Témoignages sur la « double frappe » de la Turquie à Teqil Beqil

Nov 23, 2022A la une, Actualités

Le 22 novembre, RIC (Rojava Information Center) s’est rendu à Derik pour s’entretenir avec cinq personnes qui ont étémoins directs de la double frappe turque sur une centrale électrique près du village de Teqil Beqil dans la nuit du 19 au 20 novembre, au cours de laquelle 11 civils ont été tués et 6 blessés. Chaque personne a raconté son histoire et comment elle a vécu l’attaque. Leurs témoignages non édités sont traduits et transcrits ci-dessous.

JIWAN HESEN

Je m’appelle Jiwan Hesen. Je travaille dans la construction. Comme beaucoup de gens dans cette région, je viens de la région de Berave. Quand j’ai entendu le bruit des explosions, vers minuit, comme la plupart des personnes, nous avons quitté notre maison. Au début, nous ne comprenions pas ce qui se passait ni où cela se passait, mais le bruit était assez fort. Nous avons entendu aux informations que la centrale électrique avait été touchée. Comme notre maison en est proche, nous y sommes allés. Il n’y avait pas de dispositif ou d’organisation de personnes pour s’y rendre. On a juste entendu le bruit et on a pensé qu’on devait y aller, parce que quand il se passe quelque chose comme ça, il peut y avoir des personnes tuées ou blessées qui ont besoin d’aide.

Quand nous sommes arrivés, je me suis garé un peu plus loin. C’était la nuit, il faisait sombre, beaucoup d’autres personnes étaient venues. Au début, on ne savait pas combien de personnes avaient été tuées ou blessées. Nous nous sommes réunis et le site a de nouveau été frappé. Une patrouille américaine était là aussi. On a pensé, « OK, quand les Américains seront ici, la Turquie ne frappera plus« . On a cru en eux. Tant de gens sont venus ensemble. Je ne connais pas l’heure exacte, mais entre midi et trois heures, 7 missiles ont été tirés. Quand les missiles ont frappé, nous nous sommes dispersés, mais nous voulions quand même rester pour voir si nous pouvions aider les blessés. Nous sommes restés là jusque tôt le matin. Nous avons ramassé deux cadavres. Une ambulance était arrivée et de nouveau les drones tournaient dans le ciel. Nous nous sommes dispersés. Nous avons quitté l’endroit. Certaines personnes sont allées sur des motos pour essayer de sauver les blessés, apportant les fournitures nécessaires et des couvertures. Jusqu’à 9/10 heures, nous étions là à ramasser les cadavres.

Certaines des personnes qui avaient été tuées, nous les connaissions, d’autres non. La plupart d’entre eux, nous ne pouvions pas les identifier car ils étaient tellement brûlés, ils étaient en morceaux. C’était horrible comme vision. C’était vraiment horrible. Je ne sais pas comment le dire, mais ce dont je me souviens, c’est que je pleurais mais que je ramassais aussi des morceaux de corps. Je n’oublierai jamais cela. Un de nos amis de la presse, Isam, a été tué. Nous nous connaissions depuis longtemps. J’ai reconnu ses chaussures, donc je savais qu’il était mort, mais son corps était méconnaissable. A part ça, je n’ai pu reconnaître personne car ils étaient tous brûlés.

« La plupart d’entre eux, nous ne pouvions pas les identifier car ils étaient tellement brûlés, ils étaient en morceaux. C’était horrible comme vision. »

SHIHAB UMER

Je m’appelle Shihab Umer et je viens du village de Sherie, dans la région de Kocherat. Je travaille dans le comité de la justice. Je viens de Kocherat. Derîk est la ville ; Kocherat est lié à Derik. Ce n’est pas la première fois que l’État turc attaque les populations civiles dans la région où nous vivons, en commettant des massacres contre des civils. Nous ne sommes pas des soldats, nous ne sommes pas des milices, mais les drones sont un phénomène quotidien. Nous les voyons tous les jours.

Le bombardement de la Turquie à minuit dans une centrale électrique alors qu’il n’y a personne ? Ce n’est pas un site militaire, c’est un lieu civil. Il y a de l’électricité là-bas, il n’y a pas de forces militaires ou de HPC. Cette fois, l’État turc n’a pas attaqué avec un drone, mais avec des avions de guerre. Le bruit était fort, les enfants avaient peur et les gens aussi. Dans le village, il y a des personnes âgées, maintenant elles ne peuvent pas dormir la nuit. Nous sommes allés dehors. Ils ont déjà attaqué le même endroit 2 ou 3 fois. Ces fois-là aussi il y avait des avions de guerre. Mais c’est une centrale électrique, pas militaire. En général, il y a il y a 2 ou 3 personnes. Nous y sommes allés parce que ce sont des civils. Nous voulions voir ce qui s’était passé, et aider. Peut-être que quelqu’un avait été tué. Et des patrouilles américaines sont aussi venues. Il n’y avait pas d’électricité dans toute la région. Les patrouilles américaines sont parties, puis les avions de guerre sont revenus.

Il n’y avait que des civils. Des civils… Tous avec leurs familles, mères, pères… Aucun soldat n’était là, juste des civils avec leurs familles. Et les avions de guerre turcs sont arrivés et ont attaqué les civils. Qu’est-ce qu’ils veulent aux civils ? La patrouille américaine était aussi là mais ils sont partis. Lors de leur départ, une partie du bombardement est tombé sur les voitures des Américains. Mais les civils ont été blessés et tués. Beaucoup de gens ont été blessés. L’ambulance n’a pas pu aller sur place. Nous sommes des civils mais nous avons été attaqués. Puis à 2 heures, des avions sont revenus. On ne sait pas très bien ce qu’ils faisaient là. Certains civils étaient morts mais nous ne pouvions pas les faire sortir. Nous sommes restés là jusqu’à 3 heures du matin, mais nous ne pouvions parler à personne car nous n’avions pas de réseau téléphonique.. Jusqu’au matin, nous étions là à marcher. Nous n’avons pas utilisé de voiture. Les avions nous on attaqué. L’avion est arrivé en visant les civils avec des missiles. 6-7 personnes ont essayé de fuir vers les voitures, mais ils ont été bombardés. Les personnes qui ont été touchées, leurs corps sont partis en morceaux. À certains endroits, il y avait les mains, à d’autres, les jambes. Dans certains cas, les mains étaient à 100 m des corps. Il y avait des amis dans la voiture et la voiture était en feu. Ils sont morts. Si nous avions pu les faire sortir, nous aurions peut-être pu les sauver mais nous ne pouvions pas bouger. Les gens dans la voiture ont été brûlés vifs. Nous ne pouvions pas y aller avant le matin. Et nous ne pouvions reconnaître personne, les corps étaient brûlés et brisés en morceaux. Et les drones étaient toujours là autour. Donc nous ne pouvions pas prendre les corps. Quand l’ambulance est arrivée, nous voulions mettre les corps dans les ambulances. Mais les drones étaient toujours là. Pourquoi ? Nous étions tous des civils. Certains étaient des mères, des jeunes, des personnes âgées… des personnes âgées… Pas de soldats.

Tout le temps il y avait des drones donc on ne pouvait pas ramasser les corps. Jusqu’au matin, nous n’avons pas pu ramasser les corps démembrés de cet endroit. On n’a pas pu ramasser les corps de nos amis. Peut-être que si nous avions fui dans les zones environnantes, les gens n’auraient pas été tués. Il y avait un incendie mais nous n’avons pas pu récupérer les corps. Jusqu’à une heure de l’après-midi, les drones sont restés là… L’une des personnes tuées s’appelle Isam, il est de la presse, de l’ANHA, l’une des personnes qui sont allées sur place pour enregistrer ce qui s’est passé. Des gens comme ça ont été bombardés. C’est vraiment quelque chose d’horrible ce que fait l’État turc. Que veut l’État turc de nous ? Nous tuer et nous bombarder, nous, nos enfants… Et tout le monde reste silencieux. Les USA restent silencieux. Des civils sont tués et tous les états restent silencieux. Personne ne parle. Personne ne le condamne. Personne ne condamne l’incendie et le démembrement. Même pour les ambulances, il était difficile de faire sortir les gens du site, à cause des drones.

SHERIN FERHO

Mon nom est Sherin Ferho. Je suis originaire de Derîk. Le 20 novembre, j’ai entendu le bruit d’une explosion. Nous savions qu’ils [la Turquie] nous avaient attaqués. Nous savions qu’ils avaient attaqué un endroit où se trouvent des civils. Ils ont tué des civils. On est aussi monté dans notre voiture et on y est allé. Pour voir s’il y avait des blessés et essayer de les sauver parce que les personnes blessées sont nos gens, nos enfants. Beaucoup de personnes de Kocherat étaient aussi là. On espérait aussi l’aide des USA, parce que nous avions aussi vu que les militaires américains étaient là à l’endroit où le missile avait frappé. Nous sommes allés à l’endroit où cela s’est produit. Nous avons dit aux Américains de venir vers nous. Mais ils nous ont laissés seuls. On les a appelés, parce que nous étions séparés d’eux. On voulait qu’ils viennent chez nous. Nous le voulions mais quoi que nous fassions, ils ne venaient pas à nous. Nous disions : « Venez ! Nous voulons vous dire quelque chose. Ils nous tuent, ils tuent nos enfants. Vous êtes ici mais ils nous attaquent. Pourquoi êtes-vous ici ? Vous êtes là pour nous voir mourir ? Pour voir nos enfants mourir ? Vivez-vous sur notre sang ? Pourquoi nous attaquent-ils ? Que faites-vous ici ? Vivez-vous ici sur notre sang ?  » Ils tuent nos enfants. Ils sont venus dans notre pays mais ils ne nous protègent pas. Ils vivent sur notre sang. Ils sont venus ici pour prendre notre pétrole mais pas pour nous protéger. Si c’est comme ça, alors laissez-les partir. Laissez-les partir. Que les USA partent d’ici. Les USA et la Turquie sont partenaires, coopèrent, agissent ensemble. Alors laissez-les partir. Les USA et la Russie aussi. Qu’ils partent. Il n’y a pas d’humanité en eux. Personne ne voit les droits des Kurdes. Personne. Ils ne se comportent pas selon les valeurs humaines. Rien. Il n’y a personne qui voit les Kurdes comme des êtres humains. Pour nous Kurdes, personne ne nous considère comme des êtres humains.
Ils n’acceptent pas nos droits. Rien d’autre. Il n’y a personne qui n’ait pas été attaqué. Il n’y a plus aucune famille qui n’a pas eu quelqu’un dans sa famille tué par l’état turc. Les Américains étaient toujours là et ils nous bombardaient. Les Américains sont partis avec leurs voitures. Tous les civils étaient là, aucun militaire n’était là. Ils [la Turquie] mentent. Il n’y avait que des civils. Qu’ils ne mentent pas. Il n’y avait pas de militaires. Que des mères et des pères. Trois enfants d’Hussein sont maintenant morts. Tous des mères et des pères ; pas de militaires. Les Américains sont partis, ils nous ont laissés seuls. Et puis ils ont frappé. Ils ont frappé partout ; nous ne savions pas où aller. Nous ne pouvions pas sauver les gens. Nous ne savions pas quoi faire parce qu’ils bombardaient toujours. J’ai fui vers le terrain dégagé autour de l’espace et ainsi je me suis sauvé. Un de mes amis a été blessé. Il est entré dans sa voiture et ils [la Turquie] ont bombardé la voiture avec un drone.
Onze personnes ont été tuées au total. Je me suis mis dans le terrain dégagé et vide à l’extérieur, à côté du site. J’y suis resté jusqu’au matin. Quand la situation a été un peu plus claire, je suis allé au village. Je n’ai pas pu dormir du tout. Mes enfants avaient peur et même les chiens avaient peur. Encore maintenant, mes enfants ont peur. Jusqu’à 3 heures du matin, les avions étaient là. 3 gros avions. Après le départ des avions de guerre, les drones sont arrivés. Ils ont lâché 5 grosses bombes. Personne ne fait rien, personne ne nous protège, personne ne nous aide. Qu’ils partent, qu’ils partent. S’ils ne nous protègent pas, si ils ne se soucient pas des êtres humains, alors qu’ils partent. Pas les Américains, pas la Russie, alors qu’ils partent. Laissez-nous être seuls. Nous protégerons notre pays. Nous le promettons. Tant que nous serons en vie, nous ne laisserons pas le sang de ceux qui ont été tués sur le sol. C’est tout ce que j’ai à dire.

LE MARI D’HEBDIYE ABDULLAH

Je suis le mari de Hediye Abdullah, qui a été tuée pendant l’attaque de la Turquie. Nous sommes allés à Derîk en tant que civils de Kocherat. Nous nous sommes réunis dans le village de Teqil Beqil pour voir les personnes tuées et blessées. Il n’était pas acceptable de les laisser seules et sans aide. Les Américains y étaient aussi. Nous nous sommes rendus sur le lieu de l’explosion. En tant que civils, nous avons fait une déclaration. Nous sommes allés voir les Américains pour discuter. Nous avons dit : « Nous sommes partenaires ensemble« . Nous avons dit : « Nous sommes tous des civils ici, pourquoi ne tenez-vous pas votre promesse ? Vous nous tuez ! » On a essayé d’avoir une discussion comme ça. Quand ça a été fini, les gens sont allés voir les Américains et je suis allé dans ma voiture pour essayer de discuter avec eux, de nous comprendre, de dire qu’une telle chose ne doit pas se reproduire à nouveau. Lorsque j’étais avec eux, des fragments de deux missiles tirés ont touché ma voiture. C’était vers 3 heures. Les missiles ont brûlé partout. Nous avons dit qu’une telle chose était interdite. Tous les gens ont été tués et brûlés. Quatre missiles ont été tirés. Trois provenaient de drones, ainsi qu’un d’un avion. Deux avions sont venus. Les avions ont tiré deux missiles. Et ils ont frappé les gens qui s’étaient rassemblés. J’ai pu me sauver dans la voiture. Mais ma voiture a été détruite, je suis aussi blessé, et ma femme a été tuée, et d’autres amis ont été brûlés.

ABDULRAHMAN MEJID

L’endroit qu’ils ont touché est une centrale électrique. Elle fournit de l’électricité à toute la région de Kocherat.

Mon nom est AbdulrAhman Mejid et je suis le co-président du conseil de Derîk pour les familles des personnes tuées par la Turquie. Je suis originaire de la région de Kocherat. Nous étions à la maison. C’était entre 23h et minuit, quand nous avons entendu le bruit de l’explosion et des avions. Nous nous sommes levés ; nous avons compris que le site visé était le même qu’ils avaient visé l’année dernière et l’année d’avant : le site de la centrale électrique. Nous savions qu’il y avait deux gardes là-bas. Nous avons dit « OK, allons voir les gardes et voyons comment ils vont, peut-être sont-ils blessés, s’ils sont blessés nous pouvons les aider« . Quand nous y sommes allés et avons atteint l’endroit : les deux gardes étaient blessés, et beaucoup de gens étaient venus, en particulier de la région de Kocherat et de Berave. Des villages autour de Kocherat, beaucoup de gens venaient. 4 véhicules blindés américains étaient aussi arrivés.
Deux autres bombes ont été tirées par les avions quand nous étions là. Il semblait qu’il y avait une coordination entre les USA et la Turquie. La Turquie attendait le départ de la patrouille américaine et attendait que beaucoup de gens soient au même endroit avant de tirer les autres bombes. Il était clair que le but était de tuer autant de personnes que possible. Les Américains sont partis. Nous voulions aussi partir car nous entendions le bruit des avions. Tant de personnes ont été tuées, y compris des personnes âgées, des mères, qui ont été tuées lors de cette attaque, malheureusement. Le dernier missile a été tiré à 3 heures, 3 heures moins dix. Il semble que cette bombe contenait du phosphore. [Note : il n’y a pas de rapports confirmés d’utilisation de phosphore dans cette attaque] Les corps des personnes tuées étaient tous brûlés. Il n’y avait pas de sang, juste des cadavres brûlés. Les os étaient fondus. Nous sommes allés dans les villages, nous y sommes restés jusqu’à 8 heures du matin. Nous ne sommes pas retournés sur le site de l’attaque avant 8 heures, parce que les drones tournaient. Nous avons donc dû partir, même si nous voulions sauver les blessés. Nous sommes ensuite revenus pour chercher d’autres blessés à 8 heures, mais jusqu’à 13 heures, les drones ont continué à tourner autour de cet endroit.
L’endroit qu’ils ont touché est une centrale électrique. Elle fournit de l’électricité à toute la région de Kocherat. Elle a déjà été attaquée deux fois auparavant. Il est clair que l’État turc, avec barbarie, vise l’ensemble de la NES : des hôpitaux, comme à Kobané, ici la centrale électrique… Il y avait des mères et des pères, âgés de 60 ou 70 ans, qui essayaient de sauver d’autres personnes. Ce n’est pas quelque chose normal. Nous savons tous que ces mères et ces pères ne sont pas des soldats.