Se souvenir de Waka, 4 ans après

Oct 5, 2022A la une, Actualités, Europe

Farid Medjahed était mieux connu par ses amis sous le nom de Waka. Il a pris le nom de Şahîn Qereçox lorsqu’il s’est rendu au Rojava en juin 2018, où il est tombé şehîd (martyr) après seulement quatre mois au sein des YPG dans une attaque de Daesh le 6 octobre 2018.

Bien qu’il soit citoyen français, Waka a participé à des campagnes d’action directe écologique au Royaume-Uni et s’est rapproché de plusieurs camarades ici. L’un d’entre eux partage ses souvenirs ci-dessous.

Article paru sur Kurdistan solidarity network et traduit par Serhildan

C’est le troisième automne que j´honore le deuil de Waka.

Je suis choquée lorsque le 6 octobre approche. Mais ce n’est pas tout à fait à ce moment-là qu’il me manque le plus.

J’imagine ce qu’il pensait quand il était à Deir-ez-Zor. Je me demande s’il a été effrayé par le bruit de l’artillerie. Je me demande s’il savait qu’il était sur le point de mourir lorsque cela s’est produit.

Mais Waka me manque le plus lorsque le mois de novembre arrive. Ses funérailles ont eu lieu dans sa ville natale, Marseille. Quelques-uns d’entre nous l’ont appris deux jours avant qu’elles aient eu lieu – nous étions près de Cologne, dans la forêt d´Hambach, en Allemagne. Nous avons donc pris une décision rapide et avons pris le train jusqu’à Marseille. Trois d’entre nous ont reçu 1 000 euros d’amendes pour ce trajet – une façon appropriée de commencer notre voyage pour honorer la mémoire de Waka !

Il faisait encore chaud à Marseille. Le soleil brillait et c’était une journée chargée, pleine de trajets précipités en voiture, de discours et de drapeaux. Je me souviens d’avoir fumé une cigarette sur un estomac vide et peu de sommeil dans une voiture roulant à vive allure sur le chemin des funérailles et d’avoir failli vomir, mais d’avoir essayé désespérément de ne pas m’embarrasser ou de faire preuve d’irrespect pendant une conversation sur les 15 années de prison dont me parlait le camarade kurde assis à côté de moi. La gravité de la situation était entrecoupée de moments d’absurdité et, bien sûr, de beauté.

Après les funérailles, quelques-un-e-s d’entre nous qui étaient des camarades de Waka ont passé du temps avec sa famille – nous avons fait une petite randonnée sur une belle montagne qui surplombe la mer. Nous avons entendu quelques mots sur l’enfance de Waka et avons rencontré ses frères et sœurs ainsi que ses cousins. Nous étions les bienvenu-e-s, et nous en étions reconnaissants.

Lors de ces jours qui raccourcissent en novembre, je me souviens toujours de ce voyage – l’obscurité de la forêt et le mélange d’excitation et de réserve devant un si long voyage et l’intimidation des adieux. La chaleur du soleil et la couleur du grès à Marseille, les sourires que nous avons partagés avec la famille. Le retour en auto-stop vers la forêt fut long, prenant plus d’un jour et d’une nuit, et se terminant par de la neige alors que nous approchions de l’Allemagne de l’Ouest.

Chaque fin d´automne, alors qu’il se mue en hiver, me rappelle qu’un de nos camarades manque à l’appel.

Mais ce n’est pas le seul moment où Waka me manque. Il me manque le plus lors les périodes pendant lesquelles j’ai le plus besoin des conseils de la part de camarades. Lorsque les contradictions inhérentes à la vie en cette ère de catastrophe climatique et de capitalisme tardif sont les plus étranges, lorsque nous nous sentons le plus écrasés, lorsque la voie à suivre est la moins claire. Je me demande ce que Waka penserait de la pandémie, quelles méthodes il nous suggérerait d’utiliser pour nous organiser collectivement. Il avait un talent pour la nuance et la compassion – il voyait la gravité d’une situation sans s’y enfermer ou tomber dans des modes de pensée binaires, et à la fin, il était capable de faire la part des choses sans minimiser la situation.

Je trouve que des camarades comme cela sont rares. Je n’ai connu Waka que peu de temps – il est déjà parti depuis bien plus de temps que celui pendant lequel nous nous connaissions. Mais je sens toujours que quelque chose me manque. Cette conscience est inexplicable.

Savait-il, quand nous nous sommes dit au revoir, que ce serait la dernière fois ?

Je veux son avis sur notre orientation politique. Je veux parler avec lui de tous les niveaux d’organisation et discuter de ce qui constitue certaines émotions ; je veux continuer à discuter de la nature de l’amour. Je veux la légèreté de son approche, et la brièveté de son regard.

Nous ne l’avons pas. Nous avons des souvenirs, et des imaginations, mais ils ne font qu’éclairer tout ce qui manque.

Le réconfort que je trouve est de savoir que le chagrin est partagé. Waka manque à des dizaines ou des centaines de personnes – mais il y a des milliers de personnes qui manquent à des dizaines ou des centaines de personnes chacune. En traversant cette dimension du deuil, nous partageons quelque chose qui est inhérent à la vie. Je ne veux pas glorifier la douleur, car elle ne mérite pas de l’être. Mais nous faisons tous l’expérience du chagrin ; nous perdons tous quelqu’un, et nous mourons tous. Je trouve un peu d’humour ironique en écrivant cela, car je m’imagine d´avoir une conversation brillante avec Waka pour déconstruire la cosmologie descartienne de l’Occident concernant la mort, l’âme et ce que signifie être en vie.

 

Waka,
Je vais continuer à marcher sur ce chemin avec toi.
Nous sommes des constellations qui nous mouvons à travers le temps,
et restons en relation à travers le temps.
Nous n’avons pas arrêté de lutter,
de penser
ou de rire.
Je marcherais d’autres marches sous la lune
et d’émerveillements de ce monde.
Je vais essayer d’invoquer
une intégrité imparfaite
et un doux courage
à ta mémoire,
avec amour.