Tout semblait possible : en souvenir de Leila Mustafa
Ingénieure civile de formation, Leïla Mustafa, coprésidente du Conseil civil de Raqqa, a été l’architecte de la reconstruction de la ville après sa libération des mains de Daesh.
Lucas Chapman, journaliste indépendant basé au Rojava et Ali Ali, journaliste, chercheur et photographe kurde originaire du Rojava dressent pour le KCS (Kurdish Center for Studies) un portrait de cette batisseusse infatigable.
Traduction depuis l’anglais par Serhildan. Photographies issues du film 9 jours à Raqqa et de l’article original.
Que signifie réparer une ville détruite ? S’agit-il simplement de construire des bâtiments ou bien de restaurer l’espoir collectif ?
Leila Mustafa, ancienne coprésidente du Conseil civil de Raqqa, affilié à l’Administration autonome, est décédée de complications médicales le 23 novembre dernier. Pendant six ans, Leila Mustafa a travaillé sans relâche pour faire renaître de ses cendres une ville autrefois grandiose, d’abord réduite à l’état de capitale de Daech, puis à un amas de décombres. Alors que leur drapeau noir tombait, une femme déterminée incarnait la volonté indomptable de montrer au monde que la beauté peut jaillir de la tragédie.
À l’annonce de son décès, des Syriens, des Kurdes et des personnalités internationales du monde entier ont commencé à envoyer des messages de condoléances et de soutien à Raqqa et à l’Administration autonome (AANES).
« C’est avec tristesse que nous apprenons le décès de Leila Mustafa, ancienne coprésidente du Conseil civil de Raqqa. Elle était une force de la nature qui a supervisé la reconstruction de Raqqa après sa libération du califat de l’Etat islamique », a tweeté Nadine Maenza, ancienne présidente de la Commission des États-Unis pour la liberté religieuse internationale et soutien de longue date du Rojava, en joignant une photo d’elles deux souriantes à Raqqa.
Alors que [le] drapeau noir tombait, une femme déterminée incarnait la volonté indomptable de montrer au monde que la beauté peut jaillir de la tragédie.
« La perte de Leila Mustafa est une perte pour tous les habitants de la ville de Raqqa, et pour toutes les régions de l’Administration autonome en général », a déclaré à KCS Mohammad Nour al-Din, coprésident du Conseil civil de Raqqa, qui travaillait avec Mustafa depuis 2019.
Mustafa est né dans une famille kurde en 1988, dans un village près de la ville de Girê Spî au Rojava. Les amis et les collègues de Mustafa la décrivent comme une fille de Raqqa, où elle a étudié le génie civil et obtenu son diplôme en 2006.
Lorsque l’État islamique s’est emparé de sa ville bien-aimée, Mustafa et sa famille se sont enfuis à Hesekê, où elle est restée jusqu’à la libération de Kobanê. Dès 2015, elle a travaillé à la reconstruction des villes qui avaient été détruites par Daech. Cette année-là, elle a assumé son premier rôle en tant que coprésidente de Girê Spî, puis a travaillé à Ayn Issa afin de préparer la libération de Raqqa. Elle prend la tête du Conseil civil de Raqqa en 2017, aux côtés du cheikh Mahmoud al-Bursan, son co-maire, représentant les tribus arabes de la région.
Leila Mustafa a eu du pain sur la planche dès le départ : plus de 80 % de Raqqa avait été dévastée par l’État islamique et par les frappes aériennes de la coalition et les batailles qui s’en sont suivies.
La ville était « un jardin de décombres et de mines », a déclaré Nour al-Din, ajoutant : « Leila Mustafa, avec le personnel administratif du Conseil de Raqqa dans tous ses comités et bureaux, a réhabilité les infrastructures et les services de base pour la population et les a ramenés dans leurs maisons afin de redonner vie et esprit à la ville de Raqqa avec des moyens presque inexistants… son espoir de construire la ville de Raqqa s’est maintenant concrétisé sur le terrain. »
Mustafa a également supervisé la reconstruction des ponts permettant d’entrer et de sortir de la ville, offrant ainsi à la population meurtrie par la guerre des moyens de subsistance essentiels.
En 2019, Mustafa décrivait cette réussite en ces termes :
« Lorsque nous avons libéré Raqqa pour la première fois, c’était un amas de mines et de destruction. Toutes les infrastructures avaient été détruites : éducation, santé, aspects humanitaires. Aucun endroit au monde n’a connu une destruction aussi importante que Raqqa. Grâce aux efforts du CDS [Conseil démocratique syrien] et au soutien des organisations humanitaires, nous avons franchi une étape décisive. »
Bien qu’elle soit d’origine kurde, Mustafa était aimée des Kurdes, des Arabes et de tous les groupes hétérogènes qui composaient la population de Raqqa. Elle s’est consacrée non seulement à la reconstruction des infrastructures pratiques et fonctionnelles, mais aussi à celle des éléments culturels et historiques déterminants de la ville.
« Mustafa n’était pas seulement une fille kurde. Elle se considérait comme une fille de la ville de Raqqa et considérait tous les habitants de la ville de Raqqa comme son peuple, de toutes les origines sociales. Sa proximité avec le peuple et ses composantes était équilibrée et elle ne faisait pas de distinction entre les différentes confessions ou religions », a déclaré Nour al-Din.
Nour al-Din a ajouté que Mustafa était déterminée à reconstruire aussi bien l’église arménienne détruite que la grande mosquée de la ville, « qui avait un impact sur les habitants de Raqqa et constituait l’élément le plus important de la ville ».
Les efforts de Mustafa ont fini par attirer l’attention de personnes extérieures à la ville et au pays.
« J’ai été totalement choqué par l’annonce de sa mort. Elle était très charismatique. Elle crachait au visage de Daesh. C’est une tragédie qu’elle soit morte », a déclaré à KCS Jeremie, le coordinateur d’une ONG internationale anonyme qui a travaillé aux côtés de Mustafa de 2019 à 2021.
« Je n’ai pas rencontré beaucoup de fonctionnaires comme elle, pour être honnête », a déclaré Jeremie, dont le travail dans le secteur humanitaire l’a amené à parcourir le Moyen-Orient et le monde.
« L’une des premières choses publiques qu’elle a faites à Raqqa lorsque j’y étais […] a été de reconstruire les systèmes d’éclairage. Je me souviens que c’était une grande affaire, et tout le monde était préoccupé par d’autres priorités à l’époque. Mais quand on y pense, pour Raqqa après Daesh, un bon éclairage la nuit était important pour la sécurité – en particulier pour les femmes. En ce sens, elle pensait aux habitants de Raqqa en tant qu’individus », a-t-il déclaré.
Jeremie a décrit la facilité avec laquelle il travaillait avec Mustafa, qui approchait souvent les ONG avec des projets adaptés à leurs spécialités et mettait en relation les organisations humanitaires avec des civils qui pouvaient les aider à reconstruire la ville détruite de la manière la plus inclusive possible.
En 2021, Mustafa a remporté le World Mayor Jury Award, décerné par la City Mayors Foundation aux « maires les plus remarquables du monde, ceux qui ont servi leurs concitoyens avec intégrité, courage et diligence », selon le site web du projet. Le prix 2021 a été décerné spécifiquement aux maires « qui ont fait preuve d’un leadership exceptionnel pendant la pandémie de Covid-19 ».
« Dans une société dominée par les rivalités tribales et une société tribale dominée par les hommes arabes, en tant que jeune femme et symbole pour toutes les femmes arabes et kurdes, Leila démontre quotidiennement par sa communication et son comportement comment les conflits traditionnels peuvent être surmontés par la coopération et l’engagement dans une entreprise commune », peut-on lire dans l’essai à l’appui de sa nomination.
« [Leila] montre quotidiennement, par son énergie et son engagement, comment des personnes de différents horizons de cette société peuvent travailler ensemble à la fois au niveau stratégique du Conseil civil, mais aussi, et peut-être plus significativement, sur la ligne de front. »
« Leila a la détermination et le courage de ne pas se laisser abattre par ces problèmes majeurs, ces obstacles et ces dangers qui menacent la vie. Elle montre quotidiennement, par son énergie et son engagement, comment des personnes de différents horizons de cette société peuvent travailler ensemble à la fois au niveau stratégique du Conseil civil, mais aussi, et peut-être plus significativement, sur la ligne de front. En tant que coprésidente, Leila fait preuve d’une énergie et d’un leadership extraordinaires en continuant à construire des coalitions de personnes pour reconstruire Raqqa. Son objectif n’est pas seulement de reconstruire Raqqa, mais aussi d’aider à créer une société civile fondée sur la démocratie et la réconciliation », poursuit l’essai.
Au cours de la dernière période de sa vie, Mustafa a souffert de problèmes de foie et a été transférée à Damas pour y être soignée. Alors qu’elle subissait une intervention chirurgicale, elle est malheureusement décédée à l’âge de 35 ans.
Le général Mazloum Abdî des FDS a fait l’éloge de Mustafa en tant que « symbole d’une femme libre et ambitieuse » qui « a mené le processus de reconstruction après avoir vaincu la mentalité violente de Daesh », la décrivant comme « une grande dirigeante et un symbole d’égalité et d’humanité ». De même, Îlham Ehmed, présidente du comité exécutif du CDS, a décrit Mustafa comme une « jeune femme libre qui a fait preuve de détermination et d’initiative en renforçant les liens de relations fraternelles entre les habitants de Raqqa et toutes ses cultures. »
La journaliste indépendante Solin Muhammed Amin s’est souvenue de Mustafa comme d’un « symbole de soutien et d’encouragement pour les femmes ambitieuses qui aspirent au succès ». Elle a ajouté : « Elle n’a jamais hésité à m’aider et à coopérer à mon travail journalistique et à mes activités féministes ». Enfin, Mme Amin a rédigé une épitaphe appropriée, résumant que « sa mémoire restera vivante dans les cœurs de ceux qui ont bénéficié de ses efforts pour reconstruire Raqqa ».
En plus d’être commémoré par la City Mayors Foundation, Mustafa a été immortalisé dans le documentaire français 9 jours à Raqqa.
« La chose la plus importante est que nous avons été libérés du cauchemar appelé Daesh », se souvient Mustafa pour le documentariste, dont le film a été diffusé dans le monde entier et a fait partie de la sélection officielle de Cannes en 2020. « Tout semble… possible », dit-elle à la caméra en souriant. Et grâce à son leadership indéfectible, pour les femmes de Raqqa, c’est toujours le cas.