L’histoire des escadrons de la mort turcs – troisième partie
Cet article est la troisième partie d’une série de trois sur les escadrons de la mort turcs, parus initialement sur RojInfo en mars 2022. Le premier volet est consultable ici, le second là.
Alors qu’au printemps 2022 le procès jugeant la tentative d’assassinat des dirigeants kurdes du KNK Remzi Kartal et Zübeyir Aydar se poursuivait en Belgique, tous les regards étaient à nouveau tournés vers les « escadrons de la mort » turcs en Europe. Alors que de nouveau, trois militant.es kurdes ont été assassiné.es à Paris, le 23 décembre 2012, l‘article revient sur l’histoire des pratiques d’assassinats ciblés de la Turquie, et retrace leur continuité avec les pratiques génocidaires de la jeune république turque.
Trois militantes kurdes tuées à Paris
Il existe de sérieux indices démontrant que la tentative d’assassinat en Belgique et les exécutions à Paris ont été coordonnées « politiquement » par le même centre. À cet égard, ces deux affaires ne peuvent être dissociées. Sakine Cansız (Sara), cofondatrice du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), Fidan Doğan (Rojbîn), représentante du Congrès national du Kurdistan (KNK) à Paris, et Leyla Şaylemez (Ronahi), membre du Mouvement de la jeunesse kurde, ont été assassinées le 9 janvier 2013, en plein cœur de Paris, chacune de trois balles dans la tête.
L’enquête ouverte au lendemain du massacre a très vite pointé du doigt les services de renseignement turcs (MIT). Des documents révélés en 2014 ont montré que l’ordre du massacre avait été donné à Ankara. Une note de mission confidentielle datée du 18 novembre 2012 porte la signature de responsables du MIT. Elle évoque « un plan opérationnel pour neutraliser Sakine Cansız ».
Dans un enregistrement audio divulgué sur internet le 12 janvier 2014, on peut entendre le tueur, Ömer Güney, discuter de plans d’assassinat avec des agents du MIT. Autre indice de l’implication d’Ankara, Ömer Güney avait en 2014 – il était alors détenu à Fresnes – remis à un ami venu lui rendre visite un billet adressé au MIT. Dans le billet en question, il demandait l’aide des services turcs pour un plan d’évasion.
Ömer Güney est mort en prison le 17 décembre 2016, soit environ un mois avant son procès qui devait commencer le 23 janvier 2017. Considérant que l’action publique était éteinte avec la mort du meurtrier présumé, la justice française a classé l’affaire.
Cependant, un événement important survenu au Sud-Kurdistan (Nord de l’Irak) a contribué à la réouverture du dossier. Deux hauts responsables du MİT qui planifiaient d’assassiner des dirigeants du PKK ont été capturés lors d’une opération spéciale organisée par la guérilla kurde le 4 août 2017 au Sud-Kurdistan. Erhan Pekçetin, responsable des opérations à l’étranger, et Aydın Günel, responsable des ressources humaines du MIT, ont confirmé l’authenticité du document confidentiel et de l’enregistrement audio dans des aveux filmés. Ils ont de plus donné les noms des responsables du MİT avec lesquels l’assassin des trois femmes était en contact.
Parmi les organisateurs du massacre de Paris figurait Sebahattin Asal, qui était sous-secrétaire adjoint du renseignement stratégique en 2018 et vice-président des activités « séparatistes ethniques » en 2013. Cette personne avait participé, en tant que bras droit de Hakan Fidan, le chef du MIT, aux négociations entre le PKK et l’État turc.
S’appuyant sur ces révélations, les familles de trois femmes kurdes ont finalement obtenu l’ouverture d’une nouvelle instruction. Cependant, malgré tous les appels, le gouvernement français et ses services de renseignement refusent de communiquer les informations dont ils disposent. « Ce refus qui fait obstacle à la manifestation de la vérité constitue une entrave politique à la mission du juge d’instruction. Ainsi, le gouvernement français maintient dans l’impunité un crime terroriste commis sur son territoire par les services secrets turcs », a dénoncé le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) dans un communiqué publié à l’occasion du 9e anniversaire du triple assassinat.
L’Allemagne, arrière-cour du nationalisme turc et du MIT
L’Allemagne fait partie des pays de l’UE où le réseau d’espionnage turc est le plus actif. Plusieurs facteurs expliquent cette activité. Tout d’abord, les Turcs sont en termes démographiques la population étrangère la plus importante dans le pays. Ensuite, la Turquie et l’Allemagne entretiennent des relations étroites qui remontent à un accord signé entre l’empereur Guillaume II et l’empereur ottoman Abdul Hamid II en 1888. Le général prussien Colmar Freiherr von der Goltz, également connu sous le nom de Goltz Pasha, avait alors été chargé de réorganiser l’armée ottomane et de former les futurs cadres de l’organisation dite des « Jeunes turcs ». Les deux pays signent ensuite un accord en octobre 1961 pour encourager l’immigration de main d’oeuvre turque vers la République fédérale d’Allemagne. Ainsi, le nationalisme turc et les structures paramilitaires ont pris racine en Allemagne dès les années 60.
L’idéologie nazie et le « touranisme » se sont mutuellement nourries. En effet, pendant la Seconde Guerre mondiale, Alparslan Türkeş [ndlr : fondateur du Parti d’action nationaliste (MHP), branche politique des Loups Gris] a établi des liens étroits avec les Nazis, et cette « amitié » a continué après la guerre. Les relations entre les deux pays ne se sont jamais dissipées, même durant les régimes issus des putschs en Turquie. En bref, la coopération et la complicité d’aujourd’hui entre les deux pays sont ancrées dans l’histoire. À cet égard, ce n’est pas un hasard si Ömer Güney, le meurtrier des trois militantes kurdes, était passé par l’Allemagne où il avait vécu plusieurs années, notamment en Bavière.
Le rôle de Ruhi Semen, un Turc vivant en Allemagne, qui se disait l’ami proche d’Ömer Güney, n’est pas encore élucidé. Güney, qui s’est installé en Allemagne suite à son mariage en 2003, a été, depuis lors, constamment en contact avec Semen. Ce dernier, qui était contremaître dans une usine où Güney a travaillé jusqu’en 2009, fournissait des recrues aux établissements turcs en Allemagne et organisait même des groupes nationalistes turcs en Bavière.
Dans les derniers jours de janvier 2013, après la révélation de l’identité d’Ömer Güney, des anciens collègues de Güney contactés par l’Agence de presse Firat News (ANF), ont souligné la relation étroite entre les deux hommes. Cependant, les autorités françaises et allemandes n’ont jamais ouvert d’enquête contre Semen. Chose d’autant plus étonnante alors que Semen était la seule personne à avoir rendu visite à Güney en prison et que c’est à lui que l’assassin avait remis lors de la visite en janvier 2014 un message destiné au MIT.
Selon une enquête menée par ANF, Ruhi Semen est rentré en Turquie après cet événement pour ne retourner en Allemagne que des années plus tard. Depuis de nombreuses années, Semen était actif au sein de la mosquée et de l’association DITIB (Union turco-islamique des affaires religieuses, structure liée et aux Loups Gris) à Miesbach. Bad Tölz et Schliersee, les deux villes de Bavière où a vécu Ömer Güney, sont toutes deux situées à Miesbach. Dans une photographie prise en 2013 et qu’a obtenu l’agence de presse ANF, Semen pose avec un cadre du DITIB. Les deux hommes semblent proches. Après son retour de Turquie à l’été 2020, Semen a été de nouveau actif au sein du DITIB.
Assassinats et politique d’impunité en Allemagne
Il y a également eu des tentatives d’assassinat par l’État turc contre des Kurdes en Allemagne. Le 10 octobre 2017, le tribunal de Hambourg a rendu un verdict scandaleux concernant Mehmet Fatih Sayan, un agent du MIT qui a recueilli des informations sur les politiciens kurdes en Europe et planifié des assassinats. Le tribunal a estimé que Sayan n’était « pas un professionnel » et a ordonné sa libération de prison sous « contrôle judiciaire » pendant deux ans.
Le 12 décembre 2016, après que son identité d’espion a été révélée, Sayan s’est rendu à l’Office fédéral des migrations et des réfugiés à Hambourg et a demandé l’asile. Dans sa première déclaration, Sayan a dit qu’il faisait partie d’un groupe d’assassins organisé par le MIT contre des politiciens kurdes. Il a été immédiatement placé en détention. Plus tard, Sayan a modifié sa première déclaration et a transformé le tribunal de Hambourg en une scène de théâtre, pour ainsi dire. Il a nié la quasi-totalité des accusations, les attribuant à des coïncidences dans sa vie privée, et a tenté de disculper le MIT et de blâmer les policiers proches de la secte Gülen, ancien partenaire de l’AKP.
Durant le procès, le bureau du procureur a déclaré que Sayan travaillait pour les services de renseignement turcs depuis 2013 et avait reçu 30 000 euros en retour. Cependant, malgré de nombreuses informations et des dizaines de documents, le dossier de Sayan a pris place dans les archives comme l’un des dossiers du MIT que l’Allemagne a couvert en 2017. Cela dit, le simple fait que Sayan ait été traduit en justice est considérée comme un « petit miracle » compte tenu des relations entre l’Allemagne et la Turquie. Malgré les nombreuses menaces, tentatives d’assassinat et activités d’espionnage, l’impunité est la norme.
En mai 2015, trois personnes inculpées dans une affaire concernant une cellule de renseignement turque ont été libérées moyennant une caution de 70 000 euros. Parmi elles se trouvait Muhammed Taha Gergerlioğlu, haut fonctionnaire du MIT et conseiller d’Erdoğan. Deux autres, Ahmet Y. et Göksel G., étaient ses employés. Ces agents étaient chargés d’espionner les dissidents kurdes et alévis vivant en Allemagne et d’envoyer les informations recueillies au MİT. Gergerlioğlu a été détenu à l’aéroport de Francfort le 17 décembre 2014. Les noms et adresses de centaines de Kurdes consignées dans un carnet ont été saisies par la police à son domicile. De même, des centaines de noms et des dizaines de copies de passeport ont été trouvés sur son téléphone portable. Sa libération a coïncidé avec la rencontre entre Erdoğan et Angela Merkel, alors chancelière allemande, à Berlin le 19 octobre 2015.
Bien qu’il ait été documenté à de nombreuses reprises que le DİTİB travaillait comme une agence de renseignement du régime Erdoğan, l’enquête contre cette structure a été clôturée en 2018. Le bureau du procureur fédéral, qui n’a fait aucun progrès durant l’année qu’a duré l’investigation, n’avait ouvert une enquête que contre 19 fonctionnaires du DİTİB au motif qu’ils travaillaient pour le MIT. Cependant, ce dossier a aussi été classé sans suite faute de progrès dans l’enquête.
De nombreux crimes restés impunis
En remontant plus loin dans l’histoire, on retrouve la même politique d’impunité dans le cas des assassinats. En 1980, le syndicaliste socialiste Celalettin Kesim est assassiné dans le quartier de Kreuzberg à Berlin par le MIT avec l’aide de racistes et de religieux turcs. Cependant, les autorités allemandes chargées de l’enquête ont choisi de ne pas remonter jusqu’à l’implication d’Ankara.
En 1986, le MIT a enlevé quatre membres de l’organisation gauchiste turque Dev Sol de Stuttgart à Ankara et les a emprisonnés. Les quatre personnes avaient demandé l’asile en Allemagne. Le gouvernement a répondu au Parti de gauche (Die Linke), qui avait soumis une question parlementaire à ce sujet, en affirmant qu’il n’était pas au courant de l’enlèvement.
Le 31 décembre 1994, les membres du TKP ML-TİKKO Nurettin Topuz, Mustafa Akgün et Mustafa Aksakal ont été assassinés par les balles d’un fasciste du MHP dans un café de la ville de Germersheim, dans l’État de Rhénanie-Palatinat. Le meurtrier, dont l’identité a été longtemps dissimulée et qui a été libéré par le tribunal après avoir été placé en détention, a révélé des années plus tard avoir servi dans l’unité « anti-terroriste » de la police de Yozgat avant 1980.
Le 3 septembre 1995, Seyfettin Kalan, un jeune Kurde, a été tué par un groupe de fascistes turcs à Neumünster. Dans les mêmes jours, l’organisation paramilitaire raciste « Ülkücüler », encouragée par le silence de la police, lance une vague d’attaques et de lynchages contre les Kurdes dans toute l’Allemagne. Des lieux appartenant à des Kurdes ont été incendiés à Ulm, Bielefeld et Mülheim. Le meurtrier qui a assassiné Seyfettin Kalan et blessé deux jeunes gens, membre du groupe « Ülkücü », n’a été condamné que pour port d’arme sans permis et a été libéré après un certain temps.
Réseaux d’espions et sociétés-écran
Dans un article publié dans le journal Yeni Özgür Politika le 19 décembre 2017, l’historien-auteur Nick Brauns a fourni les informations suivantes sur le réseau d’espionnage et les structures paramilitaires en Allemagne. « Aujourd’hui, le réseau d’espionnage du MIT (en Allemagne) est estimé à environ 6 000 agents. Ils sont actifs dans les mosquées, les associations turques, les banques turques et les agences de voyage. De cette façon, ils ont également accès aux informations sur les voyages et les crédits des dissidents. Selon les autorités allemandes, le MIT tente également d’influencer des organisations paramilitaires telles que Osmanen Germania. Osmanen Germania a été créé pour intimider, effrayer, intimider et même attaquer les opposants au régime.«
L’État turc dispose également de sociétés écrans en Allemagne qui mènent des activités d’espionnage et ciblent les dissidents. Fondée le 1er avril 2016 par le gouvernement AKP, l’Union des démocrates turcs européens (UETD) n’est que l’une d’entre elles. La police allemande en a été convaincue après une conversation téléphonique entre le chef de l’UETD de la région Rhein-Neckar, Yılmaz İlkay Arin, et Mehmet Bağcı, le chef du gang « Osmanen Germania ».
Arin, qui est également le président fondateur de l’Union sportive turque européenne (ATSB), une autre organisation créée par l’AKP pour organiser les jeunes en Allemagne, était le témoin de mariage de Metin Külünk, député AKP. Külünk est un ami proche du général de brigade à la retraite Adnan Tanrıverdi, un conseiller d’Erdoğan. Ces structures, qui sont directement liées entre elles, ont planifié une attaque contre le comédien allemand Jan Böhmermann en 2017. Celui-ci le comédien a été placé sous protection policière en raison de la menace.
En août 2015, à la frontière germano-suisse, la police a mis la main sur trois mitrailleuses « Scorpion » de fabrication tchèque dans un petit véhicule de transport. Elle a ensuite identifié le destinataire de cette cargaison comme étant le gang « Osmanen Germania ». Ces armes ont été l’une des raisons des perquisitions menées contre ce gang en novembre 2016 sur ordre du parquet de Darmstadt. Jusqu’à ce qu’il soit brièvement démasqué, Külünk, membre de l’AKP, qui se rendait fréquemment dans des pays européens, notamment en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique et en Suisse, tenait des réunions dans des mosquées, des associations et des organisations non officielles de l’AKP déguisées en organisations non gouvernementales. Il a été révélé que le gang « Osmanen Germania », qui a été impliqué dans de nombreux crimes en Allemagne, a également travaillé sous les ordres de Metin Külünk.
Les informations contenues dans ce dossier ne constituent qu’une infime partie des activités de l’ombre organisées par l’État turc dans de nombreuses régions du monde. Depuis sa création, l’État turc a commis de graves crimes contre l’humanité, tant sur son territoire qu’à l’étranger. Les gouvernements occidentaux, qui, à chaque occasion, font la leçon sur les droits humains et la démocratie, ont soit encouragé la Turquie en gardant le silence face à ses crimes, soit ne sont pas allés au-delà d’une condamnation verbale. Les gouvernements européens continuent de fermer les yeux, même s’il est désormais connu que l’État turc entretient des liens intensifs avec des structures telles que Daech.
L’histoire récente montre que les autorités françaises sont tout sauf coopératives en ce qui concerne la chasse aux escadrons de la mort turc en Europe. Alors qu’un nouveau massacre a été commis à Paris le 23 décembre 2022, elles ont immédiatement communiqué dans les médias en mettant en avant l’hypothèse de l’action d’un « déséquilibré » isolé. Pourtant, de nombreux éléments laissent penser que la Turquie pourrait être impliquée derrière les meurtres. A tout le moins, une enquête rigoureuse et transparente qui explore cette piste se doit d’être menée par l’État français, puisque c’est le seul à disposer des moyens d’investigation pour cela. Si il veut rétablir la confiance en sa parole, il doit également, sans tarder, révéler les éléments d’informations en sa possession en ce qui concerne les assassinats de 2013. Sans vérité, sans justice, aucune paix n’est possible.