Élan transformateur en Iran : le Kurdistan en première ligne

Oct 8, 2022A la une, Actualités, Femmes

Quel rôle joue le Kurdistan oriental (Rojhelat) dans le mouvement de protestation actuel en Iran ? Et pourquoi ces soulèvements sont-ils transformateurs pour l’Iran ? La formation, les demandes et la direction de ces protestations montrent comment les relations nouvelles et changeantes entre les Kurdes et la société iranienne dans son ensemble façonnent un mouvement de protestation capable de défier la République islamique comme jamais auparavant. En partenariat avec la revue Ballast, nous publions ici une traduction d’une analyse de Allan Hassaniyan publiée sur le site du Kurdish Peace Institute. L’auteur et chercheur revient sur le rôle, régulièrement occulté dans les médias moyen-orientaux et internationaux, des Kurdes d’Iran dans le déclenchement de ce nouveau mouvement de protestation et, plus largement, sur les points aveugles d’une lecture étroitement nationaliste et centralisatrice.

État et société en Iran

Si l’on prend comme point de départ la création de l’État-nation iranien en 1925, on peut affirmer que le contrat social entre l’État et la société en Iran est né paralysé et dysfonctionnel. La société iranienne est semblable aux sociétés d’autres États du Moyen-Orient qui n’ont jamais connu de liberté et de démocratie réelles. La modernité a été prescrite à ces sociétés dans le cadre d’un régime autoritaire. Une forme de nationalisme a été imposée de haut en bas à leurs communautés multiethniques et multireligieuses. En réponse, la lutte pour la démocratie, l’inclusion et le changement a été une entreprise continue en Iran, menée par différents peuples et communautés.

L’Iran est un pays où de nombreuses révolutions et soulèvements ont échoué, notamment la révolution constitutionnelle, la révolution de 1979 et le Mouvement Vert. Elles peuvent toutes être qualifiées d'”échouées” car aucune d’entre elles n’a satisfait le désir populaire de changement démocratique, souvent en raison de la répression de l’État et de la marginalisation des forces progressistes. Cependant, elles ont donné aux peuples d’Iran une expérience précieuse en matière de résistance.

Ce que nous observons aujourd’hui est la continuation d’un désir et d’une lutte centenaires pour le changement et le progrès en Iran. Un examen du soulèvement en cours suggère qu’il est trop tôt pour qualifier les protestations de véritablement nationales, mais elles sont certainement très répandues. Des habitants des principales villes et provinces, dont Téhéran, Shiraz, Rasht, Kermashan, Saqqez, Ahwaz, Zahedan, Zabol, Sanandaj, et bien d’autres, y participent depuis près de trois semaines.

Le catalyseur de la révolution

Selon Dennis W. K. Khong et P. C. Lim, tout soulèvement et toute révolution ont un catalyseur. Par exemple, l’auto-immolation du vendeur ambulant tunisien Mohamed Bouazizi en décembre 2010 est devenue le catalyseur de la révolution tunisienne et, plus largement, du printemps arabe. Le meurtre brutal de Jina (Mahsa) Amini, une Kurde de 22 ans, par les forces de sécurité iraniennes le 16 septembre 2022 et les manifestations kurdes qui ont suivi sont également devenus le catalyseur du soulèvement actuel en Iran.

Jina a été assassinéealors qu’elle visitait Téhéran avec sa famille lorsqu’elle a été arrêtée par la “police des mœurs” pour avoir porté un hijab “incorrect” – une infraction pénale en Iran. Elle a été arrêtée, emmenée dans un centre de “rééducation” islamique géré par l’État, puis hospitalisée en raison de blessures à la tête dues aux coups reçus pendant sa garde à vue. Elle est tombée dans le coma et a été déclarée morte quelques heures plus tard“.

Malgré les menaces des forces de sécurité iraniennes à l’encontre de la famille de Jina et de la communauté kurde locale, des milliers de personnes se sont rassemblées pour ses funérailles dans la ville kurde de Saqqez le lendemain. Sur la pierre tombale de Jina, on pouvait lire : “Très chère Jina, tu ne mourras jamais ! Ton nom deviendra un symbole“. C’est ce qu’il est en effet rapidement devenu.

Une synthèse de chagrin, de colère et de profond désir de changement a transformé ses funérailles en une manifestation de résistance. Les personnes en deuil ont chanté des chansons kurdes révolutionnaires et scandé des slogans anti-régime, comme “mort au dictateur”. Les femmes de Saqqez ont retiré leur foulard en signe de protestation contre le meurtre de Jina et de résistance à la politique conservatrice du régime islamique en matière de genre. Les manifestant.es de Saqqez ont arraché les images de l’ayatollah Ali Khamenei, le guide suprême de l’Iran.

Les manifestations antigouvernementales se sont ensuite étendues à la ville voisine de Diwandare. Les habitants de Sine (ou Sanandaj), la capitale de la province du Kurdistan, et d’autres provinces kurdes comme Kermanshah, Lorestan et Ilam se sont joints aux protestations le jour suivant. Deux grèves générales à l’échelle du Kurdistan, l’une le 19 septembre et l’autre le 1er octobre, ont reçu le soutien des cinq provinces kurdes d’Iran.

Les protestations se sont rapidement étendues à plus de 30 provinces. Elles ont été accueillies par une réponse brutale des forces de sécurité iraniennes, avec des rapports faisant état de la mort d’au moins 75 personnes et de plusieurs milliers d’autres détenues et blessées. Le président iranien Ibrahim Raisi a menacé de traiter les manifestant.es de manière “ferme” s’ils ne cessaient pas leurs manifestations.

« Une synthèse de chagrin, de colère et de profond désir de changement a transformé ses funérailles en une manifestation de résistance. »

Les soulèvements transformateurs

On ne sait pas encore comment le mouvement de protestation va évoluer ni dans quelle mesure le régime parviendra à le réprimer. Cependant, quoi qu’il arrive, les soulèvements ont déjà franchi une étape importante, redéfinissant les relations entre l’État et la société en Iran et “secouant la République islamique dans ses fondements“. Les changements dans les relations entre le centre perse du pays et sa périphérie non perse illustrent cette transformation.

NATIONALISME ET DIVERSITÉ EN IRAN
L’Iran est un pays diversifié, composé de Perses, d’Azéris, de Kurdes, de Baloutches, d’Arabes, de Turkmènes et de bien d’autres ethnies. Les habitants du pays peuvent être classés en deux catégories : ceux du centre et ceux de la périphérie, non seulement en termes de situation géographique, mais aussi sur le plan politique et en termes d’accès à la prise de décision, à la richesse et aux privilèges.

Ainsi que le montrent des chercheurs comme Mostafa Vaziri et Reza Zia-Ebrahimi, le nationalisme iranien est source de division et d’exclusion. En termes d’identité, l’Iran peut être classé comme une société fondamentalement fragmentée ; le sentiment intérieur du « nous » et de « l’autre » s’avère assez fort. L’État a toutefois tenté de le dissimuler en recourant à la violence et à la force coercitive. Barzoo Eliassi affirme que le nationalisme iranien est, par essence, une décoration de la suprématie perse. Contrairement au nationalisme turc, qui affirme fièrement son origine et sa suprématie turques, le nationalisme iranien est insaisissable. Il dissimule la particularité perse, laquelle s’est imposée par la violence idéologique et politique.

En conséquence, la solidarité intercommunautaire est donc un élément absent de la société iranienne. Il est difficile de trouver des exemples significatifs où le segment privilégié et dominant (perse) de la société iranienne offre sa solidarité à la lutte des nations et communautés subalternes et exclues situées à la périphérie de l’Iran.

Cet arrangement, bien que fondamentalement instable, a jusqu’à présent bien fonctionné pour l’État : les communautés et les groupes nationaux d’Iran ont généralement mené leurs luttes pour la liberté en s’isolant les uns des autres. Il s’agit là d’une preuve évidente de l’absence d’un esprit national unifié et volontaire partagé par les diverses communautés nationales iraniennes.

DE NOUVEAUX MODÈLES DE SOLIDARITÉ ?

Dans ce contexte, le mouvement de protestation actuel représente une nouvelle page en train de se tourner : à la fois dans la participation des personnes du centre et de la périphérie et dans la relation entre ces régions.

Les régions centrales de l’Iran, y compris Téhéran, ont été relativement épargnées par les manifestations massives remettant en cause l’autorité du régime islamique depuis l’écrasement du Mouvement vert en 2009 – surtout si on les compare aux régions périphériques du pays comme le Kurdistan, le Khuzestan, le Sistan et le Baloutchistan.

C’est la première fois dans l’histoire du régime islamique que des communautés du centre expriment leur solidarité et suivent l’exemple de la périphérie. Comme décrit ci-dessus, les protestations ont commencé dans les régions kurdes et se sont étendues à d’autres parties du pays. Les manifestants à travers l’Iran partagent un esprit commun et utilisent les mêmes slogans. Par exemple, “jin, jiyan, azadî” [femme, vie, liberté], un slogan du mouvement kurde qui représente une approche unique de l’égalité des sexes, est devenu un slogan commun, liant ces protestations à travers l’Iran.

D’un point de vue kurde, ce que nous voyons dans d’autres parties de l’Iran est la reconnaissance de la dynamique kurde de changement démocratique. Théoriquement, on pourrait s’attendre à ce qu’une métropole comme Téhéran soit le centre de la révolution, et que les provinces et les périphéries suivent son exemple. Cette fois, cependant, Téhéran a suivi l’exemple du Kurdistan. Le XXIe siècle est riche en exemples d’actes d’activisme civique au Kurdistan, où les grèves générales et les manifestations de rue sont des méthodes courantes d’opposition aux politiques discriminatoires de Téhéran envers les Kurdes. Néanmoins, la souffrance des Kurdes, comme celle des populations du Khuzestan, du Sistan et du Baloutchistan, a été ignorée par la majorité de la société iranienne, et aucune solidarité n’a été accordée – jusqu’à présent.

Pour comprendre pourquoi cela est transformateur, il est important de comprendre les raisons pour lesquelles cela ne s’est pas produit auparavant. L’État iranien a nié l’existence du peuple kurde et en a fait un “autre” invisible. Sa lutte pour les droits fondamentaux et la démocratie a non seulement été exclue mais aussi qualifiée de trahison. Cette exclusion, ce déni et cette criminalisation signifient que les non-Kurdes ne connaissent pas les efforts des Kurdes pour résister à l’autoritarisme et à l’oppression en Iran. Le Kurdistan a été la seule région d’Iran à boycotter le référendum en faveur de la République islamique en mars 1979, juste après la révolution iranienne. Dans l’ère post-révolutionnaire, lorsque le régime islamique a réussi à étouffer les voix de l’opposition, la résistance du peuple kurde et l’accueil de groupes d’opposition de différentes régions d’Iran ont fait de la région un “bastion de la révolution” pour les forces progressistes.

Les récents événements et incidents survenus à Téhéran, dans le Mazandaran, le Sistan, le Baloutchistan et d’autres régions d’Iran montrent que ces manifestations, qui ont débuté en solidarité avec les manifestations au Kurdistan, constituent désormais un mouvement généralisé pour le changement de régime. Une autre action menée par un segment opprimé de la société le souligne : le retrait par les femmes de leur foulard obligatoire, un défi symbolique central à l’autorité du régime islamique. Les manifestants ne luttent pas uniquement contre les codes vestimentaires et la “police des mœurs”, mais s’attaquent à ces symboles oppressifs dans le cadre d’une lutte contre les violations systémiques des droits humains, contre des décennies de terrorisme d’État et d’oppression intersectionnelle, et contre l’exclusion des communautés non perses et non chiites. Ce soulèvement est une révolte contre le racisme, la misogynie et l’exclusion de l’État.

« C’est la première fois dans l’histoire du régime islamique que des communautés du centre expriment leur solidarité et suivent l’exemple de la périphérie. »

Obstacles au changement

Malgré son impact sans précédent, le mouvement de protestation est confronté à de sérieux défis. Les manifestations sont encore éparpillées, et le régime a toujours la capacité de sévir lorsque la situation s’aggrave dans une ville ou une région. Les secteurs décisifs, comme les bazzaris (marchands et commerçants), les travailleurs des principales industries iraniennes et les employés de l’État n’ont pas encore rejoint le mouvement en grand nombre.

En conséquence, les minorités nationales, les femmes et les étudiants universitaires sont les principales sections de la société iranienne qui ont porté le fardeau des mesures de répression pour assurer la poursuite des manifestations. À Shno (Oshnavieh), les manifestants kurdes ont réussi à contrôler toute la ville pendant une nuit. Les responsables locaux et les forces de sécurité ont évacué leurs familles hors des villes kurdes ou les ont relogées dans des garnisons et des bases militaires. Cependant, de nombreux Kurdes craignent que l’unité et la solidarité ne disparaissent s’ils revendiquent l’égalité des droits de citoyenneté et le droit d’exprimer leur identité nationale singulière.

La crainte d’une violence d’État imprévisible et sévère est également immense au Kurdistan et dans d’autres régions peuplées de nations opprimées. Le 28 septembre, le célèbre Corps des gardiens de la révolution islamique (IRGC) a mené de multiples attaques contre les bases, les écoles et les installations civiles des partis d’opposition kurdes Komala, Parti Démocratique du Kurdistan d’Iran (KDPI) et PAK (Parti de la Liberté du Kurdistan) au Kurdistan irakien. Ces attaques ont provoqué des dégâts matériels et fait plusieurs morts et blessés, notamment des femmes et des enfants. La société kurde voit dans ces attaques un signe de la peur et du désespoir du régime. Au Sistan et au Baloutchistan, où les forces de sécurité répriment depuis des décennies le peuple baloutche, les communautés locales ont tenté de se défendre. L’agence de presse pro-régime Tasnim a ainsi rapporté la mort d’Ali Mousavi, commandant des services de renseignement de l’IRGC au Sistan et au Baloutchistan. La répression étatique qui en a résulté a entraîné la mort de dizaines de civils et en a blessé beaucoup d’autres.

Les leçons du mouvement de protestation

Trois semaines de manifestations soutenues montrent que, même dans une société aussi divisée que celle de l’Iran, des soulèvements unifiés contre le régime sont possibles malgré un sentiment faible ou absent d’appartenance à une identité nationale officielle. À cet égard, la lutte pour l’égalité des sexes représente une dynamique unificatrice importante. En raison de la marginalisation des Kurdes et de leur histoire de lutte, la reconnaissance des préoccupations kurdes par les forces progressistes est une condition préalable importante à la réussite d’un changement fondamental en Iran. Le fait que ce mouvement ait suivi l’exemple des manifestants kurdes est un signe important que de nouvelles formes de solidarité se développent dans ce sens. À l’avenir, les tentatives visant à maintenir l’unité de la lutte contre le régime islamique iranien devraient respecter les différences de revendications soulevées par des personnes issues de différents milieux en Iran, et non imposer l’homogénéisation.