Procès de Kobanê : Demirtaş met le régime turc en accusation (1)

Fév 10, 2024A la une, Actualités

« Je dédie ma défense à mon père, qui a élevé 7 enfants grâce à son travail acharné, sans savoir lire ni écrire ». C’est avec ces mots que Selahattin Demirtaş, ex-coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP) emprisonné depuis 2016 par le régime d’Erdoğan, a entamé sa plaidoirie alors qu’il comparaissait le 02 janvier 2024 dans le cadre du procès dit « de Kobanê » où il risque 142 ans de prison. 108 membres du HDP ont été inculpé·es pour avoir appelé, en 2014, à manifester en soutien aux habitant·es de Kobanê assiégée par Daech. Au lieu de répondre aux accusations lancées par l’État turc, Demirtaş a choisi une défense politique. Et c’est la République turque qui s’est retrouvée mise en accusation. Nous traduisons ici la première partie d’extraits de sa plaidoirie, parus initialement sur Mezopotamya ajansı ici.

Le « procès de Kobanê », s’est déroulé dans le campus pénitentiaire de Sincan. Selahattin Demirtaş, ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP) a présenté sa défense via le Système d’information audio et vidéo (SEGBİS) depuis la prison fermée de haute sécurité de type F d’Edirne. En commençant, annoncé qu’il aborderait toutes les questions qui n’avaient pas été incluses dans l’acte d’accusation et qui n’avaient pas été discutées jusqu’à présent lors du procès. 

Après avoir insisté sur le fait qu’il incombait à Abdullah Öcalan, leader du PKK, de prendre en charge la résolution du « problème kurde », Selahattin Demirtaş a fait savoir que le territoire ne pouvait être gouverné sous le signe de l’indivisibilité : « la promesse de l’autonomie démocratique est seule en mesure de mettre un terme à la question séculaire kurde », a-t-il précisé.

“Rien n’est comme il paraît”

« Prenons-en bonne note pour l’Histoire », a déclaré Demirtaş, « Hier, j’ai fondé ma défense sur la devise “Connais-toi toi-même”. Aujourd’hui, je voudrais la fonder sur la devise “Rien n’est comme il paraît”. Permettez-moi donc de vous expliquer très brièvement que la réalité n’est pas ce qu’elle semble être. Pour commencer : les informations recueillies par nos sens remontent à notre cerveau, mais nous ne disposons ni des sens, ni d’un cerveau adaptés à la collecte pleine et entière de ce qui a lieu dans le monde extérieur. Fonctionnerait-il à 100 % qu’il ne saurait appréhender la totalité des informations qui se déversent en nous en l’espace d’une simple seconde. Notre perception de la réalité du monde extérieur est, dès lors, extrêmement limitée. En tant qu’individu, notre connaissance de notre monde intérieur comme de l’univers est limitée. Nous nous prenons pour des rois, nous nous voyons comme le centre du monde. Mais si l’on prend en considération le monde extérieur, les données, les informations et les lois de la science, nous ne sommes rien qu’un point. Lorsque nous faisons l’analyse des événements sociaux et communautaires, nous passons le plus souvent à côté de la plupart des choses. »

Les êtres humains ne peuvent donc posséder l’entièreté des connaissances de l’univers infini. Et Demirtaş de poursuivre : « Au moment même d’entamer ma défense, les connaissances que j’ai acquises se limitent à ce que j’ai vu. Des informations très limitées sont parvenues à mon cerveau. Les caractéristiques physiques de cet environnement, mon identité et mon éducation ont agi à la manière d’un tamis : elles n’ont permis qu’à très peu d’informations réelles d’atteindre mon cerveau. Nous ne devrions pas prétendre détenir la connaissance de l’univers. L’information est fluide et mouvante. Nous ne pourrons jamais totalement la maîtriser. Nous appelons ce que nous voyons la vérité, nous l’appelons la connaissance, mais elle n’est pas absolue. »

« Dans la nature, la couleur n’existe que par la lumière. Pourtant nous voyons le monde en couleur. Nous pouvons voir la couleur parce qu’il y a de la lumière. La réflexion de chaque élément en fonction de la fréquence de la lumière est différente : c’est ainsi que nous pouvons voir la couleur. Nous voyons tout en couleur. Pourtant rien n’est coloré. Tout est incolore. Seule la lumière génère la couleur. Sur la base de ces deux faits, observons les événements sociaux et sociétaux sans lumière : tout ce que vous voyez est faux. Il en va de même pour les questions que je vais aborder aujourd’hui dans le cadre de ma défense. Ce sont là autant de déformations de la vérité. Chacun en tire sa propre conclusion. Il en va de même pour cette tranchée. Il en va de même pour ce procès. La réalité telle qu’elle est perçue par votre commission, par l’État, par le gouvernement et par les médias qui nous jugent, cette réalité n’est pas la réalité. »

L’autonomie démocratique

En référence aux « déclarations autonomistes » telles que figurant dans l’acte d’accusation, Demirtaş a déclaré : « Des barricades ont été dressées, des tranchées ont été creusées, des affrontements ont eu lieu et Demirtaş les a approuvés. Or l’a-t-il fait ? Non. Il nous revient d’avancer nos propres revendications, notre propre acte d’accusation. Nous ne sommes pas coupables. Il existe en réalité d’autres criminels. Commençons par expliquer ce qu’est l’autonomie démocratique. L’avons-nous inventée ? Le Parti de la société démocratique (DTP) a, par exemple, publié un document de synthèse en 2010. L’un de ses titres était “Autonomie démocratique”. Je pourrais vous le lire d’un bout à l’autre ; disons seulement qu’il prône, pour l’essentiel, la participation du peuple au processus de prise de décision. » 

Demirtaş a alors montré à la cour les brochures du DTP concernant l’autonomie démocratique, puis il a continué : « Cette question, c’est une de celles que tous nos partis – qui ont été fermés – ont défendues et introduites dans leurs programmes. Notre parti a été fermé, mais la raison de sa fermeture n’a rien à voir avec cette question. Le Parti de la paix et de la démocratie [BDP] a été fondé par la suite. Durant les élections de 2014, nous avons distribué le manifeste du DTP de village en village, de quartier en quartier. Notre campagne avait même pour slogan “Libérer les villes grâce à l’autonomie démocratique”. Ce slogan n’a pas été interdit. Il ne peut pas l’être. Il n’a pas non plus été décrété illégal. Nous avons fondé le HDP. Permettez-moi de vous lire ouvertement son programme. Ce parti compte lui aussi une section sur l’autonomie démocratique. Le travail des femmes a également sa propre section. Dans le manifeste électoral du 7 juin, il apparaît de la même façon. Les élections du 1er novembre, successives à celles du 7 juin, ont également eu pour thèmes la langue maternelle, les femmes et de l’autonomie. Nous avons expliqué aux électeurs ce que nous entendions par là. »

“Nous avons toujours défendu l’autonomie”

Demirtaş a expliqué : « Nous l’avons toujours défendue jusqu’à aujourd’hui. Nous l’avons systématiquement défendue en tant que programme politique sans faire aucune concession. Nous avons également défendu le travail des femmes et le travail sur la langue maternelle. Nous avons promis tous les programmes de notre parti aux électeurs à tous les stades. Si nous accédons au pouvoir central, nous le ferons avec notre pouvoir. Nous avons organisé de nombreux ateliers sur cette question. Par conséquent, l’idée d’autonomie n’est pas une idée sortie de nulle part et qui a émergé avec des barricades et des tranchées. Elle figure également dans le programme du parti DEM. Il n’est donc pas correct de considérer l’autonomie comme une activité terroriste. Revenons maintenant à cette période de fossés et de barricades. Examinons ensemble s’il y a “terreur” ou si “la terreur a été déclenchée”. Nous ne devons pas non plus plaire à l’État. Nous parlons au peuple. Nous ne parlons pas à l’État ».

Demirtaş a affirmé que l’autonomie était un mode de gouvernement et que le défendre ne relevait en rien du séparatisme. Il a ajouté : « Les gens pourraient également défendre l’idée d’un Kurdistan indépendant, et ça ne saurait constituer un crime. Qu’est-ce que l’autonomie démocratique ? C’est un mode de gouvernement. Tel parti promeut le système présidentiel, tel autre promeut le système parlementaire. Tout ceci relève du débat d’idées. On ne peut pas proposer de voter pour le fascisme. On ne peut pas promouvoir la discrimination, la misogynie. On peut en revanche présenter des modèles d’architecture étatique. Pour ceux qui font la promotion du modèle présidentiel, qui le mettent en œuvre, c’est la liberté. Mais défendre un autre modèle est un crime : pourquoi ? Parce qu’Abdullah Öcalan et le PKK ont tous deux parlé d'”autonomie”. »

“Comment allons-nous vivre ensemble ?”

« S’il m’entend, je voudrais lancer un appel à Abdullah Öcalan. Je pense qu’il devrait dire que deux fois deux font quatre. Il devrait tout dire à propos de la vie. Voyons ce qu’il ressortira de ses calculs ! La façon dont se réalise une idée est importante. Si vous la réalisez par la violence, elle se transforme en crime. Une grande partie de la science et de la technologie que nous utilisons de nos jours, nous la devons aux Juifs. D’aucuns protestent actuellement contre les entreprises juives : je pense qu’ils devraient protester contre la gravité. Niez le quantum ou l’espace et voyons ce qui se passe. Ou, sinon, ne prenez pas l’ascenseur : c’est une invention des mécréants. J’ignore si la personne qui a inventé le micro situé juste devant vous était hostile aux Turcs : ne l’utilisez pas non plus. Et puis n’utilisez pas le téléphone. Permettez-moi de poursuivre par un autre point : défendre le califat ou la charia, ce n’est pas un crime. Je pense que cela relève de la liberté d’expression. On peut tout à fait les défendre. Ceux qui voudraient les criminaliser, par la duperie, par le crime, ne peuvent pas le faire. Les Kurdes ont mis sur pied une idée. Il a fallu un siècle pour cela. Ils essaient à présent de l’exprimer. Et nous voici à devoir la défendre face aux juges, et ce sans parler du parlement ni de la presse. Tel est le problème kurde. Il m’est tout à fait possible de promouvoir le califat quelque part dans le centre d’Istanbul. On me caresserait la tête. Mais il m’est impossible de promouvoir un modèle défendu par les Kurdes. Alors comment vivre ensemble ? La Constitution dit que tout le monde est turc. Elle dit “nulle éducation dans une langue maternelle autre que le turc“. Aucune autre langue ne saurait être une langue maternelle. Avons-nous une histoire commune ? “Oui, nous en avons une“, dit la Constitution. “Nous sommes originaires d’Asie centrale et notre État est le produit de ce qu’il est. Depuis la louve Asena jusqu’à nos jours, nous avons nos épopées et nos légendes. Nous avons des valeurs en commun et celles-ci font de nous une nation.” Mais ces valeurs sont imposées. »

« Nous ne rentrons pas dans cette robe. Ils nous forcent à nous adapter, mais nous ne le faisons pas. La moitié de la Turquie n’a pas sa place. Pourquoi l’imposer, alors ? Un Circassien peut dire “Je suis turc” et un Arménien peut dire “Je suis arménien” : nous ne pouvons pas les blâmer. Il n’y a là aucun problème. Mais il y a un problème avec ceux qui disent “Je ne suis pas un Turc”. Ceux qui disent “Je suis turc” ont une place au-dessus de nos têtes. Nous, nous ne pouvons rien dire à personne. Qu’en est-il de moi ? Qu’en est-il de tous ceux qui se disent kurdes ? La voilà, ma question. Qu’en est-il de ceux qui se disent kurdes, socialistes, bosniaques, circassiens ? L’autonomie démocratique est une proposition de solution à ce problème. L’Anatolie, la Mésopotamie et la Thrace ont des identités multiples : il n’y existe aucune unité sociologique. Ceux qui ont tenté de la réaliser sont responsables de massacres. Jamais il n’a existé une seule langue, une seule nation. »

“On ne peut pas gouverner avec une seule langue”

« L’endroit idéal pour vivre, c’est ici, dans le bassin du Tigre. L’humanité s’est déployée depuis là. Quand le monde n’était encore qu’un seul et même continent, les humains se sont dispersés ; quand les continents se sont séparés, ils se sont séparés les uns des autres. Il y avait une différence. Ceux qui ont migré vers le nord avaient la peau claire ; au fur et à mesure qu’ils descendaient vers le sud, leur peau devenait de plus en plus foncée du fait de l’intensité du soleil – et ce pour que chaque être puisse vivre. Mais c’est ici que s’est établie la première civilisation. C’est dans la mémoire de la Mésopotamie. Il y a 20 000 ans, elle était le centre du monde. Mais il n’y a jamais eu une seule langue ni une seule identité. On ne peut pas gouverner l’Anatolie avec une seule langue. On ne peut pas, aujourd’hui, gouverner avec un seul homme. Vous ne pouvez pas gouverner avec une seule nation. Vous ne pouvez pas imposer cette dernière à qui que ce soit. Vous pouvez peut-être faire en sorte que les personnes présentes dans cette salle d’audience l’acceptent, mais vous ne pouvez pas faire que des millions de personnes, que les citoyens l’acceptent. Ils se révolteront. Ce dont nous avons besoin, c’est donc d’un nouveau modèle. Le peuple, la politique et le mouvement kurdes en discutent depuis des années. Il en discute depuis un siècle. Le PKK en est le dernier maillon. Nous voulons apporter une solution ; en tant que victimes, nous sommes la solution. Nous, victimes, nous voulons vivre ensemble, mais nos interlocuteurs sont des juges et des magistrats. Le voilà, le problème. Le problème kurde. »

« Pourquoi l’autonomie démocratique est-elle le modèle le plus adapté à la Turquie ? Les besoins locaux sont toujours différents, ouverts et rapides. Notre monde est un monde de demandes et celles-ci sont en constante évolution. Raison pour laquelle tous les pays du monde doivent instaurer des modes de gouvernement local. Plus encore : c’est la géographie qui l’exige. L’administration des choses se doit d’inclure tout le monde, via un cadre régi par des principes démocratiques. Pour que chacun puisse dire “Cet État et ce drapeau sont les miens”. Si une petite élite, si un seul homme gouverne, il y a polarisation. Notez que cette polarisation n’est pas affaire de Kurdes et de Turcs, mais de parti au pouvoir et d’opposition. Tout est divisé en deux. Nous avions une municipalité et elle allait instaurer notre modèle. Mais un administrateur a été nommé à la place. Même les mukhtars ont été nommés administrateurs. »

« Aucun mécanisme de gouvernance locale ne peut opprimer ni régner sur autrui. Les devoirs doivent être égaux et cette égalité doit être garantie par la Constitution. Celle-ci ne peut être fondée sur l’identité. Voilà ce que nous proposons. Par le régionalisme fédéral, par exemple. Ou par l’indépendance. Mais nous voulons également que la démocratie se développe en Turquie. C’est politiquement juste, mais c’est surtout moralement juste. Raison pour laquelle il faut exiger la démocratie. Sans démocratie à Yozgat, nous ne serons pas sereins. Nous devons donc veiller à ce qu’il en soit ainsi dans toute la Turquie, forts d’un large consensus. Voilà ce que nous défendons. »

« La justice générale, la sécurité, la sécurité des frontières et certaines autres politiques devraient relever du parlement central. L’ensemble des décisions prises par les assemblées locales devraient être soumises au contrôle de la Cour constitutionnelle. Je parle évidemment d’une Constitution libre, élue et révoquée par le biais d’élections. Les assemblées municipales et populaires devraient être séparées. Le gouverneur devrait être élu. La langue officielle de l’ensemble des régions autonomes devrait être le turc, mais chaque région devrait, sur demande, pouvoir utiliser une deuxième et une troisième langue officielles, indépendamment de toute identité. Si la Thrace veut, en plus du turc, faire du bosniaque sa langue officielle, quel mal y aurait-il à cela ? Si, par exemple, le kurde devient la deuxième ou la troisième langue officielle du Kurdistan, quel mal y aurait-il à cela ? Il existe des dizaines de langues officielles en Inde. De nombreux pays européens possèdent également plusieurs langues officielles. »

Une promesse pour mettre fin à un système séculaire

« Redéfinissons le turc, ou appelons-le turc. Ou, si vous voulez, appelons-le kurde pendant un siècle. Définissons ce qu’est un Turc dans la Constitution. Disons que cette Constitution est la Constitution commune de toutes les identités ethniques et de toutes les langues. C’est la Constitution commune de toutes les administrations locales et centrales. Dès lors, il n’y aurait plus de problèmes. Est-ce possible ? Nous pouvons abolir l’identité turque en tant qu’identité ethnique, et procéder comme suit : il existe une nation appelée “nation turque” ; elle a une histoire ; laissons-les subsister. Il peut s’agir d’une nation multiculturelle et multilingue, et non d’une nation moniste : nous appelons cela “nation démocratique”, “autonomie”. Dans le cadre du développement de la démocratie civile, des assemblées régionales et des assemblées de village peuvent être créées. Les gens vont dans les mosquées et les cemevis ; ils se rendraient de la même façon à ces assemblées. Ils organiseraient des élections à ce niveau puis transmettraient leurs décisions à l’assemblée supérieure, obtenant ainsi satisfaction de leurs demandes. À mesure que les gens se rencontrent, la démocratie directe se développe. Les gens, alors, commencent à se gouverner eux-mêmes. Seuls les habitants d’un quartier sauront si un réseau d’égouts ou un parc y sera construit ou non. Que le parlement ou le gouvernement en décide est une erreur. L’autonomie démocratique est la promesse de mettre fin au problème kurde, vieux de plusieurs siècles. »

« Si nous étions le gouvernement, nous aurions soumis cette question à un référendum. En tant que Kurdes, nous proposons de mettre fin au problème kurde vieux de plusieurs siècles. Abdullah Öcalan devrait être impliqué. On ne fait la paix qu’avec celui avec qui on est en guerre. Deux fois deux font quatre. Vous faites la guerre au PKK et vous allez négocier avec l’ETA. Est-ce possible ? L’autonomie démocratique est fondée sur la réconciliation. Elle repose sur le consentement et non sur les armes, les tranchées et les barricades. L’autonomie démocratique ne peut être obtenue par la force des armes mais seulement par la persuasion : la coexistence n’est pas quelque chose que l’on peut obtenir par la contrainte. C’est ce qu’Abdullah Öcalan a tenté de faire. Par la politique et la négociation. Les armes n’ont rien à voir avec l’autonomie. Ceux qui ont fait ce qu’ils ont fait et pourquoi ils l’ont fait pourront s’expliquer. »

« Voyons les discours que j’ai prononcés à l’époque. M. Bahçeli a déclaré que les décisions d’Erdoğan étaient le résultat de l’intervention de l’État. Ce qui nous a été demandé, c’est de ne pas élever la voix contre ce que fait le gouvernement. Si, d’un côté, vous avez l’État et, de l’autre côté, une organisation, c’est à l’État que vous demandez d’appliquer la loi. En tant que parlementaires, de qui attendez-vous l’application des droits humains ? C’est là la raison d’être de l’État. Or qu’a fait l’État à l’époque ? Cela ne figure pas dans l’acte d’accusation. Je vais donc vous dire ce que nous avons fait, nous, en amont. Une fois de plus, la réalité n’est pas telle qu’elle paraît : c’est une affaire de perception. L’autonomie a été déclarée dans quelques districts. Les jeunes ne voulaient plus que la police entre dans les quartiers. Ils n’avaient pas d’armes à la main. Alors nous avons dit : “Vous allez les matraquer, vous faire pression sur eux, vous allez les jeter en prison. Que peuvent-ils faute d’autre que de creuser des tranchées ? »

Les gens le voulaient mais nous avons échoué

« Les affrontements n’avaient pas encore commencé. Nous avons envoyé une délégation. Nous avons envoyé Altan Tan, Sırrı Süreyya, Pervin Buldan et Hatip Dicle dans la région. Un système y a été mis en place pour entrer et en sortir. Nous avons mené des échanges. Par exemple, quand ça a commencé à Silvan, Nimetullah Erdoğmuş et Altan Tan se sont rendus au gouvernorat de Diyarbakır. Le gouverneur a déclaré qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir si les jeunes acceptaient de se retirer. Il a également déclaré : “Je veux convaincre les commandants” de mettre un terme aux affrontements. Nous avons fait de notre mieux pour parvenir à un tel compromis : nous avons mené nos propres discussions et ils ont mené les leurs. Un compromis a été trouvé. Un soir, le couvre-feu a été levé et le groupe présent à Silvan s’est retiré. Le ministère de l’Intérieur et le gouverneur alors en poste le savent. Nous avons essayé de faire la même chose à Yüksekova, car c’est ce que les gens voulaient. Mais nous avons échoué. »

« Un gardien de village [force paramilitaire kurde assistant l’État turc dans sa lutte contre le PKK] est venu de Şırnak. Il a dit qu’il avait rencontré des personnes haut placées à Qandil. Il est venu à Ankara. Sırrı Süreyya Önder nous l’a dit. Muhammet Dervişoğlu, le sous-secrétaire à la sécurité de l’époque, est allé le voir et lui a dit : “C’est le chef des gardiens de village qui a dit ça. Il lui a dit que les opérations à Şırnak pouvaient cesser. Ils ont pris l’affaire au sérieux et ont essayé pendant une journée. Cela a été bloqué au niveau d’un échelon de l’armée. Elle a également été bloquée au sein du PKK. Nous voulions qu’ils partent, nous voulions que l’armée donne sa permission, mais nous n’y sommes pas parvenus. Quant à Sûr, nous avons fait de notre mieux. Laissez parler Efkan Ala, le ministre de l’Intérieur de l’époque. Jusqu’où sommes-nous allés ? Je suis allé à Qandil. Je n’ai pas pu passer mais je voulais faire passager un message via des intermédiaires. Je voulais qu’ils se retirent. »

« Nous avons fait comprendre au gouvernement qu’il devait également faire un appel. Nous avons reçu la même promesse de la part du gouvernement. Nous avons reçu une promesse du gouvernement en ce sens. J’ai tenté de faire un discours équilibré, sans offenser personne : ni l’État, ni aucun parti. J’ai tenté de faire de la politique. L’État savait ce que je disais et pourquoi je le disais. Les médias ont pourtant dépeint la situation d’une telle façon que les hommes politiques se sont répandus en discours empoisonnés. Efkan Ala, Kemal Kılıçdaroğlu et Erdoğan ont fait des déclarations si dures que, un jour ou deux plus tard, Qandil a fait une déclaration plus dure encore. Ils ont probablement pensé “Demirtaş nous a trompés”. La situation est alors devenue incontrôlable pour le gouvernement. »

Les Kurdes ont été les boucs émissaires

« Les commandants, les gouverneurs et même le chef des opérations militaires menées à Sur, à Şırnak, à Nusaybin et à Hakkari contre les gouvernements autonomes ont tous été arrêtés au lendemain du coup d’État. Nous avons cherché à comprendre pourquoi la situation s’était aggravée ainsi, tout en essayant de trouver une solution. Nous avons appris après le coup d’État. Ils avaient pavé le chemin vers celui-ci. L’État voulait donner l’impression que “le pays était divisé et qu’il le resterait” : il a donc voulu organiser ce coup d’État. Le bouc émissaire était tout trouvé : les Kurdes. Nos jeunes n’avaient que des armes et vous les avez affronté avec des chars et des hélicoptères. J’ai alors demandé :  « pourquoi vous détruisez la ville ». On a dit que je soutenais les terroristes. Un hélicoptère doit-il intervenir dans un petit quartier ? Contre un groupe qu’il a acculé ? Les raisons pour lesquelles un État agit ainsi allaient être connues par la suite. Devlet Bahçeli et Erdoğan savaient tout. »

« Devlet Bahçeli a déclaré à propos de Nusaybin : “Ne laissez aucune pierre non retournée, aucune tête non retournée.” Est-ce ou non un appel à la violence ? Comparez cette déclaration à celles que je vous ai lues. Est-ce que notre déclaration ou bien cette déclaration qui relève du terrorisme ? La voilà, la terreur. Tout raser sans se soucier des civils. Deux jours après Bahçeli, Erdoğan a fait une déclaration. Le président du pays exigeait des tirs d’artillerie. On s’est demandéspourquoi les F-16 n’avaient pas été mobilisés. Ce qui fait actuellement à Gaza l’a été, pareillement, à l’époque. Et nous voici jugés pour cette raison. Pourquoi donc le procureur n’inclut-il pas les discours de Bahçeli, d’Erdoğan et de Davutoğlu ? Nous, nous avons défendu le droit à la vie du peuple kurde. Mes discours figurent dans l’acte d’accusation : permettez-moi de vous lire ceux qui n’y figurent pas. Nous avions pris une décision : nous avions déclaré que des rassemblements auraient lieu, en septembre, dans chaque endroit où il y avait des tranchées et des couvre-feux. Nous sommes allés partout. Nous avons appelé au silence des armes. Nous avons répété que pas une goutte de sang ne devait couler. Nous avons fait des déclarations telles que “Ne touchez pas à la gâchette”. On nous a presque maudits pour pour l’avoir dit. Nous avons appelé à des négociations et on nous disait : “Pas de négociations avec des terroristes.” N’avaient-ils pas négocié pendant trois ans, pourtant ? »

Demirtaş a demandé une suspension d’audience. La Cour l’a ajournée le temps du déjeuner.