L’histoire des escadrons de la mort turcs – deuxième partie
Cet article est la deuxième partie d’une série de trois sur les escadrons de la mort turcs, parus initialement sur RojInfo en mars 2022. Le premier volet est consultable ici.
Alors qu’au printemps 2022 le procès jugeant la tentative d’assassinat des dirigeants kurdes du KNK Remzi Kartal et Zübeyir Aydar se poursuivait en Belgique, tous les regards étaient à nouveau tournés vers les « escadrons de la mort » turcs en Europe. Alors que de nouveau, trois militant.es kurdes ont été assassiné.es à Paris, le 23 décembre 2012, l‘article revient sur l’histoire des pratiques d’assassinats ciblés de la Turquie, et retrace leur continuité avec les pratiques génocidaires de la jeune république turque.
SADAT et la menace d’opérations en Europe
Bien que les activités croissantes de la société militaire privée SADAT en Europe ces dernières années aient été ignorées, à la fois par les autorités européennes et les principaux médias, des informations partielles reflétées dans certains médias indiquent que le danger est grand. S’adressant en novembre 2018 au Huffington Post [ndlr : la page de l’article est désormais inactive], l’ancien officier de l’OTAN Cafer Topkaya a averti que SADAT se préparait à mener des opérations en Allemagne. Le major Cafer Topkaya qui était à l’époque en poste au siège de l’OTAN à Bruxelles, fait partie des nombreuses personnes arrêtées après le putsch manqué du 15 juillet 2016 en Turquie. Libéré après un an et demi en prison, Topkaya a fui à l’étranger.
Affirmant que le MIT (Services de renseignement turcs) pouvait mener des opérations d’enlèvement dans les pays d’Europe occidentale, à l’instar de celles réalisées au Kosovo et en Afrique, Topkaya a déclaré que le gouvernement d’Erdogan comptait utiliser la société militaire turque SADAT à cet effet. Soulignant que SADAT était le groupe armé le plus puissant de Turquie, Topkaya a ajouté : « Un de mes amis dans l’armée m’a raconté que SADAT tentait de monter une opération contre les dissidents en Europe. Mon ami est une source fiable au sein de l’armée. Il a également dit que SADAT envoyait des messages à ses cellules dormantes en Europe via l’agence de presse Anadolu (AA) » [ndlr : dont une figure connue en France, notamment dans les milieux anti-racistes, est la journaliste Feiza Ben Mohammed, qui participe au relai de la propagande du régime turc].
L’affaire de Bruxelles est considérée comme cruciale dans la prévention à l’égard des réseaux d’espionnage et des plans d’assassinat turcs. À la suite de l’enquête sur la tentative d’assassinat en juin 2017 contre le coprésident de KONGRA GEL, Remzi Kartal, et le membre du conseil exécutif de l’Union des communautés du Kurdistan (KCK), Zübeyir Aydar, l’affaire a été renvoyée devant la juridiction pénale le 18 juin 2021.
La première audience a eu lieu le 1er octobre 2021. Quatre personnes sont jugées dans cette affaire : Zekeriya Çelikbilek, Yakup Koç, Necati Demiroğulları et Hacı Akkulak. Ce dernier est d’origine kurde. Initialement missionné pour collecter des informations, il a révélé le complot lorsqu’il s’est rendu compte que le véritable objectif était de commettre des assassinats.
Cette affaire est de nature « explosive » pour les services de renseignement turcs et ceux des pays occidentaux qui coopèrent avec eux. Les dirigeants kurdes souhaitent que cette tentative d’assassinat soit condamnée par la justice belge. Ils espèrent que le cas de la Belgique constituera un précédent pour les autres pays européens.
Dans le cadre de l’enquête menée par les instances judiciaires belges concernant la tentative d’assassinat, des informations importantes ont été recueillies, notamment grâce au suivi technique. L’analyse des échanges téléphoniques entre deux personnes a révélé la préparation de plans sanglants. Les appels téléphoniques en question sont ceux passés par Zekeriya Çelikbilek, avant que le véhicule transportant l’équipe d’assassins turcs ne fasse l’objet d’un prétendu contrôle de routine de la part de la police belge, à Bruxelles en 2017. L’enquête a révélé un travail exploratoire et une recherche de matériel pour l’assassinat.
Selon les informations figurant au dossier, l’un des suspects, Yakup Koç (photo ci-dessous), surnommé « Colonel », est entré en action après avoir rejoint en France Zekeriya Çelikbilek. Yakup Koç avait attiré l’attention avec une carte d’identité appartenant à la police turque qu’il portait sur lui lors du contrôle de police en Belgique. L’enquête a démontré que Koç travaillait également à l’ambassade de Turquie à Paris.
L’épicentre de l’équipe se trouvant en France, la justice belge a demandé aux autorités françaises de mener une enquête dans le cadre de la coopération judiciaire internationale. C’est ainsi que la police française a mis les téléphones des personnes impliquées sous écoute. Mais, selon Jan Fermon, avocat des parties civile, la France retient des informations importantes.
Toutefois, les écoutes téléphoniques ont permis d’identifier un réseau autour de Çelikbilek et Koç, ce dernier étant considéré comme le chef du groupe. L’enquête a démontré par ailleurs que tous les membres du groupe avaient des liens avec l’ambassade de Turquie à Paris ainsi qu’avec Ankara. De nombreux membres de l’équipe figurent sur des photos en compagnie d’un conseiller d’Erdogan au palais présidentiel d’Ankara. Les membres de l’équipe ont des professions telles qu’électricien, vendeur de voitures d’occasion, etc. Par exemple, Çelikbilek se présentait comme ingénieur en électricité.
« selon Jan Fermon, avocat des parties civile, la France retient des informations importantes »
Mais en arrière-plan, l’image est différente. « Demain, je dois aller en Belgique pour la patrie », dit Irfan Yeşilyurt, l’un des membres du groupe dans les écoutes. En 2017, il se rend à Gand, en Belgique, et se procure une voiture auprès d’un « homme d’affaires turc », Necati Demiroğulları, avec laquelle il se rend à Ankara. Demiroğlulları, qui est le beau-frère de Yakup Koç, est responsable de toute la logistique de l’équipe d’assassinat. Il fabrique de faux documents pour Yeşilyurt, présentant le véhicule comme un « véhicule de société » et l’homme comme un « employé de la société ». Lors de l’enquête, des copies du passeport et d’autres documents sont trouvées sur le compte WhatsApp de Demiroğulları. Ainsi, la justice belge décide d’approfondir l’enquête sur Yeşilyurt.
Yeşilyurt, inscrit à l’état civil de la province de Trabzon, est décédé le 8 avril 2021, à l’âge de 41 ans, des suites du » Covid-19 » . Son corps a été enterré dans sa ville natale. L’enquête a déterminé que İrfan Yeşilyurt avait envoyé un colis à Istanbul par Chronopost avant de mourir. Yeşilyurt a appelé Chronopost et s’est mis en colère, demandant pourquoi son colis n’était pas arrivé à destination. La police française, qui a interrogé Yesilyurt, lui a demandé ce qu’il avait envoyé à Istanbul. Yesilyurt a dit qu’il s’agissait d’une liste de noms et de numéros de téléphone. Lorsque la police a demandé de quel type de noms il s’agissait, elle a reçu une réponse incohérente. Yeşilyurt a soutenu qu’il s’était rendu dans les cimetières en France, avait écrit les noms des Turcs qui y étaient enterrés et les avait envoyés à Ankara. Le fait que la police française se soit contentée de cette réponse soulève des questions. Les morts auraient-ils donc des numéros de téléphone ? Les enquêteurs belges ont également constaté que Yeşilyurt faisait l’objet d’un signalement dans un système d’alerte secret de l’espace Schengen. En d’autres termes, chaque fois que Yeşilyurt franchissait la frontière, l’information était transmise aux autorités concernées. Cela signifie que les Français suivaient Yeşilyurt.
L’enquête permet de comprendre que l’épicentre de l’équipe d’assassins envoyée en Belgique est la France. Les photographies des suspects avec İsmail Hakkı Musa, ambassadeur turc en France à l’époque, révèlent les connexions de l’équipe. Çelikbilek et İsmail Hakkı Musa sont debout côte à côte sur l’une des photos. Dans le dossier d’enquête réalisé en Belgique, des indices montrent que les « actions de ce réseau criminel étaient coordonnées par İsmail Hakkı Musa » en Europe. Alors que les soupçons sur Musa se renforçaient, l’ancien ambassadeur est rentré en Turquie le 14 mars 2021, annonçant la fin de son mandat à l’ambassade. Musa était le numéro deux du MIT au moment de l’assassinat de trois militantes kurdes à Paris en janvier 2013 (sur la photo ci-dessous, Zekeriya Çelikbilek est à gauche et İsmail Hakkı Musa au milieu).
Si certaines photos ont été partagées sur les réseaux sociaux, d’autres se trouvaient sur le téléphone portable de Çelikbilek. Lors de l’interrogatoire, Çelikbilek a affirme qu’une des photos avait été envoyée par Yeşilyurt. Yeşilyurt se tient entre deux personnes sur la photo. Lorsqu’on demande à Çelikbilek qui ils sont, il répond que l’un d’eux est de la famille, que l’autre est Yeşilyurt, et que le troisième n’est pas connu de lui. Cependant, la personne qu’il prétend ne pas connaître est Adnan Tanriverdi, fondateur de SADAT et ancien conseiller personnel du président turc Recep Tayyip Erdogan.
Tanriverdi avait attiré l’attention lors de sa visite à Paris avec Erdogan en 2018. Son nom n’avait pas été mentionné dans la délégation officielle. L’équipe dispose de photos prises avec Tanrıverdi, tant à Ankara qu’à Paris. L’enquête a révélé que l’équipe, qui était basée à Paris avait pour mission de rencontrer Tanrıverdi et Seyit Sertçelik. Ce dernier est alors le conseiller principal du président Erdoğan et membre du conseil présidentiel de la politique de sécurité et de la politique étrangère. Le professeur Seyit Sertçelik semble être principalement occupé à nier le génocide arménien. Sur une photo qu’il a partagée sur Facebook, on peut le voir en train de visiter une prison turque à Afrin, une ville du Rojava occupée par l’État turc depuis mars 2018.
Deux photographies de Sertçelik attirent particulièrement l’attention. L’une avec Çelikbilek à Paris (ci-dessous, Sertçelik est le 2e en partant de la gauche), l’autre avec Keskin et Koç à Ankara. Zekeriya Çelikbilek a pris la photo à Ankara. Ces trois personnes ont rendu visite à Sertçelik dans son bureau situé dans le palais d’Erdogan à Ankara. Le téléphone de Çelikbilek contient par ailleurs la copie d’une note manuscrite et des photos sur lesquelles figure le nom d’un attaché militaire de l’ambassade de Paris. L’attaché militaire, dont on n’a pas pu apprendre le nom, décrit dans cette note ce qu’il a fait pour l’AKP. Lorsque la police française a demandé à Çelikbilek ce que cela signifiait, il a répondu que l’attaché militaire était accusé d’être affilié à la communauté Fethullah Gülen et qu’on lui avait demandé de remettre le papier mentionné à Erdoğan s’il devait être appréhendé.
Le dossier présenté aux juges belges comprend 7 000 pages. Zübeyir Aydar, qui était la cible de la tentative d’assassinat, a affirmé que « L’existence d’un réseau criminel est très clairement révélée dans ce dossier. Les plans d’assassinat ont été exposés en toute clarté, et il apparaît clairement dans le dossier que cela est en lien direct avec le MIT, le gouvernement turc et même Tayyip Erdogan. »
Le parquet soutient qu’il n’y a pas eu de tentative d’assassinat et qu’il pourrait s’agir d’une activité de renseignement. Cependant, fait remarquer l’avocat Jan Fermon, « les faits contenus dans le dossier indiquent quelque chose de complètement différent. Il est clair pour moi qu’il y a eu une tentative d’assassinat. Le commentaire du procureur est assez surprenant ».
De nombreuses questions concernant les personnes qui ont des liens avec le sommet de l’État turc attendent des réponses. Alors que la Turquie ne contribue en aucune façon à l’enquête, le partage lacunaire des informations par la France éveille les soupçons, d’autant plus qu’aucune enquête n’a été ouverte en France contre le principal suspect Yakup Koç.
La France n’a ouvert aucune enquête à l’encontre des membres de l’équipe qui ont espionné sur son territoire et tenté de commettre un assassinat en Belgique. Au contraire, certains de ses membres continuent à vivre en France en toute impunité. Lorsqu’il a été interrogé par la police sur Zekeriya Çelik, İrfan Yeşilyurt aurait répondu : « Pourquoi me demandez-vous cela ? Il travaille pour vous ». Quel genre de liens les services français entretiennent-ils avec l’équipe d’assassins ? Pourquoi ne partagent-ils pas toutes leurs informations avec les autorités belges ? Le chef de SADAT a-t-il rencontré les services français lors de sa visite à Paris en 2018, et si oui, de quoi ont-ils discuté ? Pourquoi İrfan Yeşilyurt a-t-il été détecté par le système d’alerte Schengen ? Pourquoi a-t-il été soudainement renvoyé ? Et surtout, les véritables auteurs de la tentative d’assassinat seront-ils cette fois-ci poursuivis devant un tribunal européen ? Et Ankara, autrement dit « le cerveau », sera-t-il touché ?