Les ‘Serhildan’ et ‘Intifadas’ comme lignes de résistance idéologique

Nov 12, 2023Expériences et analyses

En réaction au vote par le parlement turc d’une nouvelle motion autorisant pour deux ans des interventions militaires de l’armée turque en Irak et en Syrie, le député kurde du YSP/HEDEP, Cengiz Çiçek, publie ce texte sur Yeni Yaşam. Il revient sur la position de la Turquie dans les rapports de forces impérialistes et coloniaux dans la région, rappelle l’hypocrisie de la Turquie concernant son soutien à la Palestine. Il défend la solidarité entre les luttes kurdes et palestiniennes, deux peuples colonisés et opprimés et rappelle la position du mouvement de libération kurde sur le sujet.

Cengiz Çiçek est kurde alévi originaire de Dersim, dont la famille a ensuite migré à Izmir. En 1997, il commence des études de droits à Istanbul. A l’université il fait la connaissance de la lutte de libération kurde, il est ensuite actif dans les branches jeunesses des partis pro-kurdes entre 1998 et 2005. Entre 2007 et 2017, il est l’un des avocats d’Abdullah Öcalan. Entre 2011 et 2014 il est incarcéré avec 45 autres avocats qui représentaient Öcalan. Entre 2017 et 2020 il est co-président du HDP d’Istanbul, puis entre 2020 et 2021 membre du conseil exécutif du HDP. Depuis 2021, il est co-porte-parole du HDK (Congrès démocratique du peuple) et depuis mai 2023 député du Parti de la gauche verte (YSP) d’Istanbul.

Traduction depuis le turc par Serhildan. Photo : Cengiz Çiçek à un meeting du YSP (crédit 1+1 Express).

Une résolution autorisant la guerre en Irak et en Syrie a été mise une fois de plus à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale turque (TBMM) en octobre 2023, et a été adoptée par le Parlement avec les votes des députés de l’AKP, du MHP, du İyi parti, du parti DEVA et du parti Gelecek. C’est en 1984 que pour la première fois une telle motion était votée. Le CHP, quant à lui, a voté « non » en raison de « la présence de troupes étrangères en Turquie ». Il a ainsi montré une fois de plus qu’il n’avait pas d’objection fondamentale à l’expansionnisme et aux politiques de guerre de la Turquie au Moyen-Orient.

Dans quel climat et pourquoi ?

Le système capitaliste-impérialiste semble avoir entamé un processus de violence constitutive, qui déterminera les règles de la nouvelle période, notamment avec l’Ukraine, qui est le centre d’une guerre d’hégémonie mondiale. Il n’y a pas que l’Ukraine, bien sûr. Les différentes formes de colonialisme se sont répandues au fil du temps au Kurdistan, qui est le centre des rivalités militaires, politiques et économiques des puissances hégémoniques. Elle se sont ensuite manifestées par la mise à l’épreuve du peuple arménien et la nouvelle déportation [de la population] du Karabakh, puis avec les Palestiniens, exilés dans leur propre pays…

Chacune d’entre elles est destinée à devenir un moyen pour la Modernité capitaliste en crise de créer des possibilités pour le capital, une expansion du marché et des opportunités coloniales par la réactualisation des politiques martiales. De ce point de vue, tout comme la conceptualisation de l’ère post-soviétique comme « fin de l’histoire » et le 11 septembre comme le « terrorisme mondial », la division du monde par Biden entre « démocrates et autocrates » peut être considérée comme le signal d’une nouvelle ère de l’interventionnisme américain.

Toutefois, à ce carrefour de l’histoire et en dépit de ces pièges étatistes, il convient de rappeler que l’option d’un Kurdistan libre, d’une Palestine libre et d’un Moyen-Orient libre ne doit pas être sous-estimée.

Il semble que les « organisations terroristes » aient été remplacées par des « États terroristes » ou des « États à dirigeants autocratiques ». À une époque où chaque État peut être facilement désigné sous cette appellation, on constate que ceux-ci élaborent des politiques sur la base de leurs propres intérêts régionaux. En bref, cette fois-ci, les cloches sonnent non seulement pour les peuples, mais aussi pour les États.

Cela sans parler des efforts déployés pour jeter à nouveau les peuples du Kurdistan et de la Palestine, habitués à vivre au milieu de l’incendie, dans le feu. Les politique de déportation et d’extermination au Kurdistan et en Palestine ne découle pas seulement d’inimitiés historiques envers ces peuples mais doit être analysée comme l’instrument le plus commode de la réalisation des ambitions impérialistes. Toutefois, à ce carrefour de l’histoire et en dépit de ces pièges étatistes, il convient de rappeler que l’option d’un Kurdistan libre, d’une Palestine libre et d’un Moyen-Orient libre ne doit pas être sous-estimée.

Mensonges & hypocrisie

Des mensonges éhontés, présents dans la résolution d’intervention militaire [du parlement turc], sont utilisés pour dissimuler les faits. La résolution soumise au Parlement inclut ainsi la déclaration selon laquelle « l’intégrité territoriale de l’Irak voisin est prise en considération ». Cependant, au stade actuel, la Turquie a établi suffisamment de bases militaires pour être considéré comme un pays indésirable dans la région. Tous les peuples et États de la région savent que ce qui se fait au nom de la « sécurité nationale » et d’une « menace » est une intervention sous-impériale.

Ainsi, alors qu’Ahmed Abu Gayt, secrétaire général de la Ligue des États arabes, déclare que « les opérations de la Turquie dans la région du Kurdistan constituent une violation du droit international », l’Irak produit une déclaration officielle niant le fait que ces interventions aient été menées dans le cadre d’un accord.

Par ailleurs, ceux qui prétendent respecter l’intégrité territoriale de la Syrie ne peuvent éviter de se retrouver dans la même position que Netanyahu – qui affirme « changer la carte du Moyen-Orient » – quand ils occupent le territoire du Rojava par avec l’aide de leurs milices. Il faut savoir qu’il n’y a que deux pays au Moyen-Orient dont les frontières ont changé « régulièrement » au cours de l’histoire : celui des Palestiniens et celui des Kurdes…

Chacun doit désormais reconnaitre que ceux qui se retrouvent dans le négationnisme kurde ne peuvent être les amis du peuple palestinien. Ceux qui, à la tribune du Parlement (turc), qualifient la Palestine de peuple opprimé et le Kurdistan de « terroristes », et se taisent sur les relations [de la Turquie] avec Israël qui qualifie la Palestine de « terroriste », montrent leur hypocrisie.

Les partis d’opposition qui ont soutenu le débat parlementaire [sur l’intervention militaire étrangère de la Turquie], pour différentes raisons, ont montré une fois de plus la justesse de notre définition de « parti du système » et manifestent l’inévitabilité d’une lutte de la troisième voie. Elle doit être menée non seulement contre le régime mais aussi contre les forces mêmes qui s’y opposent à celui-ci – et non au système – ou qui ne cessent d’y chercher une place pour elles-mêmes.

Comme on le voit dans la résolution du Parlement autorisant les opérations militaires de la Turquie en Syrie, tout le monde doit maintenant reconnaitre que ceux qui se retrouvent dans la négations des Kurdes ne peuvent pas être les amis du peuple palestinien. C’est une autre preuve d’hypocrisie de voir que ceux qui qualifient les palestiniens de peuple opprimé et le Kurdistan de « terroriste » à la tribune du Parlement ne disent rien des relations militaires, commerciales et politiques avec Israël, qui qualifie de son côté les palestiniens de « terroristes ». Imaginez que l’un des membres du parti au pouvoir dise : « Israël est un État terroriste », tandis qu’un autre déclare : « Rien de plus normal que de normaliser les relations avec Israël ». Dans cette situation, on ne peut s’empêcher de dire : « Puissiez-vous vous noyer dans votre incohérence ».

La topographie de la résolution d’entrée en guerre

 En conséquence, nous sommes confrontés à une politique d’État dénuée de perspective pour une solution démocratique à la question kurde, comme dans l’expression « celui qui n’a qu’un marteau comme outil pense que tout est un clou ». Ce cycle fasciste, qui a émergé une fois de plus avec la dernière résolution de guerre, est la misère du souverain, qui ne se base que sur les intérêts du pouvoir et du capital et condamne le pays à la pauvreté, à la faim et à la futilité.

Cette misère est également fondée sur l’hostilité envers les Kurdes. Le pouvoir politique, qui est intervenu diplomatiquement contre des cours de kurde au Japon et qui a « menacé de famine » le Kurdistan du Sud lors du référendum, déclare à nouveau dans cette résolution, qu’il ciblera toutes les régions où l’on trouve des acquis et un statut pour les kurdes.

Le fait que les cibles des bombardements aériens contre le Rojava et celles des attaques contre la Palestine soient les mêmes – hôpitaux, réseaux d’eau, etc. constitue un bon exemple de la fraternité entre les États. C’est cette fraternité qui transforme le Rojava et Gaza en champs d’exercices militaires conjoints, en coopération en matière de renseignement et en accords, contre la lutte des peuples pour la liberté. Une fraternité où les uns apprennent des autres et s’enseignent les uns aux autres… Et au fur et à mesure qu’ils apprennent et enseignent, ils deviennent la principale menace pour la planète…

Le « terroriste » d’Israël est la Palestine, le « terroriste » de la Turquie est le Kurdistan… Comment la « nation forte » et l’impérialisme sur lequel elle repose pourraient-ils être produits sans l’invention d’ennemis ? Il est temps de clarifier notre attitude à l’égard des États-nations, qui sont les ennemis communs des peuples kurde et arabe à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et à l’égard de ceux qui tentent de maintenir le régime d’accumulation du capital par le biais de politiques coloniales.

Si cette agression n’est pas stoppée, l’hostilité anti-kurde et anti-arabe continuera à se renforcer dans la région. Si l’opposition sociale [en Turquie] n’est pas capable de briser l’hostilité envers les Kurdes de l’intérieur, elle ne pourra pas échapper à une position de camaraderie défaillante vis-à-vis du peuple arabe qui fait face à l’agression israélienne. C’est pourquoi les forces révolutionnaires, démocratiques et socialistes de ces pays ont une responsabilité historique. L’un des principaux moyens de faire reculer les politiques impérialistes et étatistes est d’exposer et de délégitimer aux yeux de la société les politiques mises en œuvre contre le peuple Kurde. Si la politique officielle de l’État turc envers les Kurdes n’est pas dénoncée et délégitimée, elle continuera à servir de couverture à l’hypocrisie des partis pro-système [turcs] sur la question palestinienne et à leur hostilité envers les peuples du pays.

Si la cause palestinienne devient un jouet entre les mains des ennemis de la cause kurde en Turquie, le peuple kurde et les peuples de Turquie seront tous deux perdants.

Aujourd’hui [en Turquie], ceux qui veulent faire oublier la guerre menée contre le peuple kurde organisent des manifestations officielles de solidarité avec la Palestine dans tous les domaines, de l’art au sport. Il nous appartient de casser ce petit jeu. En Angleterre et dans de nombreux autres pays, des personnes ont protesté contre les minutes de silence organisées uniquement pour les personnes tuées en Israël avant les matchs de football en scandant le slogan « Palestine libre ». Cette approche, qui reconnait le massacre des Palestiniens et dénonce l’hypocrisie des États, est précieuse. Mais dans notre pays, les manifestations de soutien au peuple palestinien, qui se multiplient également, sont transformées en moyen de produire de l’islamisme politique et du nationalisme-racisme.

C’est précisément sur ce point-là que le mouvement politique kurde en particulier et les mouvements socialistes et démocrates en Turquie ont la responsabilité de soutenir plus fermement la juste cause du peuple palestinien. Car si la cause palestinienne devient un jouet entre les mains des ennemis de la cause kurde en Turquie, le peuple kurde et les peuples de Turquie seront tous deux perdants.

Les actions de soutien à la Palestine menées ici par des socialistes, des Kurdes, des démocrates et des femmes sont la seule ligne qui établira la fraternité entre Gaza et le Rojava. Nous ne pouvons pas mettre en concurrence la douleur des peuples vivant sous la colonisation ; nous nous opposons au colonialisme et à l’occupation partout avec la même clarté. C’est dans la mesure où nous pouvons garantir cela, que nous pourrons perturber les stratégies des États et des puissances, et que nous pourrons déjouer les conspirations contre notre peuple.

Le Confédéralisme démocratique

Mettre en avant la fraternité des Serhildan et des Intifada [Soulèvement en Kurmanji et en Arabe. NdT] comme ligne de lutte est précisément la réponse la plus significative aux conspirateurs. Les Serhildan et Intifada, constituent aussi une résistance idéologique contre les conceptions droitières et libérales qui organisent l’inertie, l’immobilisme et produisent sans cesse des justifications du type « mais il y a ça aussi », « pourquoi pas ça ». C’est clarifier les esprits et les pratiques.

C’est le seul moyen de surmonter la malédiction des États-nations qui s’abat sur les peuples comme un cauchemar. Serhildan et Intifada transcendent les frontières ; c’est le pouvoir confédéral démocratique et la force des peuples du Moyen-Orient qui dépassent les frontières officielles des États. Parce que les Serhildan et Intifada sont dans le cœur et l’âme des peuples du monde entier, ils sont une gifle aux mensonges du monde Blanc et à son arrogance. C’est d’ici que viendra la réponse la plus significative aux déclarations de guerre, au service des ambitions impériales du gouvernement. Car la « frontière sacrée » de l’État-nation classique est désormais incertaine. Partout où il y a un Kurde, il y a une limite à l’État-nation. Alors que la politique souveraine tente de répandre la malédiction de l’État-nation au-delà des frontières, les opprimés doivent produire de nouveaux espaces de résistance.

 Les moments de l’histoire où brille l’étoile des opprimés sont précisément ceux où s’intensifie la lutte entre ces « pouvoirs qui ne peuvent surmonter leur crise » et les « résistances qui produisent des idées fondatrices ».

C’est pourquoi la solution aux problèmes du Moyen-Orient, en particulier celui de la Palestine et du Kurdistan, réside dans l’idée du Confédéralisme démocratique. Le fait qu’Öcalan, l’auteur de cette idée, soit aujourd’hui visé par un isolement total avec impossibilité de communiquer est lié au fait qu’il offre une solution aux peuples du Moyen Orient face aux politiques d’occupation et de colonialisme. Öcalan considère le capitalisme et les États-nations comme la source de l’aggravation des problèmes sociaux. Il considère donc de la responsabilité des forces sociales de trouver une solution. A ce moment précis, celles-ci doivent organiser la forme et la mise en pratique de celle-ci sans se contenter de maudire les États face à la guerre qui s’annonce. C’est une chose réalisable. Les moments de l’histoire où brille l’étoile des opprimés sont précisément ceux où s’intensifie la lutte entre ces « pouvoirs qui ne peuvent surmonter leur crise » et les « résistances qui produisent des idées fondatrices ». Comme l’a dit le poète palestinien Mahmoud Darwish : « C’est possible… Au moins parfois, c’est possible, mais surtout maintenant, c’est possible… »