Une vie libre pour Pakshan Azizi et Sharifeh Mohammadi
Détenues à la prison d’Evin à Téhéran, accusées de « insurrection » et d’appartenance à des organisations opposées au régime iranien, les militantes kurdes Pakshan Azizi et Sharifeh Mohammadi ont toutes été soumises à de la torture et des mauvais traitements et ont été condamnées à mort en juillet, bien qu’elles aient été arrêtées dans des circonstances différentes. Une campagne internationale appelle à l’annulation de ce verdict et à la libération de tou-te-s les prisonnier-es politiques en Iran.
Nous dressons le portrait des deux militantes et publions une lettre écrite par Pakshan Azizi depuis la prison d’Evin. Elle y raconte l’oppression subie en tant que femme kurde, son arrestation violente, les cinq mois passés à l’isolement ainsi que les tortures subies pendant sa détention.
Exécutions en Iran
La peine de mort est particulièrement utilisée en Iran à l’encontre des opposant-es politiques. Des dizaines d’entre elles et eux ont été exécuté-e-s suite au dernier soulèvement en date, à savoir les manifestations et affrontements contre les féminicides politiques après l’assassinat de la jeune femme kurde Jina Mahsa Amini par la police des mœurs.
Rien qu’en 2024, l’ONG Iran Human Rights a compté au moins 249 exécutions dans le pays, dont dix femmes. Les minorités nationales et parmi elles les kurdes sont les victimes principales de cette répression politique impitoyable.
Depuis septembre 2022, 30 000 manifestant-e-s ont été arrêté-e-s par le régime et au moins 551 ont été tués, dont 49 femmes et 68 enfants, d’après un rapport de l’ONU publié en mars.
Des dizaines de femmes sont toujours emprisonnées dans les prisons du régime iranien, dont Zeyneb Jalalian et Werishe Muradî, deux autres militantes kurdes dont on craint toujours la condamnation à mort.
Qui est Pakshan Azizi ?
Pakshan Azizi est une femme kurde qui a été condamnée à mort et à quatre ans de prison par la branche 26 du Tribunal révolutionnaire islamique de Téhéran pour « insurrection » (baghi) et « appartenance à un groupe d’opposition ».
Née à Mahabad (Rojhilat, Kurdistan iranien) en 1984 et diplômée de l’université Allameh Tabataba’i de Téhéran, Pakshan Azizi avait déjà été arrêtée par les forces de sécurité du régime le 16 novembre 2009 lors d’un rassemblement d’étudiants kurdes à l’université de Téhéran. Ils et elles protestaient alors contre les exécutions de prisonniers politique kurdes. Elle avait été libérée sous caution au bout de quatre mois et avait ensuite quitté l’Iran, vivant dans la région du Kurdistan irakien ces dernières années.
Cette fois, elle a été arrêtée violemment par les services de renseignement iraniens à Téhéran le 4 août 2023. Plusieurs membres de sa famille ont également été arrêtés au même moment et plusieurs d’entre eux ont été condamnés par le même tribunal à un an de prison chacun, accusés d’avoir « aidé une criminelle à se soustraire à un procès et à une condamnation ».
Le 11 décembre 2023, elle a été transférée du pavillon 209 au pavillon des femmes de la prison d’Evin, après avoir été détenue à l’isolement pendant quatre mois et une semaine. Pendant sa détention, Azizi a été privée de visites familiales et de représentation légale, et a été soumise à la torture afin d’essayer de lui extorquer des aveux forcés.
Elle a été jugée le 16 juin 2024 par la branche 26 du tribunal révolutionnaire islamique de Téhéran, et condamnée à mort pour cause d’« insurrection armé » par le biais d’ « activités et d’efforts concrets utilisant des armes afin de promouvoir les objectifs de groupes ayant mené des soulèvements armés contre le gouvernement islamique et dont la direction est restée intacte».
Selon le Réseau des droits de l’homme du Kurdistan, le verdict indique également qu’elle a été condamnée à quatre ans de prison, accusée d’« appartenance à un groupe d’opposition », à savoir le Parti de la vie libre du Kurdistan (PJAK), parti kurde iranien proche du PKK.
Pourtant, les avocats de Pakshan Azizi, Mazyar Tataei et Amir Raeisiyan, ont souligné que ses années passées en Irak et en Syrie l’avaient été en tant que travailleuse sociale auprès de réfugiés de guerre et qu’Azizi n’avait participé à aucune activité armée.
Le verdict fait aussi référence aux soulèvements qui ont fait suite à l’assassinat de Jina Mahsa Amin : « Elle [Pakhsan Azizi] est entrée dans le pays pour enflammer la situation en Iran, a contacté les familles des personnes tuées lors des émeutes de 2022-23, leur a expliqué les objectifs et les programmes du groupe d’opposition et les a encouragées à poursuivre leurs manifestations et à ne pas renoncer à venger le sang de leurs enfants. »
Les avocats ont annoncé qu’ils feraient appel du verdict.
Qui est Sharifeh Mohamedi ?
Sharifeh Mohammadi est une militante syndicale kurde. Elle a été arrêtée en décembre 2023 et condamnée le 4 juillet à la peine de mort par la cour révolutionnaire de Rasht (province de Gilan, d’où elle est originaire et qui a été un haut lieu des manifestations qui ont suivi l’assassinat de Jina Amini).
Comme Pakshan Azizi, elle a été jugée coupable d’« insurrection » (baghi) et accusée d’être membre du parti kurde socialiste Komala, interdit par le régime iranien. Des proches de sa famille, ont dénié cette accusation, affirmant que Sharifeh Mohammadi avait par contre bien été membre d’un syndicat. De fait, le verdict de sa condamnation comprend aussi l’accusation d’appartenance au Comité national de coordination de l’assistance aux syndicats (LUACC), qui est la seule instance parasyndicale légale en Iran, où les syndicats indépendants du régime sont interdits et où les travailleurs facilement licenciés pour leurs actions (4000 travailleurs de la pétrochimie licenciés en avril 2023 après une grève par exemple).
Selon l’ONG Hengaw, Sharifeh Mohammadi a été victime de tortures mentales et physiques en détention et a elle aussi passé plusieurs mois en isolement. De fait, sans nouvelles d’elles, son mari a tenté d’obtenir des informations sur la situation de sa femme et a été arrêté le 11 juin 2024, avant d’être libéré sous caution plus tard dans le mois.
La peine prononcée contre la militante a été condamnée par l’intersyndicale française, qui demande sa libération immédiate, celle de tous les détenus d’opposition, ainsi que l’abolition de la peine de mort en Iran.
Le Réseau International Syndical de Solidarité et de Lutte a quant à lui relayé un communiqué du syndicat des travailleurs de bus de Téhéran qui s’insurge : « la création de fausses affaires contre des travailleurs et des militants des droits civiques par les agents des services de renseignement, la dépendance totale des juges et du pouvoir judiciaire à l’égard des institutions de renseignement, et leur manque d’autonomie, violent depuis longtemps tous les principes des droits de l’homme, ainsi que les valeurs et les droits juridiques fondamentaux. Le gouvernement dans son ensemble doit être tenu pour responsable de ces cruelles condamnations à mort ». Il appelle « les travailleurs, les organisations indépendantes de défense des droits du travail et des droits civiques et les défenseurs des droits de l’homme en Iran et dans le monde entier » à « condamner fermement la cruelle condamnation à mort de Sharifeh Mohammadi et à exiger l’annulation immédiate de cette sentence injuste et sa libération inconditionnelle, ainsi que la liberté d’autres militants des droits du travail et des droits civiques emprisonnés en Iran ».
La lettre de Pakshan Azizi
« Elle appuyait ses mains sur les parois de son utérus pour ne pas tomber, résistant aux médicaments abortifs. Dès l’enfance, elle a été guidée par la voix d’une mère souffrante qui lui a enseigné les leçons de la résistance et de la vie, elle a appris à supporter.
«بۆیەت دەبەستم تا خووی پێ بگری، نەک تا من ماوم لە بەندا بمری».
« Je t’attache pour que tu t’habitues, pour que, tant que je vivrai, tu ne périsses pas en captivité. »
Entre la vie et le temps, une guerre est en cours !
Elle plaqua ses mains contre le mur de la cellule pour éviter de tomber. Le temps s’était dissous dans un crépuscule sans fin, où le jour et la nuit se confondaient. Elle errait dans cette pénombre perpétuelle, cherchant un moyen d’exister au-delà de la simple survie, de saisir l’essence véritable de l’être. Avec les méthodes d’intimidation du gouvernement et les vingt fusils braqués sur elle, elle a été déclarée terroriste – une étiquette ironique qui reflétait l’essence même de la peur publique qu’elle était forcée d’endurer.
Un jeune garçon de dix-sept ans, réuni avec sa tante après des années de séparation, ainsi que son père, sa sœur et son beau-frère, gisaient sur le sol.
Leurs mains étaient liées derrière le dos, des canons menaçants pointés sur leurs têtes. Cette supposée “famille sacrée” – la pierre angulaire sur laquelle reposent les fondements de la République islamique – était enchaînée et forcée à se mettre à terre. Un sourire cruel de triomphe, emblématique du pouvoir de la “famille d’État”, marquait la réussite de l’opération.
Ils vont de plus en plus haut…
Des mois de silence se transforment en un cri de défi : Je ne suis pas une terroriste.
Les poings serrés de l’interrogateur affirment à chaque fois son autorité de représentant de l’État. Son rugissement devient un hurlement : “pourquoi dissimules-tu la vérité ?!”
Des scènes de massacres et de destruction de milliers de familles kurdes-syriennes (du Rojava) défilaient sous ses yeux comme un film tragique. Dans une faiblesse physique extrême, elle s’accrochait aux murs de la cellule 33 d’Evin, celle-là même où, en 2009, elle a été détenue sous les mêmes chefs d’accusation :”être kurde”, “être une femme”,et aspirer au “xewbûn” (être soi-même). De la cellule 4, elle entend le bruit de la toux de son père, qui a subi trois accidents vasculaires cérébraux, a été récemment opéré d’un cancer et dont le corps porte encore les cicatrices des balles des années 1980. Et depuis une autre cellule, elle entend les cris d’une sœur qui supplie encore et encore de voir son enfant unique, qui est terrifié.
Lors du premier jours d’interrogatoire, ils lui ont proposé de classer l’affaire simplement, sans passer par le tribunal.
À plusieurs reprises, ils la pendaient pendant l’interrogatoire, la plongeant à 10 mètres sous terre, la sortant, la ramenant à la surface, brisée physiquement et moralement !
La mémoire historique est remplie de ces événements – une compréhension profonde née non pas d’un éloignement, mais d’une vie passée au Kurdistan depuis l’enfance. Dès son enfance, elle a été étiquetée comme séparatiste et comme membre du deuxième sexe, sans jamais être reconnue comme une citoyenne à part entière. Elle était confrontée à un choix : rejeter ces étiquettes en s’alignant sur “l’autre” – une frontière qui l’avait déjà définie -, ou se battre noblement au service de son peuple. Oui, pour le pouvoir central, les Kurdes sont insignifiants, ne comptent pas, mais ils sont condamnés aux peines les plus lourdes.
Dans sa mentalité d’État-nation, le pouvoir n’a pas hésité à employer les méthodes les plus violentes pour sa propre survie, perpétuant de cette façon le cercle vicieux de l’autorité et de la violence. L’orientalisme sans limites se manifeste sous la forme d’une éthique centraliste et autoritaire, traçant des lignes de démarcation très nettes entre le soi et l’autre. Il utilise sans hésitation la politique et la violence pour marginaliser et essentialiser toute sorte de structures.
Le fait d’aborder les réalités sociales d’une manière matérielle et objective – plutôt que réaliste – ravive les vérités historiquement dissimulées par les politiques d’annihilation. Cette approche s’inscrit dans le sillage de la science positiviste, distincte du domaine plus complexe de la sociologie. Elle implique sans équivoque l’adoption et la mise en œuvre de stratégies caractéristiques de la modernité capitaliste, plutôt que celles de l’anticapitalisme.
Usant de la stratégie de la modernité capitaliste au Moyen-Orient, les forces extérieures ont d’emblée fragmenté le corps territorial et l’intégrité culturelle essentielle du Kurdistan, marquant ainsi les Kurdes d’un stigmate de séparatisme . Le Kurdistan représente une société dynamique qui a historiquement résisté à toute les tentative d’asservissement par quelque État que ce soit. La société kurde contemporaine se distingue par son évolution du nationalisme vers la constitution de communautés socialiste. Non par le déni et l’hostilité, mais par le respect de toutes les croyances…
La lutte contre le séparatisme nécessite l’établissement d’une garantie statutaire – qui stigmatise injustement les individus kurdes comme séparatistes.
Encore une fois lors de l’interrogatoire, on lui rappelle son désarroi et sa défaite.
Le scénario se déroule comme un drame tragicomique impliquant des acteurs pragmatiques et positivistes qui se nourrissent quotidiennement de la modernité capitaliste à travers la mise en œuvre de leurs politiques. La question centrale ici est celle de l’identité plus que celle de la sécurité. Dans les situations où la sécurité nationale est mise en avant, les préoccupations liées à l’identité et à la sécurité de la société sont systématiquement sapées et négligées. En outre, les personnes chargées de traiter ces questions sont souvent confrontées à des dilemmes personnels profondément ancrés, ce qui les pousse à personnaliser les problèmes plus généraux, intensifiant ainsi la crise à son paroxysme.
Si les mêmes autorités qui infligent la mort, la pauvreté, l’exploitation, l’arrogance et l’hypocrisie infligent également la punition, comment légitimement prétendre que la justice a été rendue et que la vérité a été exprimée ?
Un être humain est défini par son genre (la première dimension de la perception), sa langue, sa culture, son art, sa gestion, sa liberté, son mode de vie et son idéologie en général. Lorsque l’une de ces dimensions de la vie est atteinte ou supprimée, il n’y a plus de place pour une vie humaine. Si l’on porte atteinte à la volonté d’une femme, à sa dignité d’être humain, il n’y a plus de place pour une vie libre. Cela signifie un déclin des normes humaines, éthiques et politiques, où la vie, dépourvue de sa propre identité, devient défensive et entre dans une phase de rébellion.
Les insultes, les humiliations et les menaces emplissent la pièce, exacerbées par les pires conditions psychologiques et physiques engendrées par une grève de la faim prolongée, où les pressions historiques et identitaires se dissipent. Des mois de silence se transforment en un cri de défi : Je ne suis pas une terroriste. Les poings serrés de l’interrogateur affirment à chaque fois son autorité de représentant de l’État. Son rugissement devient un hurlement : “pourquoi dissimules-tu la vérité ?!”
Vous avez dissimulé la vérité sociale la plus profonde : l’essence de la femme, son identité, sa kurdicité, sa vie et sa liberté. De quelle vérité et de quelle dissimulation parlez-vous ?
La négation, l’annihilation, l’assimilation, ces politiques entraînent systématiquement les pires dommages sociaux et considèrent toute recherche de vérité comme une opposition et une lutte contre l’autre. Elles conduisent à un cercle vicieux en perpétuant un cycle incessant d’interrogatoire !
Être redevable au peuple et remplir des services sociaux et éthiques en dehors des limites de l’État-nation est criminalisé et soumis à la différents mécanismes de manipulation, de menaces continues et une série de scénarios alternatifs pour saper la confiance sociale. On oublie que la démocratisation d’une société se fait au-delà des frontières de l’État-nation et que la construction d’une société éthique et politique implique d’affiner et de perfectionner activement les politiques déficientes de l’État.
L’autoritarisme, le sexisme et l’extrémisme religieux sont les causes profondes des crises sociales, politiques, économiques et culturelles. Ces causes ne peuvent donc pas être la solution. C’est le peuple lui-même qui possède la conscience et la volonté sociales et politiques nécessaires pour surmonter ces crises. La dissimulation de la vérité sur les femmes, les Kurdes et toutes les communautés marginalisées, ainsi que le fait de succomber aux déformations historiques, représentent le plus grand mensonge. Face à cette dissimulation historique et quelle que soit votre définition du problème et d’une éventuelle solution : vous restez impuissantes.
Les Kurdes ne sont pas les seuls à être confrontés à ces problèmes ; la réalité est plus large. Le cœur du problème a été occulté : toute enquête ou tout examen minutieux est dès lors vide de sens. L’analyse des réalités sociales exige des approches plus scientifiques, philosophiques, réalistes et sociologiques. Il faut adopter des stratégies qui reflètent plus fidèlement la vérité. Se contenter d’aborder les problèmes de manière superficielle, plutôt que de les résoudre de manière authentique, ne pourra jamais apporter de véritable solution. Il est inacceptable de détruire le potentiel des femmes et des communautés marginalisées par la peur et l’intimidation. La démocratie et la politique ne devraient jamais craindre de se confronter aux réalités sociales qui ont une longue mémoire historique de génocide, de négation et d’annihilation.
La véritable politique ne se manifeste que lorsque les personnes traditionnellement marginalisées deviennent des participant-e-s actifs. Elle incarne l’autonomisation des dépossédés, des personnes présumées inaptes à l’engagement politique, qui commencent à répondre aux préoccupations de la société – ce domaine n’est ni celui de la peur ni celui de la menace. Elles font preuve d’esprit de décision et de capacité. La rhétorique souveraine doit inspirer la recherche de la vérité et forger la volonté. Dicter la direction du voyage et l’identité du voyageur en fonction d’un pouvoir centralisé ne constitue pas une démocratie ; cela représente une violation fondamentale des principes démocratiques. La justice ne consiste pas à appliquer des lois qui sont elles-mêmes à l’origine de crises. La véritable justice consiste à attribuer des mérites sur la base d’une identité légitime. Si les mêmes autorités qui infligent la mort, la pauvreté, l’exploitation, l’arrogance et l’hypocrisie infligent également la punition, comment légitimement prétendre que la justice a été rendue et que la vérité a été exprimée ? Quelle signification peut avoir une telle affirmation lorsque la vérité elle-même est systématiquement dissimulée ? La différence entre le “centre” (مركز) et la “périphérie” (مرز) tient en une seule lettre (ك). Cette lettre symbolise la dissimulation de la vérité, qui est enracinée dans le centre lui-même.
Nous naissons condamnés.
Toute notre vie doit être une quête incessante pour prouver notre valeur. Nous ne sommes peut-être pas encore nous-mêmes, mais nous devons nous efforcer de le devenir.
Elle est confinée, à l’isolement depuis des mois, privée de livres, de contacts et de visites. Souffrant d’hémorragies fréquentes et supportant des grèves de la faim constantes, sa santé a atteint un état critique. Elle subit des interrogatoires continus, contrainte d’avouer des choses qu’elle n’a pas commises. N’y a-t-il rien d’autre à faire que de priver une personne de ses forces pour lui soutirer des informations ? Elle se répète à haute voix qu’elle n’est qu’une goutte d’eau dans un vaste océan dont le flot est inévitable.
Elle masse ses jambes pour pouvoir tenir debout un peu plus longtemps, se lève et tombe. Ces cinq mois, elle s’est aventurée à plusieurs reprises à la limite du “non-être”. Ce n’était pas imprévisible. Nous avons commencé avec ces hauts et ces bas, c’est le sens de nos vies : une douleur qui ne nous tue pas, nous rend plus fort. Depuis l’enfance, et de manière encore plus prononcée aujourd’hui, nous avons vécu sur le fil du rasoir, nos vies étant façonnées de manière unique par les histoires, les poèmes et les chansons de notre enfance, naviguant entre trahison et héroïsme, amour et haine, mort et vie. Nous avons ressenti et vécu de tout notre être l’essence de la vie, à la limite de l’existence et de la non-existence.
Nous naissons condamnés. Toute notre vie doit être une quête incessante pour prouver notre valeur. Nous ne sommes peut-être pas encore nous-mêmes, mais nous devons nous efforcer de le devenir.
L’odeur de brûlé et de sang a recouvert tout le Moyen-Orient. Chaque fois, un nouveau souvenir obsédant lui revient à l’esprit. Le premier cadavre qu’elle a vu était à l’âge de 18 ans, lorsque Khadijah, les mains liées, a vu sa vie incendiée, brûlée de la tête aux pieds par son mari et son beau-frère. Ces histoires vraies sont innombrables. Dans le cadre de son travail et à l’université, elle a été confrontée à des dizaines d’autres violences sociales qui illustrent l’état déplorable de la société. Elle se souvient des dizaines de femmes et d’enfants qui, lors des attaques de l’Etat islamique, ont vu leurs maris, leurs frères et leurs pères décapités sous leurs yeux. Elle se souvient des filles qui ont été capturées, violées à plusieurs reprises et dont certaines se sont ensuite immolées par le feu.
Des mères, dont le lait s’est tari, tenant leurs nourrissons, et des enfants pieds nus – des centaines d’entre eux gisant déshydratés sur les rochers de lapidation. Des dizaines de combattantes dont les corps ont été brûlés et démembrés par les frappes aériennes turques d’un côté et les attaques de l’Etat islamique de l’autre. Des combattantes qui se sont sacrifiées pour les Khadijahs, les enfants et les mères endeuillées.
Elle se réveille en sursaut, incapable de se lever, elle vomit, se purge des traumatismes historiques.
Au Moyen-Orient, la crise a pris des dimensions tragiques et a profondément déstabilisé l’ensemble du tissu social. La région a été plongée dans la tourmente par la mise en œuvre de stratégies modernes capitalistes, de perspectives orientalistes et de politiques erronées, alignées sur les intérêts stratégiques mondiaux. L’ensemble de ces facteurs a entraîné une dévastation considérable et des effusions de sang à grande échelle.
Forcée de s’asseoir, les menaces et les humiliations reprennent. Ses mains portent de profondes cicatrices de la guerre. “Pourquoi es-tu allée en Syrie pendant dix ans ? Pourquoi tu n’es pas allée en Europe ?” Au fond de la question, on ressent toute l’attraction et l’attrait de l’Europe et de l’Occident. Comme s’ils parlaient de leurs rêves ou te poussaient vers ce contre quoi ils s’opposaient ! Là où nous sommes, nous ne sommes pas à notre place, et quand nous partons, nous devons trouver notre place !
Après la déception et l’échec de l’affaire de 2009, que vous présentez comme une victoire, elle a servi l’humanité au-delà des frontières artificielles, et vous êtes resté le même interrogateur de 2009 qui n’a même pas pu devenir soldat. En raison de l’absence d’une atmosphère sociopolitique saine, elle s’est éloignée de son pays. La vie n’avait plus de sens. Elle s’est installée dans un endroit qui lui appartenait aussi (comme vous l’avez dit, le Kurdistan syrien est le nôtre, tout comme le Kurdistan turc et irakien). Elle n’est donc pas allée ailleurs que dans ce qui lui revenait de droit. Bien sûr, si c’est à vous, ce n’est pas à elle ?! Un autre endroit du Moyen-Orient où une révolution est en cours. Les rêves ne peuvent pas être tués. Un système alternatif et démocratique a atteint son apogée avec la résistance centenaire de Kobané (qui, bien sûr, n’était pas une lutte unilatérale mais idéologique) et est devenu un tournant pour toute la région et le monde. Le début d’un nouveau chapitre de la démocratisation.
Malgré toutes les douleurs et les difficultés, travailler dans les camps de réfugiés a été pour elle la plus grande contribution morale et éthique à une communauté qui a longtemps souffert de l’oppression. En accomplissant un tel travail humanitaire, qui devient révolutionnaire en franchissant les frontières, y étiez-vous vous aussi ?
La voix monte : “Tout le monde là-bas est membre du PKK ?”
Cela implique qu’il y a des millions de partisans du PKK. Mais qu’est-ce qui constitue un groupe ? C’est l’adhésion à la philosophie d’Apo, le dirigeant qui, en tant que sociologue, a fourni des analyses profondes du Moyen-Orient et du Kurdistan. Bien qu’il ait été détenu à l’isolement à Imrali pendant 25 ans à la suite du complot international de 1999, il a choisi d’adopter des méthodes de coopération au-delà du système de l’État-nation, ce qu’il considère comme un honneur.
Votre définition du problème est fondamentalement faussée.
Les révolutions modernes reposent en grande partie sur la croyance en une révolution tout d’abord des mentalités, suivie de changements structurels.
Au sein d’une révolution, le caractère d’une personne est naturellement formé et façonné. La trahison et l’héroïsme deviennent plus prononcés à mesure qu’ils sont mis à l’épreuve dans le contexte des responsabilités sociales et politiques. Lorsque vous vous engagez profondément dans les questions sociales et que vous observez de près l’environnement actuel et le besoin urgent d’organiser et de mobiliser la population, vous finissez par comprendre l’importance des approches systémiques et de la reconstruction d’une société politico-morale au milieu du conflit. L’Iran a lui-même combattu l’Etat islamique dans ce contexte. Grâce à cette expérience, vous apprenez des solutions pratiques et très efficaces. Tant que la modernité démocratique n’est pas en place, il est impossible d’échapper à l’ingérence et à l’intervention de la modernité capitaliste dans la région. Le Moyen-Orient doit se réapproprier son rôle fondamental dans le processus social.
Dans l’histoire moderne d’un Moyen-Orient démocratique, les forces de l’État-nation et les mécanismes de la gouvernance démocratique interagissent dans une relation dialectique. Pour comprendre cette dynamique, il faut accepter les différences locales, sans pour autant que cela soit synonyme de séparatisme ! En Syrie, par exemple, les forces populaires démocratiques et révolutionnaires avaient la capacité de renverser le gouvernement, mais ont choisi d’établir leur propre système, diminuant ainsi l’autorité centrale d’Assad. Le système révolutionnaire progresse sur sa propre voie. Démocratiser la société implique de démocratiser la famille pour surmonter les préjugés sexistes, de démocratiser la religion pour dépasser le dogmatisme religieux (et non l’hostilité religieuse) et de démocratiser toutes les institutions existantes pour prévenir l’autoritarisme. Il s’agit d’un cadre théorique commun qui évite de sombrer dans la dictature et de purger les traditions authentiques des peuples de la région, qui constituent une part importante de leur identité et de leur existence.
Ce n’est pas la mort que nous craignons, mais plutôt une vie dépourvue d’honneur et marquée par la servitude. Une vie vraiment libre commence lorsque les femmes – les premières des colonisées – vivent avec une détermination inébranlable pour leur dignité et leur honneur, embrassant la mort dans la poursuite d’une vie libre.
Toutes ses activités et tous ses efforts ont eu pour but de servir et d’accomplir son devoir historique vis-à-vis de ses expériences vécues et des oppressions historiques. Elle est fermement convaincue que la bonne façon de parvenir à une société démocratique passe par une approche démocratique de la construction d’une société éthique et politique dans laquelle les gens délibèrent sur les questions sociales, en font leurs préoccupations et trouvent des solutions. C’est l’essence même de la démocratie.
L’autonomie démocratique, guidée par le paradigme d’une nation démocratique (incluant toutes les ethnies à l’intérieur de ses frontières), vise à répondre à la crise profonde du Moyen-Orient. Cette approche met l’accent sur l’organisation de la population à travers les principes de la sociologie de la liberté et l’application de la Jineoloji dans ses politiques.
Les disciplines qui impliquent une analyse historique, sociale et politique approfondie apportent des solutions qui permettent aux gens de s’élever et de s’attaquer eux-mêmes aux problèmes et aux crises. Elles créent des comités locaux pour la paix, l’économie, l’éducation, les services, la santé, la culture et les arts, la religion et les croyances, la jeunesse et les femmes.
Ces comités résolvent des centaines de problèmes chaque jour, même dans les conditions de guerre les plus critiques. Des hommes et des femmes, travaillant ensemble dans une coexistence libre et un leadership partagé, reconstruisent une société brisée et engloutie dans la crise, donnant un nouveau sens à la vie, une vie qui a été dépouillée de son essence. Il existe une croyance ferme et une foi inébranlable qu’ils sont sur le chemin de la liberté. Malgré toutes les difficultés et les souffrances de la révolution idéologique, elles font l’expérience de la liberté à chaque instant. Cette vision ne fait pas de différence entre la Syrie, l’Iran, l’Irak, la Turquie, l’Afghanistan et d’autres pays de la région, ni avec Gaza, qui a fait face à un génocide et à l’effusion de sang de milliers de personnes (de l’Ouest à l’Est). Telle est l’essence de la liberté. Et celles et ceux qui se sont engagé-es sur le chemin de la vérité et de la liberté ont redéfini le sens de la vie et de la mort.
Ce n’est pas la mort que nous craignons, mais plutôt une vie dépourvue d’honneur et marquée par la servitude. Une vie vraiment libre commence lorsque les femmes – les premières des colonisées – vivent avec une détermination inébranlable pour leur dignité et leur honneur, embrassant la mort dans la poursuite d’une vie libre.
Ni #Sharifeh_Mohammadi ni moi, ni les autres femmes dans le couloir de la mort, ne sommes les premières ou les dernières à être condamnées uniquement pour avoir cherché à mener une vie libre et honorable. Cependant, sans sacrifice, la liberté ne peut être réalisée. Le coût de la liberté est considérable. Notre crime est de relier Jin et Jiyan à Azadi (les femmes et la vie à la liberté).
Je suis elle. Elle est moi. Mais je ne suis qu’une goutte d’eau dans l’océan. Vous êtes l’océan. Notre flux est inévitable. Nous sommes révélées.
Pakhshan Azizi
Juillet 2024,
Prison d’Evin