, le dos calé contre un coussin. Alors qu’Halima commence à parler de sa fille, quelques larmes roulent sur ses joues, qu’elle écrase de sa main.
Sêal est née en 1994 ou 1995, sa mère ne se rappelle plus très bien. Elle a été appelée Newroz. Un nom loin d’être anodin : Newroz, c’est la fête qui tous les 21 mars célèbre le printemps — pour les Kurdes, elle est devenue un symbole de résistance. C’est que la mère de Sêal était déjà une sympathisante du leader du PKK, Abdullah Öcalan, qu’elle admire. Elle a choisi le prénom de deux de ses fils en son hommage. Dans la famille, on est patriote kurde. Et pauvre. Avant la révolution, le père, ses sept fils et ses cinq filles trimaient dans les champs de propriétaires plus aisés.
Celle qu’on appelait encore Newroz a quitté l’école à la 6e classe — vers 12 ans, donc — pour rejoindre ses sœurs dans les champs de coton. Enfant, sa mère se rappelle qu’elle aimait s’asseoir sur le rocher en face du tendûr, le four à pain, pendant qu’elle cuisait les boules de pâte aplaties à la main. Elle disait que c’était son cheval. Quand la révolution a commencé, le fils aîné et le cadet ont rejoint rapidement les YPG. Leur famille ne se s’est pas enfuie, souligne la mère ; c’est ensuite que Newroz a voulu s’engager. C’était dans les derniers mois de l’année 2013, avant l’opération de Tel Hamis. « Pas en cachette, Dieu merci », soupire Halima, qui a essayé de la dissuader en lui expliquant que c’était une lourde responsabilité, un engagement difficile, qu’elle ne supporterait pas les contraintes de la vie militaire. Mais Newroz n’a pas lâché. Elle voulait y aller. Elle a dit au revoir à tous puis est partie pour renaître et devenir Sêal Cûdi — littéralement, Sêal signifie « l’ombre du drapeau », ou bien « les trois drapeaux » : les interprétations divergent entre « sê », l’ombre, et « sî », le chiffre trois… Dans tous les cas, c’est un nom patriotique. Après sa formation, sa connaissance de l’arabe et du kurde vaudra à Sêal d’être envoyée sur les routes de la région avec un cadre du TEV-DEM3, Eli Shemo, pour un travail plus politique que militaire. Pendant près d’un an, elle traduit des réunions avec les tribus arabes, aide au recrutement de nouvelles combattantes…
Plusieurs fois, ses parents ont tenté de la faire revenir à la maison. D’abord son père, Sîleman, dont le visage rond et tanné rappelle celui de Sêal. « Elle a fait des travaux politiques. Après ça, je lui ai dit d’arrêter : Ma fille, je ne veux pas que tu meures.
Mais elle a refusé ma demande. Parfois, quand elle était au village, elle ne rentrait pas à la maison, elle restait chez les heval [« camarades » en kurde, ndlr] et dans les maisons des martyrs. Elle sentait le poids de la révolution sur ses épaules. » Sîleman n’a pas vu changer sa fille. Parfois, incrédule, il disait à ses amis qu’elle n’était quand même pas si courageuse ; alors, il s’entendait répondre : « Non, tu as tort, elle est la plus courageuse des heval. » Une anecdote lui revient. En 2012, le village est menacé par l’arrivée de forces du Front islamique, affiliées aux rebelles syriens. Les habitants prennent leurs armes et vont organiser leur défense. Sîleman saisit son fusil et commence à se diriger vers les lignes, quand il se retourne et voit sa fille qui le suit, déterminée à le protéger lui.
Plus tard, Halima lui a fait envoyer un message par des amies à elles, deux filles arabes du village. Sêal était alors engagée depuis trois ans : pour sa mère, il était temps qu’elle rentre à la maison. Lorsque les deux filles sont revenues, elles ont dit à Halima : « Nous n’avons pas pu la convaincre de revenir, mais elle était sur le point de nous faire rejoindre les YPJ. » Après un silence Halima ajoute : « Les deux filles sont encore vivantes aujourd’hui. »
La dernière fois que sa famille l’a vue en vie, c’était au début de l’année 2017, environ trois mois avant sa mort. Elle avait obtenu trois jours de permission mais ses camarades ne sont pas venues la chercher avant le cinquième jour, ce qui l’a mise en colère. Les deux combattantes qui viennent la chercher seront tuées en même temps qu’elle. À leur arrivée, elle s’est écriée « Heval, tu m’as oubliée, tu as dit trois jours mais maintenant ça fait cinq jours ! ». Elles ont répondu « Comment oses-tu dire ça ? On ne t’a jamais oubliée ! » Il paraît que sa vieille grand-mère a alors senti que c’était la dernière fois qu’elle la voyait. Elle s’est levée et l’a suivie, puis le reste de la famille lui a emboîté le pas. « C’était la dernière fois, après ça, je l’ai vue dans son cercueil », souffle Halima.
Peu avant de mourir, on voit Sêal donner une interview à une chaîne kurde. « Nous nous dirigeons vers l’opération de Raqqa, nous allons venger nos martyrs, le succès est à nous. »
« J’ai toujours ses livres de Serok Apo [surnom donné à Öcalan, ndlr] et son petit Coran. Son amie nous a dit qu’elle le lisait quand elle était fatiguée », raconte Halima. Elle portait souvent un foulard noué serré sur la tête, bordé de petites perles de couleur uniforme — pas le modèle fleuri qu’on voit souvent porté par les combattant·es kurdes. À ce qu’on raconte, elle était toujours en première ligne, avec les groupes d’élite, les kadros, formé·es au sein de la guérilla du PKK dans la lutte contre l’armée turque. Des combattant·es rompu·es aux opérations de nuit. Sêal s’était spécialisée dans les armes lourdes : DShK de calibre 12,7 millimètres, lance-roquettes RPG, mitrailleuse PKC. Peut-être les travaux dans les champs lui avaient-ils donné l’endurance et la force nécessaires pour porter les dix kilos (sans munitions) de la mitrailleuse russe. Ainsi la voit-on, sur une vidéo, la charger sur son épaule avant de partir en opération alors que la nuit tombe : gestes précis, sourire aux lèvres.
Son journal personnel, couvert d’une écriture serrée et hésitante, est rempli de consignes d’utilisation de différentes armes. Sur une page agrémentée de quelques schémas, Sêal détaille l’utilisation du RPG, comment charger la roquette, l’armer, épauler… Les explications techniques succèdent aux écrits idéologiques, laissant à de rares occasions place à des citations personnelles choisies par la jeune fille — dont quelques poèmes, dont on ne sait si elle les a composés elle-même, en hommage, peut-être, aux deux martyrs dont le nom figure en haut de la page.
Tekoser4
Une autre étoile brille dans le ciel, je sais que c’est l’étincelle de tes yeux. Je n’ai jamais été effrayée par les sombres nuits mais j’ai eu peur de l’étincelle dans tes yeux. C’est si douloureux que je ne peux pas en parler. Je voulais écrire ton nom dans la légende des amoureux, mais j’ai eu peur de te perdre en l’écrivant.
Je n’ai pas peur de ce jour, mais j’ai peur du jour où tu me laisseras seule et partiras. Je n’ai pas peur de la mort, et je n’ai pas peur de la douleur qui mange mon cœur, mais j’ai peur de te perdre.
J’ai tellement peur de ton départ et que tu me laisses seule dans cette folie. Je n’ai pas peur des nuits noires mais j’ai peur d’y rester seule sans toi, personne ne voit cette peur dans mon cœur parce que je la leur cache.
Ma douleur ne blesse que moi, alors pourquoi devais-je en parler ?
Ne faites pas de votre cœur une rivière où chaque passant peut boire, mais faites-en un royaume possédé par une personne rare.
Je ne regrette personne qui soit entré dans ma vie : les fidèles m’ont rendue joyeuse, les mauvais m’ont fait gagner en expérience et les meilleurs ne me quitteront jamais.
Elle avait bien changé, Sêal. « Son esprit a changé, son attitude, son langage, elle a commencé à parler comme une kadro », raconte son frère Reber — son nom signifie « le guide », une des façons dont ses partisans appellent Öcalan. Lui aussi a combattu dans les YPG. Halima ajoute : « Elle était joyeuse, elle plaisantait, elle me disait « Tu es bouffie mais mon papa est mince ». Elle était intelligente et tout le monde l’aimait, brillante, sachant garder un secret. Dieu merci, je suis toujours fière d’elle. »
Dans son journal, Sêal écrit : « Mon Leader, tu as ressuscité le peuple kurde, tu l’as instruit, tu m’as donné une vie qui a un sens et des valeurs. »
La famille conserve précieusement sur un ordinateur des images de la jeune fille. Sur une vidéo, on la voit assise devant un feu, la tête posée sur une main, pensive ; à ses côtés, quelques-unes de ses camarades dansent sur une musique sortie d’un téléphone portable. Sur une autre vidéo, elle part en opération nocturne, la tête emmitouflée dans deux foulards. Ses yeux sont fatigués, son sourire grave se perd dans la nuit. Sur les dernières photos qui existent d’elle, ses traits se sont durcis. Des rides sont apparues au coin de ses yeux, malgré son jeune âge ; elle a gagné en assurance. Beaucoup de ses ami·es sont tombé·es martyrs. Seul·es quelques un·es viennent encore visiter la famille, dont son amie et première commandante Ruken, aujourd’hui chauffeure dans les YPJ.
- L’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie est la structure exécutive qui administre les territoires sous contrôle des Forces démocratiques syriennes, suivant les principes du confédéralisme démocratique. Par commodité de langage, il est encore régulièrement question du « Rojava » pour décrire l’ensemble de ce territoire et son auto-gouvernement.↑
- Région de plaines en monoculture de blé au nord-est de la Syrie autour de la ville éponyme.↑
- À l’époque, le TEV-DEM, plate-forme regroupant partis politiques et organisations de la société civile kurde, s’occupe de mettre en place le système de confédéralisme démocratique au Rojava.↑
- Prénom kurde. Littéralement : « combattant ».↑
- Les forces de sécurité intérieure.↑
Le village de Gir Ziyaret se niche le long de la route qui mène de Tirbespiye à Gire Spî, peu avant l’entrée de la ville. C’est un gros village, qui s’étale au pied de la colline artificielle qui sert de cimetière, comme on en voit beaucoup dans cette région. La route qui y mène, caillouteuse et poussiéreuse, n’est pas goudronnée. Un jeune homme sur une moto, à qui on pose la question, nous emmène à la maison de la famille de Sêal, que nous n’avons pas trouvée malgré les indications reçues.
Les lieux ont changé. Une grille de fer s’ouvre sur une vaste cour. Sur la gauche, se dresse la masse grise d’une grande maison nouvellement construite. À droite, l’ancienne maison en terre battue a disparu : en lieu et place, il y a maintenant un jardin où sèche du linge posé sur des claies en bois. Poules et canards s’abritent à l’ombre d’un grand arbre bien taillé. Dehors, la mère de Sêal nous accueille, cigarette aux lèvres. Un foulard, posé sur sa tête et noué autour du cou, laisse entrevoir ses cheveux blancs. Son frère Reber est également présent.
Les murs de la pièce pour recevoir sont nus, hormis sur un côté où sont accrochés plusieurs photographies en grand format de Sêal, parfois seule, parfois en compagnie d’autres martyrs. Le sol est recouvert de tapis. Nous nous asseyons sur des matelas, le dos calé contre un coussin. Alors qu’Halima commence à parler de sa fille, quelques larmes roulent sur ses joues, qu’elle écrase de sa main.
Sêal est née en 1994 ou 1995, sa mère ne se rappelle plus très bien. Elle a été appelée Newroz. Un nom loin d’être anodin : Newroz, c’est la fête qui tous les 21 mars célèbre le printemps — pour les Kurdes, elle est devenue un symbole de résistance. C’est que la mère de Sêal était déjà une sympathisante du leader du PKK, Abdullah Öcalan, qu’elle admire. Elle a choisi le prénom de deux de ses fils en son hommage. Dans la famille, on est patriote kurde. Et pauvre. Avant la révolution, le père, ses sept fils et ses cinq filles trimaient dans les champs de propriétaires plus aisés.
Celle qu’on appelait encore Newroz a quitté l’école à la 6e classe — vers 12 ans, donc — pour rejoindre ses sœurs dans les champs de coton. Enfant, sa mère se rappelle qu’elle aimait s’asseoir sur le rocher en face du tendûr, le four à pain, pendant qu’elle cuisait les boules de pâte aplaties à la main. Elle disait que c’était son cheval. Quand la révolution a commencé, le fils aîné et le cadet ont rejoint rapidement les YPG. Leur famille ne se s’est pas enfuie, souligne la mère ; c’est ensuite que Newroz a voulu s’engager. C’était dans les derniers mois de l’année 2013, avant l’opération de Tel Hamis. « Pas en cachette, Dieu merci », soupire Halima, qui a essayé de la dissuader en lui expliquant que c’était une lourde responsabilité, un engagement difficile, qu’elle ne supporterait pas les contraintes de la vie militaire. Mais Newroz n’a pas lâché. Elle voulait y aller. Elle a dit au revoir à tous puis est partie pour renaître et devenir Sêal Cûdi — littéralement, Sêal signifie « l’ombre du drapeau », ou bien « les trois drapeaux » : les interprétations divergent entre « sê », l’ombre, et « sî », le chiffre trois… Dans tous les cas, c’est un nom patriotique. Après sa formation, sa connaissance de l’arabe et du kurde vaudra à Sêal d’être envoyée sur les routes de la région avec un cadre du TEV-DEM3, Eli Shemo, pour un travail plus politique que militaire. Pendant près d’un an, elle traduit des réunions avec les tribus arabes, aide au recrutement de nouvelles combattantes…
Plusieurs fois, ses parents ont tenté de la faire revenir à la maison. D’abord son père, Sîleman, dont le visage rond et tanné rappelle celui de Sêal. « Elle a fait des travaux politiques. Après ça, je lui ai dit d’arrêter : Ma fille, je ne veux pas que tu meures.
Mais elle a refusé ma demande. Parfois, quand elle était au village, elle ne rentrait pas à la maison, elle restait chez les heval [« camarades » en kurde, ndlr] et dans les maisons des martyrs. Elle sentait le poids de la révolution sur ses épaules. » Sîleman n’a pas vu changer sa fille. Parfois, incrédule, il disait à ses amis qu’elle n’était quand même pas si courageuse ; alors, il s’entendait répondre : « Non, tu as tort, elle est la plus courageuse des heval. » Une anecdote lui revient. En 2012, le village est menacé par l’arrivée de forces du Front islamique, affiliées aux rebelles syriens. Les habitants prennent leurs armes et vont organiser leur défense. Sîleman saisit son fusil et commence à se diriger vers les lignes, quand il se retourne et voit sa fille qui le suit, déterminée à le protéger lui.
Plus tard, Halima lui a fait envoyer un message par des amies à elles, deux filles arabes du village. Sêal était alors engagée depuis trois ans : pour sa mère, il était temps qu’elle rentre à la maison. Lorsque les deux filles sont revenues, elles ont dit à Halima : « Nous n’avons pas pu la convaincre de revenir, mais elle était sur le point de nous faire rejoindre les YPJ. » Après un silence Halima ajoute : « Les deux filles sont encore vivantes aujourd’hui. »
La dernière fois que sa famille l’a vue en vie, c’était au début de l’année 2017, environ trois mois avant sa mort. Elle avait obtenu trois jours de permission mais ses camarades ne sont pas venues la chercher avant le cinquième jour, ce qui l’a mise en colère. Les deux combattantes qui viennent la chercher seront tuées en même temps qu’elle. À leur arrivée, elle s’est écriée « Heval, tu m’as oubliée, tu as dit trois jours mais maintenant ça fait cinq jours ! ». Elles ont répondu « Comment oses-tu dire ça ? On ne t’a jamais oubliée ! » Il paraît que sa vieille grand-mère a alors senti que c’était la dernière fois qu’elle la voyait. Elle s’est levée et l’a suivie, puis le reste de la famille lui a emboîté le pas. « C’était la dernière fois, après ça, je l’ai vue dans son cercueil », souffle Halima.
Peu avant de mourir, on voit Sêal donner une interview à une chaîne kurde. « Nous nous dirigeons vers l’opération de Raqqa, nous allons venger nos martyrs, le succès est à nous. »
« J’ai toujours ses livres de Serok Apo [surnom donné à Öcalan, ndlr] et son petit Coran. Son amie nous a dit qu’elle le lisait quand elle était fatiguée », raconte Halima. Elle portait souvent un foulard noué serré sur la tête, bordé de petites perles de couleur uniforme — pas le modèle fleuri qu’on voit souvent porté par les combattant·es kurdes. À ce qu’on raconte, elle était toujours en première ligne, avec les groupes d’élite, les kadros, formé·es au sein de la guérilla du PKK dans la lutte contre l’armée turque. Des combattant·es rompu·es aux opérations de nuit. Sêal s’était spécialisée dans les armes lourdes : DShK de calibre 12,7 millimètres, lance-roquettes RPG, mitrailleuse PKC. Peut-être les travaux dans les champs lui avaient-ils donné l’endurance et la force nécessaires pour porter les dix kilos (sans munitions) de la mitrailleuse russe. Ainsi la voit-on, sur une vidéo, la charger sur son épaule avant de partir en opération alors que la nuit tombe : gestes précis, sourire aux lèvres.
Son journal personnel, couvert d’une écriture serrée et hésitante, est rempli de consignes d’utilisation de différentes armes. Sur une page agrémentée de quelques schémas, Sêal détaille l’utilisation du RPG, comment charger la roquette, l’armer, épauler… Les explications techniques succèdent aux écrits idéologiques, laissant à de rares occasions place à des citations personnelles choisies par la jeune fille — dont quelques poèmes, dont on ne sait si elle les a composés elle-même, en hommage, peut-être, aux deux martyrs dont le nom figure en haut de la page.
Tekoser4
Une autre étoile brille dans le ciel, je sais que c’est l’étincelle de tes yeux. Je n’ai jamais été effrayée par les sombres nuits mais j’ai eu peur de l’étincelle dans tes yeux. C’est si douloureux que je ne peux pas en parler. Je voulais écrire ton nom dans la légende des amoureux, mais j’ai eu peur de te perdre en l’écrivant.
Je n’ai pas peur de ce jour, mais j’ai peur du jour où tu me laisseras seule et partiras. Je n’ai pas peur de la mort, et je n’ai pas peur de la douleur qui mange mon cœur, mais j’ai peur de te perdre.
J’ai tellement peur de ton départ et que tu me laisses seule dans cette folie. Je n’ai pas peur des nuits noires mais j’ai peur d’y rester seule sans toi, personne ne voit cette peur dans mon cœur parce que je la leur cache.
Ma douleur ne blesse que moi, alors pourquoi devais-je en parler ?
Ne faites pas de votre cœur une rivière où chaque passant peut boire, mais faites-en un royaume possédé par une personne rare.
Je ne regrette personne qui soit entré dans ma vie : les fidèles m’ont rendue joyeuse, les mauvais m’ont fait gagner en expérience et les meilleurs ne me quitteront jamais.
Elle avait bien changé, Sêal. « Son esprit a changé, son attitude, son langage, elle a commencé à parler comme une kadro », raconte son frère Reber — son nom signifie « le guide », une des façons dont ses partisans appellent Öcalan. Lui aussi a combattu dans les YPG. Halima ajoute : « Elle était joyeuse, elle plaisantait, elle me disait « Tu es bouffie mais mon papa est mince ». Elle était intelligente et tout le monde l’aimait, brillante, sachant garder un secret. Dieu merci, je suis toujours fière d’elle. »
Dans son journal, Sêal écrit : « Mon Leader, tu as ressuscité le peuple kurde, tu l’as instruit, tu m’as donné une vie qui a un sens et des valeurs. »
La famille conserve précieusement sur un ordinateur des images de la jeune fille. Sur une vidéo, on la voit assise devant un feu, la tête posée sur une main, pensive ; à ses côtés, quelques-unes de ses camarades dansent sur une musique sortie d’un téléphone portable. Sur une autre vidéo, elle part en opération nocturne, la tête emmitouflée dans deux foulards. Ses yeux sont fatigués, son sourire grave se perd dans la nuit. Sur les dernières photos qui existent d’elle, ses traits se sont durcis. Des rides sont apparues au coin de ses yeux, malgré son jeune âge ; elle a gagné en assurance. Beaucoup de ses ami·es sont tombé·es martyrs. Seul·es quelques un·es viennent encore visiter la famille, dont son amie et première commandante Ruken, aujourd’hui chauffeure dans les YPJ.