Baghuz

Que s’est-il passé à Deir ez-Zor ?

Oct 8, 2023A la une, Actualités

Afin de revenir sur les évènements qui ont agité la région, majoritairement arabe, de Deir ez-Zor le mois dernier, nous avons traduit un explainer élaboré par le Rojava Information Center  ainsi qu’une interview donnée par Mazlum Kobane, le commandant des FDS, à la journaliste Amberin Zaman, pour le magazine en ligne, spécialisé sur le Moyen-orient, Al Monitor. Les deux articles ont été traduits depuis l’anglais par Serhildan et édités. Pour une mise en contexte de la situation à Deir ez-Zor, nous avons traduit en français la synthèse réalisée par le Rojava Information Center.

Rojava Information center : comprendre la situation à Deir ez-Zor

Le 27 août, dans le cadre d’une « opération de renforcement de la sécurité » dans la région de Deir-ez-Zor, qui « visait les cellules dormantes de Daesh et les trafiquants de drogue », les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont arrêté le chef du Conseil militaire de Deir ez-Zor (CMD), Wahoud Ahmed Al-Khabil, plus connu sous le nom d’Abu Khawla.

Les FDS ont déclaré ensuite : « Après une période de surveillance et d’examen de nombreux rapports et plaintes de la population locale ; sur la base d’un mandat d’arrêt délivré par le procureur général de l’AANES en raison de son implication dans de multiples crimes et violations, y compris : la communication et la coordination avec des entités extérieures hostiles à la révolution, la commission d’infractions pénales et le trafic de drogue, la mauvaise gestion de la sécurité, son rôle négatif dans l’augmentation des activités du Conseil militaire de Deir ez-Zor et de ses alliés, son rôle négatif dans l’augmentation des activités des cellules de Daesh, et l’exploitation de sa position pour des intérêts personnels et familiaux qui ont violé les règles internes des FDS, le CMD avec le consentement du Conseil militaire des FDS, a décidé de démettre de ses fonctions le commandant du CMD, Ahmed Al-Khubail [Abu Khawla], ainsi que quatre autres personnes au sein du Conseil, directement impliquées dans ces crimes et violations ».

Abu Khawla

Le CMD est affilié aux FDS, mais des conflits opposent depuis longtemps les dirigeants des FDS à un sous-ensemble du CMD dirigé par Abu Khawla. Ce dernier est une figure importante et controversée à Deir-ez-Zor depuis que les FDS sont entrées dans la région. Au début de la guerre civile syrienne, Abu Khawla faisait partie de l’Armée syrienne libre (ASL). À l’arrivée de Daech, il a brièvement rejoint le groupe, avant de s’enfuir en Turquie. À son retour, il a rejoint les FDS. Après la création de la CMD fin 2016, il a été nommé commandant par les FDS. Des conseils militaires ont été créés dans toutes les villes à majorité arabe après leur libération de Daech, les plus hauts grades étant occupés par des officiers de chaque ville ayant l’expérience des combats avec les FDS. Abu Khawla appartient à la tribu Al-Bakir, qui fait partie de la confédération Aqidat. Sa tribu avait fini par soutenir Daech lors de l’arrivée du groupe à Deir ez-Zor.

Abu Khawla est une personnalité influente au sein de sa tribu, si bien que même si sa famille ne fait pas partie de la lignée des cheikhs d’Al-Bakir, il a pu s’installer lui-même en tant que cheikh. Au fil des années passées à la tête du CMD, il a constitué une milice composée de membres de sa famille et d’amis. Il est considéré comme un dirigeant corrompu et brutal par de nombreuses personnes à Deir ez-Zor, les accusations de viols, de pillages et de violences contre les civils de la part de ses forces étant nombreuses. D’ailleurs, de nombreuses manifestations ont déjà eu lieu à Deir ez-Zor pour demander le départ d’Abu Khawla et son remplacement à la tête du CMD. Les tensions entre Abu Khawla et les dirigeants des FDS sont principalement dues à la frustration de ces derniers face aux efforts d’Abu Khawla pour utiliser le CMD et sa position de dirigeant au service de ses propres intérêts. En décembre 2022, de grandes manifestations contre Abu Khawla ont eu lieu dans 15 villes habitées principalement par des membres de la tribu Baggara, après que le frère du chef de la CMD, Jalal, et son garde du corps ont torturé et assassiné deux femmes, Najla et Izdihar, dans un acte de vengeance contre un cousin de ces deux femmes. Certains membres de la tribu Baggara ont déclaré qu’ils voulaient avoir leur propre conseil militaire et ont organisé des manifestations à cette fin.

« les accusations de viols, de pillages et de violences contre les civils de la part de ses forces étant nombreuses. »

Lorsque les FDS ont annoncé le lancement de leur « opération de renforcement de la sécurité » à Deir ez-Zor, elles ont envoyé d’importants renforts d’autres régions pour y participer. Entre-temps, lorsque la nouvelle de l’arrestation des dirigeants du CMD s’est répandue, les proches d’Abu Khawla ont réagi en appelant les membres de leur clan à arrêter les dirigeants des FDS et à attaquer les quartiers généraux des FDS à Deir ez-Zor. De nombreux membres de la tribu al-Bakir, menés par Adham al-Khubayl, ont commencé à attaquer les FDS. Les quatre jours suivants, des affrontements ont éclaté, d’abord concentrés le long de la rivière Khabur. La situation s’est ensuite étendue à l’ensemble de la campagne orientale et septentrionale de Deir ez-Zor, les violences étant particulièrement intenses dans les villes d’Al-Izba et d’Al-Husayn. La principale base de soutien d’Abu Khawla est la tribu Al-Bakir, mais des manifestations violentes ont également été observées dans les zones d’autres tribus, par exemple Abu Hamam, Al-Sabha et Al-Rabida, dominées par la tribu Al-Shaitat. Le 29 août, des notables proches d’Abu Khawla’s Al-Bakir ont exigé que les FDS et la Coalition libèrent les dirigeants du CMD détenus, avertissant que toutes les forces des FDS deviendraient sinon une cible pour les combattants des clans. Ils ont également appelé toutes les tribus de Deir ez-Zor à se ranger à leurs côtés, en particulier les autres branches de la confédération Aqidat.

Cette déclaration a été bien accueillie par ceux hostiles aux FDS, comme les groupes proches du gouvernement syrien et leurs agents, qui cherchent à prendre pied à Deir ez-Zor, dans un objectif avoué de submerger les FDS et déstabiliser la région. Profitant de ce moment d’instabilité, plusieurs groupes ont fait des déclarations contre les dirigeants des FDS et leur présence à Deir ez-Zor et ont lancé de nouvelles attaques contre les points de contrôle des FDS. Parallèlement, dans le nord de la Syrie occupée par la Turquie ainsi qu’à Idlib, des groupes au sein de l’Armée nationale syrienne (ANS) et des structures politiques affiliées ont également cherché à tirer profit de la situation, en alimentant l’idée de soulèvements « anti-kurdes » afin de politiser davantage la situation et de l’utiliser contre les FDS. Les FDS, quant à elles, ont continué leur opération en renforçant les points de contrôle et en prenant le contrôle des voies de circulation principales.

Al-Monitor : Le commandant kurde syrien de Kobané reconnaît les griefs arabes alors que les tensions s’apaisent à Deir Ezzor

Al-Monitor : Quelle est la situation actuelle sur le terrain ?

Kobane : Militairement, nous avons atteint notre objectif. Nous avons le contrôle total de toutes les zones. À partir de maintenant, nous allons mettre en œuvre des mesures de sécurité dans tous les villages touchés par les troubles afin de nous assurer qu’ils ne se reproduisent pas. Les groupes armés qui ont pénétré sur notre territoire depuis la rive occidentale de l’Euphrate pour semer le trouble et la discorde parmi les tribus locales sont retournés dans les territoires contrôlés par le gouvernement. Ils ont été contraints de battre en retraite.

 

Al-Monitor : Le cheikh Ibrahim al-Hifl de l’Akaiadat [confédération tribale] était à l’avant-garde des appels à l’union des tribus contre vous. Où est-il aujourd’hui ?

Kobane : Le cheikh Ibrahim est retourné du côté du régime, où il réside. Il était là pour participer au déclenchement de ces provocations. Nos camarades sont entrés dans la ville de Dibhan [le fief d’al-Hifl], où il s’était installé parmi les membres de sa tribu. Les villageois ne sont pas partis et nos camarades sont en dialogue permanent avec toutes les tribus et leurs anciens. Vous savez que le cheikh Nawaf al Bashir de la tribu al-Bakara a déclaré qu’il comptait traverser de notre côté pour prendre les armes contre nous également. Il est étroitement allié au régime et à l’Iran. Mais il se trouve toujours dans les territoires tenus par le régime et ses hommes ont tous été repoussés.

Operation Renforcement de la sécurité a Deir ez zor

Al-Monitor : Vous parlez de groupes armés qui sont venus du côté du régime. S’agissait-il uniquement de membres de tribus ? Ou y avait-il des forces du régime ou des milices soutenues par l’Iran parmi eux ?

Kobane : Il s’agissait de forces tribales organisées par le régime. Beaucoup étaient financées et armées par l’Iran. Il y avait aussi des officiers du régime parmi eux, des officiers de renseignement du régime. Nous avons capturé quatre de ces personnes. Ils sont membres d’Al Difa Watani [une milice pro-gouvernementale qui s’est formée avec l’aide de l’Iran]. Nous enquêtons toujours pour savoir si des membres de milices chiites soutenues par l’Iran faisaient partie de ceux qui ont pénétré sur notre territoire.

 

Al-Monitor : Quel est le bilan des violences ?

Kobane : Nous avons perdu 25 de nos agents des forces de sécurité. Et nous avons également perdu sept civils ; 97 de nos combattants ont été blessés. Nous n’avons pas de chiffres exacts sur le nombre de victimes du côté de l’ennemi. Ils ont ramené leurs morts de l’autre côté de la rivière. Nous n’avons aucun corps.

Al-Monitor : Certains affirment que les YPJ, la force de combat composée uniquement de femmes, ont pris part aux batailles et qu’il s’agissait d’une tentative délibérée d’humilier les tribus.

Kobane : Les YPJ n’étaient pas sur les lignes de front. Nous comprenons les sensibilités culturelles dans cette partie de la Syrie tribale. Elles ont apporté un soutien logistique. En ce qui concerne la composition ethnique globale des forces des FDS, il y a des Kurdes, des Assyriens et d’autres, mais la majorité est arabe. La majorité de ceux qui ont été déployés dans ce conflit étaient des Arabes ethniques et la majorité de nos pertes étaient celles de nos amis arabes, y compris plusieurs d’Idlib.

 

Al-Monitor : Ce n’était pas un secret qu’Abu Khawla était un acteur de mauvaise foi. Pourquoi n’avez-vous pas agi plus tôt contre lui ?

Kobane : Il est vrai que nous avions reçu des plaintes contre lui de la part de la population locale depuis longtemps. Par exemple, il a été associé à la mort de deux femmes [qui auraient été violées et tuées par le frère d’Abu Khawla]. Nous avons enquêté sur ces allégations alors que nous faisions face à des menaces constantes de la part de la Turquie, et cela a pris du temps. Enfin, lors d’une récente réunion de sécurité, nous avons décidé qu’il était temps d’agir. Nous avons confirmé qu’il rassemblait une force armée pour nous attaquer en collusion avec le régime. Comme vous vous en souvenez peut-être, des représentants du régime faisaient parallèlement des déclarations sur la façon dont ils allaient venir ici et soi-disant libérer le peuple. Nos services de renseignement ont confirmé qu’il ne s’agissait pas d’une simple rhétorique, qu’il y avait effectivement de tels préparatifs et qu’Abu Khawla en faisait partie. Par conséquent, son arrestation était une mesure préventive.

Al-Monitor : N’avez-vous pas été surpris par la férocité de la réponse et par le fait que d’autres tribus ont également exprimé leur opposition aux FDS et à l’AANES ?

Kobane : Je ne dirais pas que c’est une surprise. Nous savions qu’Abu Khawla préparait un mauvais coup. Nous avons agi les premiers. Ce qui était inattendu, c’était le degré de coordination avec le régime et le nombre de forces qui ont traversé la rivière, alors que les forces soutenues par la Turquie, plus au nord, autour de Manbij et de Tell Tamar, lançaient des attaques simultanées contre nos positions. Le cheikh Ibrahim exprime son mécontentement depuis un certain temps. Il est passé du côté du régime il y a deux ans. Nous avons entamé un dialogue qui n’a donné aucun résultat. Je lui ai parlé à nouveau ces derniers jours. Je lui ai dit que nous étions prêts à travailler avec lui. Je renouvelle ce message par votre intermédiaire. Je lui dis : “Revenez. Rencontrons-nous face à face. Dites-nous ce que vous voulez et cherchons à résoudre nos différends par le dialogue.” Pour moi, une solution militaire n’est jamais une vraie solution. Il a d’abord pris les armes contre nous. Nous avons été obligés de répondre.

Mais en ce qui concerne les autres chefs de tribus, nos relations avec eux restent intactes et elles sont bonnes. Pendant cette période, ils se sont montrés solidaires avec nous et nous étions en dialogue constant. S’ils s’étaient opposés à nous, nous n’aurions jamais pu mettre fin aux troubles aussi rapidement et maîtriser la situation.

Al-Monitor : Mais bon nombre des griefs exprimés au cours de cette période ne sont pas nouveaux. On se plaint depuis longtemps de la discrimination des Kurdes envers les Arabes, de l’usage disproportionné et arbitraire de la force lors des opérations de lutte contre l’État islamique et de la mauvaise gouvernance en général.

Kobane : Il est vrai qu’il y a des lacunes en termes de fourniture de services municipaux et de sécurité à Deir ez-Zor. Il y a aussi des problèmes de droit et de justice. J’en suis conscient. Avant même que ces incidents ne se produisent, nous avons organisé des réunions avec les dirigeants locaux pour trouver des moyens de les résoudre et nous avons promis de le faire. Et nous le ferons. Dès que le calme sera revenu, nous organiserons un congrès où tous ces griefs seront mis sur la table. Nous inviterons tous les chefs de tribus, les anciens de la communauté, les leaders d’opinion, les politiciens, les acteurs de la société civile et nous sommes déterminés à trouver des solutions durables.

« Il est vrai qu’il y a des lacunes en termes de fourniture de services municipaux et de sécurité à Deir . Il y a aussi des problèmes de droit et de justice. J’en suis conscient. »

Al-Monitor : Un autre grief important est le pétrole. Les habitants de Deir ez-Zor affirment que vous « volez » le pétrole qui leur revient de droit.

Kobane : Les besoins en carburant de la population locale sont largement satisfaits. Nous concluons des accords individuels sur la distribution et la production du pétrole [avec les chefs de tribus]. Mais il y a des problèmes entre les tribus elles-mêmes. Tout le monde veut participer au commerce du pétrole. Il y a des problèmes, c’est certain, et pour être honnête, nous devons réglementer le commerce de manière plus efficace. Mais le pétrole n’est pas la vraie question.

 

Al-Monitor : Où va la plus grande partie du pétrole ?

Kobane : Au moins la moitié est convertie en carburant diesel et distribuée à la population locale à des prix subventionnés. Le reste va de l’autre côté [des zones occupées par les rebelles], dans les zones contrôlées par le régime. Le pétrole appartient au peuple syrien et nous nous efforçons de faire en sorte que tous les Syriens reçoivent leur part.

Al-Monitor : Une autre plainte est que les habitants, y compris les filles, sont enrôlés de force par les FDS.

Kobane : C’est absolument faux. Il n’y a pas de conscription obligatoire à Deir . Le service militaire est payé et volontaire.

 

Al-Monitor : Il y a des affirmations, en particulier en provenance de Turquie, sur les médias sociaux, selon lesquelles vos forces ont torturé et maltraité des habitants au cours de cette opération.

Kobane : Certains civils sont morts. Nous sommes en contact avec leurs familles et nous avons lancé une enquête complète sur toutes ces allégations, pour savoir exactement qui et quel camp est responsable. Nous n’avons aucune tolérance pour la torture ou les mauvais traitements infligés à l’un de nos citoyens. Chacune de ces allégations mérite un examen approfondi. Je l’ai déjà dit et je le répète.

Al-Monitor : La situation économique à Deir ez-Zor est catastrophique. Les Américains ont-ils promis plus d’aide afin d’apaiser le ressentiment populaire ?

Kobane : La situation est catastrophique dans toute la Syrie et elle s’aggrave de jour en jour. Les manifestations à Suwayda en sont la preuve et il semble qu’elles vont se poursuivre et constituer une menace pour le régime. Le régime n’a pas les moyens de les réprimer comme il l’a fait par le passé. En effet, le régime a profité des affrontements à Deir ez-Zor pour détourner l’attention du public des manifestations. Les Syriens ordinaires espéraient que la normalisation avec les pays du Golfe aurait un impact positif. Mais ce n’est pas le cas, car le régime ne tient pas ses promesses.

 

Al-Monitor : Vous voulez dire éliminer le commerce du Captagon et réduire l’influence de l’Iran et de ses milices ?

Kobane : Ce sont là quelques exemples. Quant à la coalition [dirigée par les Etats-Unis], elle a la responsabilité d’aider. Ils disent qu’ils ont leurs budgets et leurs plans habituels. Mais les habitants de Deir ez-Zor et nous-mêmes leur avons demandé une aide supplémentaire. En fin de compte, nous comptons sur nos propres ressources pour nous occuper de notre peuple.

Al-Monitor : Quelles sont les motivations du régime et de l’Iran pour attiser les troubles dans cette région ?

Kobane : Le ministre syrien des Affaires étrangères a été très clair. Il a déclaré : “Nous libérerons ces zones de l’Amérique et des forces qui la soutiennent“, c’est-à-dire les FDS, et il a soutenu les groupes armés qui nous ont attaqués. Ce n’est pas nouveau. Leur objectif est de faire partir les Américains et de chasser les FDS de cette région.

 

Al-Monitor : Les Russes veulent aussi que les Américains partent. Ont-ils été impliqués d’une manière ou d’une autre dans ces récentes attaques ?

Kobane : Comme je l’ai mentionné précédemment, des groupes soutenus par la Turquie ont mené des attaques contre nous près de Manbij et de Tell Tamar, et la Russie les a repoussées en menant des frappes aériennes contre eux. Je ne peux pas dire avec certitude s’ils sont liés d’une manière ou d’une autre aux incidents de Deir , mais les Russes ont nié leur implication. Ils nous ont dit : “Nous n’avons rien à voir avec cela“.

Al-Monitor : Des sources fiables telles que Syrians for Truth and Justice et même des chaînes d’information de l’opposition syrienne rapportent que des centaines de combattants de Hayat Tahrir al-Sham se sont déployés d’Idlib vers Manbij. Dans le même temps, nous apprenons qu’Ahrar al Sharqiya [un groupe qualifié de rebelle sunnite extrémiste par les États-Unis] et d’autres factions de Deir ez-Zor soutenues par la Turquie se dirigent également vers Manbij. N’est-ce pas étrange, étant donné que les Russes ont réagi si vigoureusement ?

Kobane : Comme je l’ai dit, nous ne pensons pas que ce soit une coïncidence si les attaques à Deir ez-Zor et celles des forces soutenues par la Turquie ont commencé exactement le même jour. La Turquie cherche activement à retourner les tribus contre nous par l’intermédiaire de ses membres vivant sous sa propre occupation [dans le nord de la Syrie] et à l’intérieur de la Turquie elle-même. Cela n’a rien de nouveau.

La Turquie devait être au courant de l’attaque imminente à Deir ez-Zor. Elle était coordonnée. Ils se sont organisés et positionnés de manière à profiter de la situation à Deir ez-Zor pour s’emparer d’une plus grande partie de nos terres autour de Manbij, Serekaniye et Tell Tamar. Ils comptaient évidemment sur la durée et l’extension du conflit, mais nous avons gâché leurs plans. Aujourd’hui même, des groupes liés à Al-Qaïda ont attaqué deux villages à Manbij, mais nos forces les ont repoussés. La Russie n’a pas approuvé le plan turc.

Operation Renforcement de la sécurité a Deir ez zor

Al-Monitor : Pouvez-vous être plus précis ? Les Russes vous ont-ils donné des garanties de sécurité qu’ils n’autoriseraient pas de telles attaques aujourd’hui et à l’avenir ?

Kobane : Ils nous ont dit qu’ils avaient rejeté les demandes de la Turquie d’attaquer nos zones maintenant, comme ils l’ont fait dans le passé. Nous ne pouvons pas parler de garanties de sécurité en tant que telles, car ils ne nous ont pas donné de telles assurances pour l’avenir.

 

Al-Monitor : Vous avez dit à Al Arabiya TV que les forces de la coalition dirigée par les États-Unis vous soutenaient contre les insurgés. Ont-elles mené des frappes aériennes ? Ont-elles fourni des renseignements exploitables, un soutien logistique ? Qu’ont-elles fait ?

Kobane : Les Américains voulaient résoudre le problème par le dialogue. Leurs représentants se sont engagés avec les acteurs locaux pour aider à désamorcer la situation. Comme vous le savez, [le secrétaire adjoint aux affaires du Proche-Orient, Ethan] Goldrich et le commandant de la coalition sont venus ici dimanche. Nous avons tenu des réunions conjointes avec les chefs de tribus. Les Américains leur ont dit de ne pas permettre aux forces extérieures de déstabiliser cette région et les ont encouragés à travailler avec nous. Les chefs de tribus ont accepté. Bien sûr, les Américains ont leurs propres forces ici et doivent les protéger. Ils ont déployé des moyens aériens, des drones au-dessus de la zone pendant les troubles.

Al-Monitor : Les Américains ont-ils frappé vos ennemis ?

Kobane : Non, ils ne l’ont pas fait. Ils ont agi pour dissuader, pour envoyer un message clair qu’ils sont derrière nous, qu’ils nous soutiennent. L’administration américaine a fait une déclaration dans ce sens. Que nous sommes leurs partenaires et qu’ils ne permettront pas à de telles forces de déstabiliser notre région. Je dois ajouter que les Américains aident à soigner nos blessés, comme ils l’ont toujours fait.

 

Al-Monitor : Dans l’ensemble, diriez-vous que les Américains vous soutiennent suffisamment ?

Kobane : Non, et nous les avons critiqués pour cela, surtout dans l’arène politique. Oui, nous avons une coopération militaire contre les terroristes, contre l’État islamique. Mais en ce qui concerne le soutien diplomatique à notre administration locale, je dirais qu’il est insuffisant.

Al-Monitor : Êtes-vous déçu ou surpris que [le coordinateur du Conseil de sécurité nationale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord] Brett McGurk, qui vous rencontrait fréquemment en tant qu’envoyé de la coalition américaine et qui était considéré comme un grand ami des Kurdes syriens, n’ait pas mis les pieds dans le nord-est de la Syrie depuis qu’il est en charge des affaires du Moyen-Orient à la Maison Blanche ?

Kobane : Il faudrait interroger McGurk à ce sujet. Évidemment, la guerre en Ukraine et l’obtention du soutien de la Turquie pour l’entrée de la Suède dans l’OTAN sont quelques-uns des facteurs qui pourraient expliquer cette situation.

 

Al-Monitor : Le président turc Recep Tayyip Erdogan a fait des remarques à la presse pour soutenir les insurgés tribaux contre vous. Aujourd’hui, nous avons entendu le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, réitérer les appels turcs aux Américains pour qu’ils mettent fin à leur alliance avec vous. Craignez-vous que les États-Unis finissent par retirer leurs forces du nord-est de la Syrie ?

Kobane : Il ne fait guère de doute que la Turquie continuera à poser de telles exigences aux Américains et aux Russes. Jusqu’à présent, ils n’ont pas obtenu ce qu’ils voulaient et, espérons-le, ils ne l’obtiendront jamais. Et il n’y a absolument aucune indication à l’heure actuelle que les États-Unis prévoient de retirer leurs forces d’ici.

attaque Manbij par des groupes soutenu par la Turquie

Al-Monitor : Avez-vous été en contact avec le régime au cours de cette période ?

Kobane : Oui, nous l’avons été. Nous leur avons demandé de mettre fin à ces agissements et leur avons fait part de notre désir d’entamer un dialogue constructif avec eux en vue d’une gouvernance démocratique de cette région. Ce genre d’interventions malveillantes ne sert manifestement pas cette cause et fait reculer les choses. Quoi qu’il en soit, bien que nous continuions à avoir des discussions sporadiques avec Damas, nous n’avons fait aucun progrès pour ce qui est d’amener le régime à tenir des discussions de fond en vue d’une solution globale englobant l’ensemble de la Syrie.

 

Al-Monitor : Des dirigeants régionaux vous ont-ils contacté pendant cette période ? Les Saoudiens, les Emiratis, le président du gouvernement régional du Kurdistan, Nechirvan Barzani, par exemple ?

Kobane : Non, ils ne l’ont pas fait.

Al-Monitor : Qu’en est-il du Conseil national du Kurdistan [opposition syrienne] ? Un soutien, des appels ?

Kobane : Ils sont divisés entre eux. Certains ont fait des déclarations générales contre la violence, mais rien de substantiel. Aucun d’entre eux n’a appelé.

 

Al-Monitor : Les médias ont rapporté que les Etats-Unis avaient déployé des forces supplémentaires le long de la frontière entre la Syrie et l’Irak. Est-ce vrai ? Y a-t-il une accumulation de forces ?

Kobane : Nous n’avons rencontré aucun signe de renforcement. Nous avons lu ces informations dans les médias et nous avons interrogé les Américains à ce sujet. Ils nous ont dit que c’était faux, qu’il n’y avait pas de renforcement.

Al-Monitor : Dernière question. Je sais que vous êtes très occupé. Au vu des événements de la semaine dernière, regrettez-vous d’avoir porté la campagne contre l’État islamique sur un territoire à majorité arabe ?

Kobane : Non, absolument pas. Nous étions constamment attaqués par des groupes salafistes de ces régions, même avant que l’État islamique ne s’en empare. Nous savions que nous devions remonter jusqu’à l'[Euphrate] pour assurer la sécurité de notre peuple et la stabilité de nos régions. En effet, bien que nous regrettions profondément les pertes en vies humaines et que nous aurions aimé que tout cela soit évité, les bouleversements de la semaine ont eu des conséquences positives. La population voit beaucoup plus clairement qui est avec le régime et qui ne l’est pas. Aujourd’hui, nous sommes encore plus proches des habitants de Deir ez-Zor. Nous sommes plus déterminés que jamais à répondre à leurs griefs légitimes et à travailler ensemble pour améliorer leurs conditions de vie.

Depuis les évènements, des consultations avec les chefs de tribus ont été organisées dans toutes les régions arabes du Nord et de l’Est de la Syrie par le Conseil Démocratique Syrien, où ont été discutés les problèmes sociaux, économiques et démocratiques. Un nouveau conseil populaire de 45 membres est envisagé pour Deir ez-Zor.